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Si elles n’abandonnent pas le support médiatique, les femmes optent de plus en plus pour un circuit de diffusion littéraire consacré et structuré autour du livre. Leur accès à ce mode de production est facilité par les maisons d’édition qui, tenant compte d’un marché cible, tablent sur les contributions masculines et féminines pour marquer leur territoire. Le développement d’un champ éditorial conduit donc les femmes à modifier leur comportement dans la vie littéraire et à explorer d’autres possibles. J’aborderai ici quelques pratiques littéraires investies par les femmes dès la fin des années 1910, ce qui permettra d’esquisser les contours du champ des possibles offert aux femmes en matière d’écriture.

En poésie, l’entrée dans le XXe siècle se fait sur la pointe des pieds. Après un recueil

qui regroupe des poèmes, des conférences et des chroniques (Bleu, Blanc, Rouge, 1903) et s’inscrit dans la veine d’un romantisme tardif (Dufour, 2010), Éva Circé-Côté délaisse l’écriture lyrique et revient au journalisme. De son côté, Léonise Valois, sous le pseudonyme d’Atala, publie Fleurs sauvages en 1910, et attendra plus d’une dizaine d’années avant de retenter l’expérience avec Fleurs tombées (1924)12. Les essais de ces

pionnières, bien que reçus avec bienveillance par les critiques, sont marqués par une discontinuité formelle se traduisant par l’expression d’un inconfort existentiel, ce qui aboutit à l’interruption de la carrière poétique (Théorêt, 2013 : 394). Il faut attendre l’arrivée de Blanche Lamontagne, dans la décennie 1910, pour que la carrière de poète puisse se conjuguer au féminin. Après quelques essais parus dans les journaux, Lamontagne publie Visions gaspésiennes en 1913 par l’entremise des éditions du Devoir. Couronné par la Société du Parler français et préfacé par Adjutor Rivard (Hayward, 2006 : 171), Visions

gaspésiennes propulse la carrière de son auteure tout comme il alimente la querelle entre

régionalistes et exotiques. Publiant sans pseudonyme, Lamontagne poursuit dans les années 1910 une « trajectoire ascendante » (Tourangeau, 2007) qui l’éloigne des positions des femmes journalistes de la même époque, enchaînant les critiques élogieuses et les succès de librairie, dans le même temps qu’elle devient un modèle de réussite littéraire, tant pour le groupe des régionalistes que pour les aspirantes à une carrière en poésie.

C’est justement dans les années 1920 qu’une génération d’écrivaines, à la suite de Lamontagne, mais également d’Hélène Charbonneau, aborde la littérature par le biais de la poésie. S’inspirant de ce que Charles Maurras appelle, en France, le « romantisme féminin » (1903)13, plusieurs jeunes femmes, toutes âgées d’une vingtaine d’années, font

paraître un premier recueil de poésie. Que ce soit par l’auto-édition (Jovette Bernier, Alice Lemieux), l’appel au service d’édition d’un journal (Éva Senécal avec La Patrie et La

Tribune, Simone Routier avec Le Soleil) ou l’intégration du catalogue d’une entreprise

d’édition littéraire (Bernier chez Garand), les poètes des années 1920 illustrent, comme Lamontagne, l’ouverture d’un marché du livre aux femmes et le développement de nouvelles stratégies éditoriales. Sur le plan de la réception, Louis Dantin donne le ton :

Blanche Lamontagne, Jovette Bernier, Éva Senécal, Simone Routier, Alice Lemieux, Medjé Vézina : six muses de notre sol poursuivant chacune une beauté distincte, mais ayant toutes l’instinct, le souffle, le talent d’explorer leur cœur et de le définir. Et elles me suggèrent une question qui va faire dresser les cheveux à toute une école, mais que j’aurai le courage de poser quand même. Puisque la mode est à « nommer », voudrait-on nous nommer six poétesses de France qui, à l’heure actuelle, dépassent de beaucoup et, là, bien clairement, notre demi- douzaine ? Qu’on y aille à cœur joie : je ne demande qu’à m’instruire. (15 juin 1934 : 2)

Outre les poètes nommées par le critique, il faut citer Marie Ratté et Cécile Chabot qui, sous le couvert de ce qu’on nommera, dans les années 1960 et 1970, le « néoromantisme féminin »14, participent d’un renouvellement des pratiques poétiques et distillent dans leurs

œuvres une voix et des problématiques spécifiquement féminines. Marie-Claude Brosseau a bien montré, à partir de la correspondance de trois d’entre elles avec Alfred DesRochers, le profond désir d’autonomie qui anime cette génération (1998). Outre la publication de leurs

13 Dans Le romantisme féminin, Maurras étudie « quatre sirènes [qui font] donc revivre chez nous, avec

l’ardeur de leur âge et de leur talent, toutes les habitudes propres au romantisme » (1926 [1903] : 147) : Anna de Noailles, Gérard d’Hourville (pseud. Marie de Heredia), Renée Vivien et Lucie Delarue-Mardrus. Comme le rappelle Gayle A. Levy, c’est sur un paradoxe que Maurras établit sa critique, reprochant aux « sirènes » leur sentimentalité et leur intimité, tout en les accusant d’approcher la poésie avec une rigueur scientifique qui déroge aux principes de l’Art pour l’Art (2002 : 449-450). Tout au long de son essai, le critique de l’Action française décrit et remet en question « la sensibilité saturée », la folie et « les antécédents de la névrose » dans les poèmes ainsi que la révolte individuelle des sujets lyriques. On le verra, les poètes, et plusieurs des romancières des années 1930 s’inscrivent dans la mouvance des écrivaines de la Belle Époque.

14 Grandpré n’hésitera pas à insister sur les ressemblances entre la production féminine de l’entre-deux-

guerres et celle de la France du début du XXe siècle, comme il l’écrit dans le deuxième tome de l’Histoire de

la littérature française du Québec : « Un grand mérite des nombreuses poétesses d’entre les deux guerres aura

été de manifester, enfin, le vif tempérament latin de la Canadienne française, de démontrer que ni les neiges ni les glaces ne sont parvenues à l’éteindre » (1968 : 235). Plus récemment, dans sa thèse de doctorat, André Otis analyse longuement les inspirations romantiques, symbolistes et parnassiennes qui jalonnent la poésie des femmes entre 1925-1935 (2012).

poèmes, ces jeunes femmes accèdent au journalisme afin de mieux propulser leur carrière ; elles s’intègrent durablement aux réseaux influents, participent aux concours littéraires – qu’elles remportent, parfois, ce qui accélère le processus de reconnaissance du champ littéraire vis-à-vis de leurs ambitions15. Cependant, après quelques recueils, la plupart

d’entre elles délaissent l’écriture lyrique en faisant le choix de se marier ou d’intégrer une profession plus rentable sur le plan économique. L’ardeur de leurs échanges avec DesRochers ou Dantin ainsi que le degré de légitimité qu’elles atteignent dans le champ de l’époque témoignent malgré tout d’une ouverture des possibles, tant du point de vue de la carrière littéraire que du point de vue des pratiques discursives.

Dans le même temps, se structure dans les années 1920 un marché autour de la jeunesse. Plusieurs revues, comme L’Oiseau bleu, impulsent la création de collections et de maisons d’édition axées autour de la diffusion de textes canadiens-français destinés à un jeune lectorat. Cet effort patriotique – il s’agit notamment d’infuser chez les enfants et les adolescents un imaginaire de l’espace national où les valeurs de la survivance sont exacerbées – se répercute dans l’ensemble du champ éditorial canadien-français : Albert Lévesque, la librairie Granger et Édouard Garand par exemple s’engouffrent dans la brèche. Aussi compte-t-on nombre de contes, de récits brefs et de romans destinés à la jeunesse et écrits en grande partie par des femmes (Saint-Jacques et Robert [dir.], 2010 : 417-427). À titre d’exemple, Maxine (pseud. Marie-Caroline-Alexandra Bouchette), Emma-Adèle Bourgeois-Lacerte et Marie-Claire Daveluy publient chacune dix-sept titres entre 1923 et 1947. Cette prédominance des femmes dans la littérature pour la jeunesse amène Isabelle Boisclair à questionner une facette de l’imaginaire générique :

Si les femmes ont largement dominé la production du secteur jeunesse, c’est que cette production n’était pas légitimée, n’était pas considérée comme littéraire. Ce secteur était délaissé parce qu’il concernait l’éducation des enfants, secteur qu’on leur réservait […] La littérature jeunesse était et est encore souvent considérée comme un sous-produit de la littérature, au carrefour du maternage, de l’éducation, de la morale et de la littérature. Dès lors, la question se pose : était-ce parce qu’elle était principalement le fait des femmes qu’elle était considérée comme mineure ou était-ce parce qu’elle était considérée comme secondaire, limitée aux enfants qu’elle était laissée aux femmes ? (2004 : 102)

15 À titre d’exemple, Senécal remporte le Prix d’Action intellectuelle en 1928 ; Routier et Lemieux obtiennent

ex aequo le Prix David en 1929, Bernier est récipiendaire de la Médaille du Lieutenant-Gouverneur la même

Déclassée des grands genres littéraires, n’étant pas structurée comme un véritable sous- champ littéraire comme ce sera le cas à partir des années 1950, la littérature pour la jeunesse durant l’entre-deux-guerres demeure toutefois une voie professionnelle intéressante pour les femmes. Elle leur permet notamment de croiser stratégie de la réussite et stratégie du succès, en allant chercher le soutien des institutions littéraires et en obtenant une visibilité élargie auprès du lectorat. En plus d’être soutenues par des éditeurs, les auteures intègrent les circuits de diffusion religieux et gouvernementaux, et vendent leurs ouvrages dans les réseaux scolaires. De fait, l’écrivaine pour la jeunesse gagne progressivement en visibilité et en popularité, faisant fructifier ses gains économiques dans un marché de consommation régulé par l’État et les autorités cléricales, tout en conservant son intégrité vis-à-vis de l’idéologie dominante. Le cas de Michelle Le Normand est à ce titre intéressant : dès la fin des années 1910, l’auteure investit pleinement le circuit des écoles et des institutions religieuses pour vendre les nombreuses rééditions de son recueil

Autour de la maison, dans le même temps que le livre est sanctionné et consacré par les

instances critiques canadiennes-françaises, puis françaises (Prix de l’Académie française en 1931)16. Entre rééditions et autopromotion auprès des couvents et des censeurs d’une

littérature saine et édifiante, Michelle Le Normand, auteure sur laquelle on reviendra plus loin, prend le chemin d’une production littéraire pour la jeunesse, ce qui lui permet, comme Maxine, Marie-Claire Daveluy ou Emma-Adèle Bourgeois-Lacerte17, de détenir un statut

d’auteure professionnelle moins marqué par la discontinuité que les poètes.

Bien que répondant à une dynamique particulière au sein du champ, la littérature pour la jeunesse favorise la montée du genre romanesque chez les femmes. S’éloignant des genres brefs que sont le récit, la nouvelle ou le billet, les auteures se confrontent à l’économie narrative des formes longues. Alliant péripéties de toutes sortes, paysages

16 Voir l’article de Michel Lacroix (2010).

17 Cette dernière exemplifie par ailleurs un autre type d’activité littéraire et culturelle en plein essor durant

depuis le début du XXe siècle : l’écriture pour la scène. Toutefois, la question du livre abordée précédemment

joue ici un rôle déterminant dans l’accès à une position d’écrivaine à part entière. Dans une étude portant sur les stratégies éditoriales des premières auteures dramatiques, Lucie Robert souligne l’existence d’un paradigme de l’incompatibilité entre le livre et le théâtre, qui délimite le statut de l’auteure dramatique (2010 : 121). Si l’arrivée et le succès d’Yvette Mercier-Gouin opèrent une rupture paradigmatique en 1935 par la mise en scène et la publication de la pièce Cocktail, il reste qu’une majeure partie des auteures pour la scène sont également, soit actrices, soit journalistes. De fait, leur position mitoyenne, entre le champ médiatique ou théâtral et le champ littéraire, leur barre l’accès à un statut d’écrivaine à part entière.

canadiens, personnages historiques et valeurs morales et nationalistes, les romans écrits pour la jeunesse empruntent autant au conte et aux œuvres régionalistes qu’au roman- feuilleton et aux récits d’aventures. Au-delà de la sphère de production et de réception de la littérature jeunesse, le genre romanesque est de plus en plus pratiqué chez les écrivaines. Il faut dire que le chemin a déjà été pavé par Laure Conan, dont le souvenir demeure vivace, même après son décès en 192418. La publication posthume de La sève immortelle (1925) et

la diffusion de ses récits historiques dans les institutions scolaires continuent d’alimenter le mythe de la pionnière : ainsi que l’écrit Camille Roy dans son Manuel, Laure Conan « se place au tout premier rang de nos écrivains féminins » (1925 : 76). Le constat de Roy force toutefois la prudence, puisque le critique ne fait pas référence à Angéline de Montbrun, mais plutôt à la production plus conforme et consacrée de l’auteure. Par ailleurs, le premier roman de Conan, réédité pour la dernière fois en 1919, ne suscite que peu d’intérêt de la part des acteurs de la vie littéraire de l’entre-deux-guerres, sombrant dans un oubli relatif dont il ne sera tiré qu’en 1950, avec une réédition dans la collection du « Nénuphar », chez Fides19. Dans la foulée de Laure Conan, au début des années 1920, Blanche Lamontagne

délaisse momentanément la poésie pour se lancer dans l’écriture d’un roman du terroir, Un

cœur fidèle (publié en 1924). Connue pour son Carroussel (1920), recueil de récits et

nouvelles, Marie-Rose Turcot se tourne également vers le roman à la fin des années 1920, publiant en 1930 un roman mondain, Nicolette Auclair (1930), puis un roman sentimental ayant pour cadre l’Ouest canadien (Un de Jasper, 1933). C’est également au tournant des années 1920 que Michelle Le Normand, on le verra, fomente plusieurs projets ; projets qui aboutiront, pour certains, durant la décennie suivante. Dans la presse, le cas du texte de Madeleine, Anne Mérival (1927) participe également de l’émergence d’un âge du roman qui se vérifiera dans les années 1930.

18 À titre d’exemple, deux ans plus tard, dans Variations, la chroniqueuse régionaliste Fleurette de Givre

(pseud. Georgette Gilbert) livre un panégyrique de l’auteure : « Laure Conan était une artiste, et comme il ne déplaît pas que les artistes soient des êtres d’énergie et de vaillance, nous saluons en l’écrivain qu’elle était, ces qualités qui firent d’elle la femme de lettres canadiennes qui, peut-être jusqu’à nos jours mérita le plus de son pays. En somme, Laure Conan nous a donné le meilleur d’elle-même, et elle nous fit un don magnifique » (1926 : 24).

À de nombreux égards, Marie Le Franc figure un modèle de réussite au féminin pour nombre d’auteurs souhaitant se lancer dans le genre romanesque, tant pour sa production abondante (douze volumes publiés entre 1920 et 1938) et pour ses récits qui vantent les paysages canadiens-français et l’ardeur des colons, que pour les prix et distinctions qu’elle reçoit des deux côtés de l’Atlantique. À titre d’exemple, on peut penser à Alfred DesRocher et Éva Senécal, qui devisent sur Grand-Louis l’innocent (1927) dans plusieurs lettres (Brosseau, 1998) ; ou encore, à Michelle Le Normand qui fait la rencontre de l’écrivaine française en 1938. Appuyée par Louis Dantin qui agit à titre de figure centrale dans les années 1920, Marie Le Franc semble faire l’unanimité auprès de la critique, gagnant l’appréciation de Claude-Henri Grignon, pourtant réputé pour sa sévérité, et celles de Victor Barbeau et de Louvigny de Montigny. Sanctionnés tantôt par le prix Fémina-Vie heureuse, tantôt par le prix Montyon de l’Académie française, ses textes s’inscrivent dans un « renouvellement régionaliste » (Saint-Jacques et Robert [dir.], 2010 : 401) qui cherche à concilier les contraintes et les aspirations de la modernité avec le respect des traditions canadiennes-françaises et la recherche de codes esthétiques capables de représenter le territoire et ses habitants. Dans une vie littéraire à la recherche de ses classiques et encore dominée par les modèles français, une telle trajectoire a de quoi fasciner les aspirantes à la carrière d’écrivaine, bien plus que Laure Conan ou Blanche Lamontagne-Beauregard. En sa qualité de modèle – ce qui n’est pas sans rappeler le cas de Louis Hémon, dont le fantôme hante l’entre-deux-guerres –, elle fournit un exemple de réussite au féminin qui participe, en amont, des fondements du phénomène de « l’aventure du roman » dans les années 1930. D’ailleurs, on verra comment les auteures du corpus, notamment celles qui apprécient particulièrement Le Franc, soit Senécal et Le Normand, tendent à s’en détacher afin de défendre leur propre singularité.

Si ce survol fait état de plusieurs éléments déjà connus, il n’en demeure pas moins essentiel afin de circonscrire les éléments facilitant l’intégration des femmes au champ littéraire depuis le début du XXe siècle jusqu’aux années 1930. Les questions liées du

support de diffusion et des pratiques d’écriture témoignent d’une mutation du statut d’écrivaine qui, de facto, repose sur un autre changement de paradigme à l’œuvre durant l’entre-deux-guerres, soit la séparation de plus en plus nette de la sphère médiatique vis-à-

vis de la sphère littéraire. À ce titre, l’écrivaine, tant en poésie qu’en prose, participe de la spécialisation d’un système de production, de médiation et de réception dans lequel le journal peut assurer un revenu supplémentaire, alimentant ainsi la thèse d’une « double vie » de l’écrivaine, pour reprendre les termes de Bernard Lahire (2006), mais ne demeurant plus la porte d’accès principale à la carrière littéraire. Également, dans un paysage largement dominé par le régionalisme, on assiste à l’émergence d’un imaginaire proprement féminin par le biais de la production romanesque acclamée de Marie Le Franc, mais aussi, et plus fortement, grâce à la poésie néoromantique qui éclot à la fin des années 1920. Cette ouverture discursive favorise la naissance d’une parole féminine autonome dans l’espace lyrique, et qui sera poursuivie notamment par les poètes empruntant la voie du roman au tournant des années 1930.