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De l'amour et de l'audace : imaginaire générique et pratique du roman chez trois écrivaines des années 1930 au Québec

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De l’amour et de l’audace

Imaginaire générique et pratique du roman

chez trois écrivaines des années 1930 au Québec

Thèse

Adrien Rannaud

Doctorat en études littéraires

Philosophiæ doctor

(Ph. D.)

Québec, Canada

(2)

De l’amour et de l’audace

Imaginaire générique et pratique du roman

chez trois écrivaines des années 1930 au Québec

Thèse

Adrien Rannaud

Sous la direction de :

Marie-Andrée Beaudet, directrice de recherche

Chantal Savoie, codirectrice de recherche

(3)

Résumé

Cette thèse propose de voir comment les romancières des années 1930 poursuivent un mouvement collectif d’accès à la vie littéraire amorcé depuis la fin du XIXe siècle, tout en

ouvrant le chemin à de nombreuses voies inexplorées dans la littérature canadienne-française. Dans la foulée de la démarche sociopoétique proposée par Alain Viala, elle emprunte aux travaux en sociocritique des textes, en histoire littéraire et culturelle et aux études sur le genre afin de retracer la trajectoire des écrivaines et d’examiner, à travers les romans et les textes intimes (lettres, journaux intimes), les modulations d’un ensemble de discours, tant publics que privés, tenus par les femmes qui font le choix d’une carrière littéraire. Après avoir présenté l’ensemble des dynamiques ainsi que l’imaginaire générique qui structurent et encadrent la production littéraire féminine durant l’entre-deux-guerres, l’analyse est resserrée autour de trois auteures : Jovette-Alice Bernier, Éva Senécal et Michelle Le Normand. L’étude des archives révèle comment les discours épistolaires et diaristiques figurent des laboratoires du texte en gestation, tout comme ils dynamisent l’infusion de plusieurs postures tendant à négocier et à légitimer l’action et le discours des écrivaines ; postures qui trouveront leur prolongement dans les fictions. Puis, l’analyse des formes narratives, des motifs et des figures à l’œuvre dans les romans publiés en volumes esquisse les contours d’un imaginaire qui problématise la place du féminin dans la société canadienne-française. Enfin, l’analyse de la réception des romans entend démontrer comment le discours critique se borne à déconsidérer la production des femmes et invite ces dernières à interrompre leur carrière ou à bifurquer vers d’autres pratiques discursives. Dans un contexte où « modernité culturelle » rime autant avec « révolution » qu’avec « crise », et où les conditions politiques, socioéconomiques et culturelles transforment l’action, la place et la parole des femmes dans l’espace social, cette étude entend ainsi montrer comment les écrivaines et leurs textes participent d’un renouvellement des pratiques d’écriture, tout en étant les témoins, les critiques et les acteurs privilégiés des tensions et des contradictions qui agitent le Québec des années 1930.

(4)

Table des matières

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... iv

LISTE DES ABRÉVIATIONS ... vii

REMERCIEMENTS ... x

AVANT-PROPOS ... xii

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1. ROMANCIÈRES AU TEMPS DE LA CRISE : TRAJECTOIRES ET PRATIQUES LITTÉRAIRES DES FEMMES DANS LES ANNÉES 1930 ... 29

Les conditions générales ... 32

De la femme de lettres à l’écrivaine : l’émergence d’un nouveau régime littéraire féminin ... 36

Parole féminine et supports de diffusion ... 37

À la conquête des genres consacrés ... 42

Sept femmes et l’aventure du roman : portrait de groupe ... 48

Les milieux d’origines et les lieux de résidence ... 50

La formation ... 52

L’état civil ... 53

Les professions exercées ... 55

Les réseaux et les regroupements... 57

Les pratiques littéraires ... 61

Du roman d’amour au roman psychologique : quand les femmes réinventent ... 66

La matrice générique du roman d’amour : conjonctures euphoriques et dysphoriques d’un thème dominant ... 69

La tentation du roman psychologique ... 80

CHAPITRE 2.ÉCRIRE « L’INCONVENTION » ET LE MOUVEMENT AU FÉMININ :JOVETTE -ALICE BERNIER ... 90

Amoureuse et rebelle : investissement et expérimentations stylistiques dans la correspondance avec Louis Dantin ... 95

Les débuts du mentorat ... 96

« S’étioler dans l’absence » : la posture de l’amoureuse ... 100

De l’esclavage à l’assujettissement ... 106

Un « gagne-pain » au parfum de scandale : la plongée dans l’aventure romanesque ... 108

Action épistolaire et action romanesque ... 116

(5)

Seuils et incipit : le refus du spectacle et l’intimité de l’ennui ... 121

Scénographie de la parole féminine ... 127

Langueur d’amour et ferveur de la sensation : l’aveu d’une subjectivité féminine ... 133

Un « ferment d’anarchie » : folie et insoumission de l’héroïne ... 145

De l’écriture romanesque à l’écriture médiatique ... 151

(In)fortune de La chair décevante ... 152

Une réponse poétique au scandale : Les masques déchirés (1932) ... 160

« Bonjour madame » et l’écriture médiatique ... 163

CHAPITRE 3. DE LA NOSTALGIE AU MÉLODRAME : SUCCÈS ET MAUVAIS PLACEMENTS D’ÉVA SENÉCAL ... 176

Devenir « la femme de lettres la plus glorieuse de tout le Canada français » : la correspondance avec Alfred DesRochers ... 180

Alfred DesRochers : mentor, ami et passeur... 181

Conscience de classe et santé fragile : une rhétorique de l’exception ... 187

Éva et les autres : amitiés et rivalités dans le « quatuor des jeunes filles » ... 189

Rompre avec le mentorat : l’expérience romanesque ... 195

La lettre comme cadre d’émancipation ... 199

Variations néoromantiques sur le thème de la nostalgie : Dans les ombres (1931) .... 204

L’incipit : un immobilisme précaire... 206

Figures de l’écrit et intertextualité : la fuite dans la littérature ... 209

Poétique de la nostalgie ... 216

Résignation : la fin de Dans les ombres ... 229

Entre le roman psychologique et le roman sentimental : Mon Jacques (1933)... 234

Un mélodrame amoureux ... 236

« Dialogue et choc des muses » : l’imaginaire de la vie culturelle ... 242

Lieux, fonctions narratives et topoï d’une modernité étourdissante ... 248

Chroniques d’une fin de carrière littéraire annoncée ... 253

« Je n’en conseillerais pas la lecture à une jeune fille » : la polémique de Dans les ombres ... 254

Éva Senécal contre la critique ... 261

CHAPITRE 4.SOUS LE CONFORMISME, LA RÉSISTANCE :MICHELLE LE NORMAND... 276

Le récit d’une difficile écriture : le journal intime et ses paradoxes ... 281

De « Mademoiselle Michelle » à madame Desrosiers : esquisses d’un itinéraire du moi ... 283

Tensions et conciliations entre l’écrivaine, la femme d’affaires et l’épouse d’écrivain ... 286

Souvenance et voyages ... 292

(6)

Les sensibilités littéraires de Michelle Le Normand I : une bibliothèque à

soi ... 302

Le nom dans le bronze (1933) : un roman à thèse au féminin ? ... 311

Le programme illusoire de l’incipit ... 312

Le nom dans le bronze et la littérature : les leviers d’individuation des personnages féminins ... 316

Réussites et détournement du roman à thèse ... 322

La fuite comme élément de résolution : la résistance de Marguerite... 330

La plus belle chose du monde (1937) : l’éclatement narratif d’une communauté de l’inquiétude ... 334

Entre autobiographie et fiction ... 336

Les sensibilités littéraires de Michelle Le Normand II : pratiques citationnelles et bonnes lectures ... 341

« Quelle est, mes amies, la plus belle chose du monde ? » : attentes et inquiétudes d’une génération ... 346

Le personnage de Claire : grandeur et décadence de l’avatar du parcours d’une écrivaine ... 353

Fermer la parenthèse du roman ... 359

Sans excès ni éclat : à la faveur de la critique ... 360

À la croisée du billet et du roman : les récits de La maison aux phlox (1941) ... 366

CONCLUSION ... 377

ANNEXES ... 395

(7)

Liste des abréviations

DO : Éva Senécal, Dans les ombres

LCD : Jovette-Alice Bernier, La chair décevante MD : Jovette Bernier, Les masques déchirés MJ : Éva Senécal, Mon Jacques

MP : Michelle Le Normand, La maison aux phlox NB : Michelle Le Normand, Le nom dans le bronze

(8)

À Charlotte, Nicolas et Zoé Mon amour À ma génération Celle des terrasses des cafés et des salles de concert Et à nos audaces Passées et à venir

(9)

N’étions-nous pas convenus que tout texte est un aveu d’amour, appel à l’autre ? […] Ma lecture, qu’elle soit déchirure, échappée vers un ailleurs dont l’impossible même garantit la permanence du désir. N’est-ce pas de ce désir-là qu’on écrit, qu’on rêve et qu’on lit, qu’on approche l’autre versant de la vie ?

(10)

Remerciements

Je souhaite remercier mes directrices, Marie-Andrée Beaudet et Chantal Savoie, pour leur enthousiasme, leur rigueur, leurs conseils éclairés et leur soutien. Marie-Andrée a été une mentore, une critique et une amie inestimable. Chantal a été l’initiatrice de ce projet, puisque je lui dois ma « rencontre » avec Jovette Bernier. Ma gratitude, mon admiration et mon respect pour ces deux grandes professeures et chercheuses sont infinis.

Je remercie Marie-Pier Luneau, Denis Saint-Jacques et Lori Saint-Martin, dont les commentaires ont nourri ma réflexion. Merci à Johanne Daigle pour ses encouragements. Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à la passionnante équipe « Penser l’histoire de la vie culturelle » qui m’a généreusement accueilli dès le début de mes recherches doctorales. Notamment, je remercie Denis Saint-Jacques à nouveau ainsi que Marie-José des Rivières, collègue et amie féministe, et Micheline Cambron.

J’aurai toujours un grand attachement pour le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ, site U. Laval), lieu de rencontres, d’échanges et d’amitié. Je remercie particulièrement René Audet, Mylène Bédard, Marie-Frédérique Desbiens et Isabelle Tousignant ainsi que les professeur.e.s, employé.e.s et collègues du centre pour leur intelligence et leur engagement. Je salue également une accompagnatrice, artisane discrète et complice. Merci, Annie Cantin.

Plusieurs professeur.e.s ont été déterminant.e.s dans mon cheminement académique, intellectuel et personnel. Aussi, je sais gré à madame Bernardin, Cécile Candy, Denise Voisin, Nicole Calandras, Robert Meunier, Françoise Diot, Pauline Favier, Cyriaque Darakdjian, Bernadette Angleraud, Vincent Jenni, Philippe Manevy, Jean-Philippe Ferrière, Christine Planté, Marie Hubert et Guillaume Pinson de m’avoir ouvert la voie.

Merci aux « ami.e.s d’ici » : à Anne-Marie Bouchard, pour son énergie et les randonnées au Mont-Sainte-Anne ; à Mélodie Simard-Houde et Guillaume McNeil-Arteau, complices de longue date ; à Isabelle Perreault, folle, mais brillante ; à Marie-Pier Savoie, en souvenir d’une lecture d’Angéline de Montbrun ; à Ariane Gibeau, pour m’avoir fait danser sur Les

Rita Mitsouko dans les moments de doute ; à Philippe Leblanc, fournisseur officiel de café ;

à Laurence Audette-Lagueux, Marc-Olivier Doré, et celles et ceux qui m’ont encouragé et, parfois, fait oublier la thèse.

Mes parents et ma famille m’ont toujours soutenu et réconforté. Je leur dois beaucoup. Je remercie Sébastien Chalumeau, inspirateur du premier départ pour le Québec.

Enfin, Jean Dubuffet disait de l’amitié qu’elle était « la plus précieuse denrée de ce monde ». Ma gratitude envers mes « ami.e.s de France » est immense. Leur honnêteté, leur simplicité et nos nombreux souvenirs sont des richesses que le temps et les océans n’ont jamais altérées, bien au contraire. Merci du fond du cœur.

(11)

La rédaction de cette thèse a bénéficié du soutien financier de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), de la fondation Hubert LaRue (Fonds Université Laval), de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Laval, du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ, site Université Laval) ainsi que de Monsieur Hans Jürgen-Greif. Que ces organismes et généreux donateurs soient ici remerciés.

(12)

Avant-propos

Plusieurs analyses présentes dans cette thèse constituent des versions remaniées et augmentées de textes publiés dans le cadre de mes recherches doctorales. En voici les références :

RANNAUD, Adrien, « Dire la ferveur de la sensation. Le discours de la sensualité dans La chair décevante et Les masques déchirés de Jovette-Alice Bernier », Voix et images,

vol. 39, n° 2 (116), hiver 2014, p. 101-113.

RANNAUD, Adrien, « Du silence au cri : la parole féminine solitaire dans La chair décevante », Studies in Canadian Literature/Études en littérature canadienne, vol. 37,

n° 1, 2012, p. 141-152.

RANNAUD, Adrien, « Poétique de la rencontre et “entravement” de la parole critique au

féminin. La présence et le discours des femmes dans les Confidences d’écrivains

canadiens-français (1939) d’Adrienne Choquette », Études littéraires, vol. 46, n° 1,

2015, p. 191-208.

RANNAUD, Adrien, « Présentation », dans Adrienne CHOQUETTE, Laure Clouet, Montréal,

(13)

Introduction

Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire ; J'écris pourtant,

Afin que dans mon cœur au loin tu puisses lire Comme en partant.

Marceline DESBORDES-VALMORE, 1860

L’audace, contraire de la peur, pousse aux risques peuplés de dangers, à l’aventure vers l’inconnu, à la création.

Jean-Charles HARVEY, 1945

Au fil des jours prend souffle une mémoire qui fera une Histoire des Femmes. Puisque jusqu’ici de mémoire commune les femmes n’ont point eue,

données pour parasites même si elles servaient bien souvent de tuteurs,

pour toute possession :

réminiscences de solitaires et d’orphelines. Suzanne LAMY, 1980

Durant ce qu’on considère comme une première « Révolution tranquille »1, le

Québec des années 1930 aurait fait face « à son adhésion à la modernité ou à son refus » (Lamonde, 2011 : 11). Dans cette perspective, la production littéraire des femmes s’avère significative de ce balancement entre innovation et tradition. Débutée à la fin du XIXe siècle,

l’accession des femmes à l’écriture profite d’un certain nombre de paramètres qui en accélèrent les processus de reconnaissance et de légitimation. « L’avènement de la modernité culturelle » (Lamonde et Trépanier [dir.], 1986), qui se caractérise notamment par l’industrialisation des journaux et l’émergence des médias de masse (Robert, 1987 : 100), s’ajoute au développement des métiers du livre et à la « naissance de l’éditeur » (Michon [dir.], 1999) et aux reconfigurations des sensibilités esthétiques (Saint-Jacques [dir.], 2007), ce qui rend possible une effervescence des pratiques discursives féminines, notamment du côté du roman. À l’intersection des mutations qui affectent le champ littéraire canadien-français, et de celles touchant à la redéfinition du rôle, de la place

1 Fernand Dumont est le premier à qualifier les années 1930 de « première “Révolution tranquille” » (1978 :

1-20). Marcel Fournier (1986) et Lucie Robert (1989) abondent dans ce sens, de même qu’Isabelle Boisclair, qui écrit que la décennie 1930 « contient le germe [et] représente donc une ébauche, une première Révolution tranquille » (2004 : 86-87).

(14)

et de l’action des femmes dans l’espace social, la prose féminine semble être travaillée par les tensions et les contradictions qui agitent le Québec des années 1930. Au moment où « modernité » rime autant avec « révolution » qu’avec « crise », on peut émettre l’hypothèse que les romancières et leurs textes participent d’un renouvellement des pratiques d’écriture marquant un jalon dans la littérature des femmes.

Les manuels d’histoire littéraire ont longtemps vu l’entre-deux-guerres comme le

momentum de l’entrée des femmes en littérature. Si plusieurs travaux tendent dorénavant à

nuancer ce constat et à explorer d’autres supports de diffusion2, il appert néanmoins que la

production livresque des femmes augmente considérablement entre 1900 et 19393. Alors

qu’entre 1900 et 1918, le Dictionnaire des Œuvres littéraires au Québec (Lemire, 1987 [1980]) ne recense que dix-huit publications en livres, la période 1919-1939 compte cent-soixante volumes de poésies, romans, pièces de théâtre, recueils de contes et nouvelles, florilèges de chroniques, monographies et essais écrits par des femmes. Les chiffres relatifs au seul genre romanesque sont éloquents : entre 1919 et 1939, cinquante-trois titres sont recensés, contre cinq titres pour les deux décennies précédentes4.

Progressivement, et notamment à partir de 1929, le roman s’impose comme le genre littéraire le plus représenté chez les femmes, la production atteignant un pic exceptionnel en 1937 – sept romans sur neuf titres parus en volumes5. On trouve ici la manifestation

concrète d’un accroissement de la pratique du roman tout aussi bien observable chez les hommes (Chartier, 2000 : 10 ; Saint-Jacques et Robert [dir.], 2010), mais également à

2 Qu’on pense aux derniers tomes de La vie littéraire au Québec (2005 et 2010), aux recherches menées par

l’équipe interuniversitaire « Penser l’histoire de la vie culturelle au Québec » (Cambron [dir.], 2012 ; Saint-Jacques et des Rivières [dir.], 2015) et au chantier entourant la constitution d’une histoire littéraire des femmes mené par Chantal Savoie (2014b), qui tendent tous à voir dans le développement de la presse au tournant du XXe siècle le creuset du phénomène littéraire, notamment chez les femmes.

3 Voir l’annexe « La production littéraire des femmes (1900-1939) » en fin de document.

4 La chronologie littéraire du Québec, de Sylvie Tellier (1982) a également été consultée afin de confirmer ou

d’infirmer les chiffres du DOLQ. Il appert cependant un certain nombre de flous génériques dans la

Chronologie, où l’on apprend, entre autres, qu’Autour de la maison (Le Normand, 1919) est un roman, alors

qu’il s’agit d’un recueil de billets. Comme on le verra, la narrativité du recueil induit l’idée même d’une écriture romanesque. Cette méprise n’est pas isolée et m’a amené à davantage tenir compte des notices du

DOLQ.

5 Cette dernière date corrobore l’hypothèse initiale d’un collectif dirigé par Yvan Lamonde et Denis

(15)

l’international, comme c’est le cas en France, où le genre narratif devient dominant (Saint-Jacques et Robert [dir.], 2010 : 16)6.

Très vite, on remarque que ces chiffres coïncident avec les faits marquants qui façonnent la décennie 1930 en une « période historique », soit une « coupure au double sens de découpage et de rupture » (Mailhot, 1989 : 111). Dans un contexte social élargi, la Crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale figurent des points d’entrée et de sortie a

priori pertinents dans cet exercice de périodisation, ce à quoi s’ajoutent, selon les modalités

participatives d’une histoire des femmes au Québec, deux dates relativement importantes. Tout d’abord, à la suite de la commission Dorion instituée en 1929, le gouvernement Taschereau apporte plusieurs modifications au Code civil, concédant notamment aux femmes le droit de disposer de leur propre salaire. Puis, en 1940, le gouvernement Godbout fait adopter la loi accordant aux femmes le droit de vote et d’éligibilité lors des élections provinciales. Ces deux occurrences expriment des avancées limitées sur le plan politique et juridique, tout comme elles s’apparentent à une toile de fond davantage contextuelle qu’événementielle. Les maigres gains sociaux obtenus marquent quand même la persistance et la prégnance d’un discours social sur la condition féminine alimenté entre autres par les associations et les regroupements féminins ainsi que par les industries culturelles. Ajoutées aux chiffres collectés dans le Dictionnaire des œuvres littéraires au

Québec, ces dates offrent un point de départ afin de penser la décennie 1930 comme le

cadre homogène de déterminations littéraires qui ont pour effet de constituer une production romanesque féminine, la première de cette importance au Québec, en un « phénomène littéraire donné dans son fonctionnement socio-historique » (Moisan, 1987 : 196)7.

6 Marqueurs de cette hégémonie, de nombreux prix littéraires sont créés au début du XXe siècle pour

sanctionner le roman : le Grand Prix du roman de l’Académie française est fondé en 1918, en réponse au Prix de l’Académie Goncourt (1903) et au Prix Fémina (1904). Il est suivi de la création du Prix Renaudot, en 1926.

7 Je partage les considérations de Daniel Chartier quant à une certaine « unité » de la décennie 1930 : « […] il

paraît difficile de s’en tenir à des faits littéraires pour justifier la construction d’un objet d’étude aux frontières de ces deux événements que sont la crise et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, la vie littéraire impose aussi des déterminations qui lui sont propres. Certes, la crise et la guerre expliquent en partie, par la brutalité de leurs effets, que 1930 et 1939 soient des dates primordiales pour tous les aspects de

(16)

Malgré l’éloquence des chiffres, les romans, et plus généralement, les textes des femmes de cette époque demeurent méconnus, à l’instar de ce qu’écrit Lori Saint-Martin : « Et puis, tout s’effrite, tout s’envole. Presque toutes ces femmes sont aujourd’hui oubliées, leurs livres épuisés et rarement commentés, leur présence effacée, leur reconnaissance presque nulle » (2014 : 11)8. À l’origine de la réflexion, il m’apparaissait évident que cet

oubli, et la méconnaissance qui en découle trouvaient des racines dans la brièveté du phénomène lui-même : en effet, une grande partie des auteures des années 1930, après la publication d’un ou de deux romans, se retranchent dans le silence. À l’aune des analyses de Michel Biron sur l’existence précaire d’une tradition littéraire dans la modernité québécoise (2000), on pouvait avancer l’idée que ce « premier âge du roman des femmes » s’inscrivait sous le signe de l’absence : « absence du maître » – de la maîtresse –, absence de tradition littéraire, absence d’un imaginaire proprement féminin. Traduisible dans les discours et dans les formes, l’absence paraît ainsi être corrélée à une difficile prise de position dans le champ littéraire ou, pour le dire plus simplement, à une absence de position en tant que productrice d’un discours fictif. En ce sens, il semblait important de s’intéresser à plusieurs romancières de la décennie 1930 et à leurs textes, afin de comprendre les caractéristiques et l’ampleur du phénomène, mais aussi dans le but d’en extraire les figures et les motifs traduisant en filigrane la fabrique de l’écrivaine. L’objectif était donc de dynamiser la lecture d’un corpus et l’établissement de trajectoires individuelles et collectives invitant à renouveler la compréhension de l’histoire littéraire et culturelle québécoise de l’entre-deux-guerres.

L’histoire littéraire telle qu’elle s’est pratiquée au cours du XXe siècle n’a que

tardivement intégré à son récit et à ses méthodes la question et la signification des rapports de genre, le point de vue restant majoritairement prisonnier d’une vision essentialiste qui circonscrit « la femme » à un mythe (Wittig, 2007 [2001] : 45), et « le féminin », à un système de vision et de division incorporé (Bourdieu, 1998). A fortiori, cette aporie a

la société. Toutefois, les particularités littéraires des années 1930, qui en font l’âge d’or de la critique au Québec, sont pour nous plus convaincantes encore » (2000 : 13-14).

8 Pareille observation avait déjà été faite par Annette Hayward (1986 : 156). Ce n’est guère mieux du côté de

la production masculine, même si on constate l’entrée de plusieurs textes romanesques dans la mémoire collective. Pensons à Un homme et son péché, de Claude-Henri Grignon (1933), à Menaud, Maître-draveur, de Félix-Antoine Savard (1937) ; à Trente arpents, de Ringuet (1938) et aux Engagés du grand-portage, de

(17)

longtemps favorisé la mise à l’écart, la ghettoïsation et la minoration d’une action littéraire collective ou individuelle de la part des femmes9. Si, depuis la parution du deuxième tome

du Dictionnaire des œuvres littéraires au Québec (1987 [1980]), il est ardu de faire l’impasse sur la production littéraire des femmes entre 1919 et 1939, de nombreux historiens continuent de reproduire des préjugés qui ont pour conséquence de reléguer ces textes à la marge du patrimoine littéraire national. Constatant une présence féminine manifeste dans la vie littéraire canadienne-française, mais reconduisant – involontairement – des idées reçues semblables, Maurice Lemire donne le ton à cette critique. Dans un encart intitulé « La littérature féminine », de son Introduction à la littérature québécoise

(1900-1939), l’historien englobe les poètes des années 192010 et les romancières des années 1930

dans un corpus qui marque un « tout à part [et un] phénomène particulier d’une époque » (1981 : 99-101). Lemire se livre à une appréciation parfois sévère et naturalisante qui pointe du doigt les scories de la prose et de la poésie (« la pudeur excessive », « les sentiments un peu fabriqués », « la psychologie stéréotypée des personnages ») ; appréciation qu’on ne retrouve évidemment pas dans les autres sections destinées à la littérature produite par des hommes. Il attribue néanmoins à cet ensemble de textes une innovation majeure : « Les femmes se limitent au seul champ qui leur soit ouvert, l’amour [et] ouvrent ainsi, maladroitement la plupart du temps, un domaine nouveau à la littérature québécoise » (1981 : 99). Il n’est pas difficile d’entendre, derrière cette allégation, la répétition d’un même cliché que résume ainsi Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe : « Les hommes ont proclamé à l’envi que l’amour est pour la femme son suprême accomplissement » (1976 [1949] : 573).

9 Il faut lire à ce sujet la minutieuse étude réalisée par Janine Boynard-Frot sur « les écrivaines dans l’histoire

littéraire québécoise » (1981). Bien qu’elle ne s’intéresse qu’aux poètes des années 1920, Boynard-Frot commente les mécanismes de minoration de la production féminine au sein du discours historique.

10 Je m’emploierai tout au long de la thèse à privilégier le substantif poète précédé de la (ou les) quand il

s’agit d’une femme, au détriment du terme poétesse. Sur ce sujet, je suis d’accord avec les explications que donne Christine Planté dans la postface à La petite sœur de Balzac : « Poétesse, quoique d’usage bien attesté dans l’histoire de la langue, apparaît particularisant et minorant, tout en ayant pu faire l’objet de réappropriations critiques identitaires […] la poète ferait problème. Non pour la forme du substantif, parfaitement recevable, non (seulement) parce qu’un nom féminin existe, mais parce que le poète a longtemps été vu comme celui qui exerce une puissance particulière du langage, qui a le pouvoir de nommer et de créer par les mots – poétesse permettant de prendre acte de ce que les femmes écrivent de la poésie sans leur reconnaître une telle puissance » (2015 : 348, l’auteure souligne).

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Plus récemment, l’Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge (2007) réitère une thèse équivalente. Malgré les déplacements théoriques et les trouvailles de nombreux chantiers d’histoire littéraire qui intègrent la variable du genre sexuel et ainsi, tendent à renouveler la lecture des rapports entre hommes et femmes au sein de la littérature, les trois auteurs marginalisent les écrits féminins du début du XXe siècle sous le titre « Des femmes de lettres » (2007 : 233-238).

L’utilisation du déterminant indéfini est symptomatique d’une lecture qui envisage les femmes journalistes de 1900, les poètes et les romancières selon un point de vue faisant fi des évolutions et des contradictions de la période couvrant les quarante premières années du XXe siècle. Biron, Dumont et Nardout-Lafarge associent ces écrivaines à la littérature

amoureuse et à l’expression des sens et des désirs, dans le même temps qu’ils soulignent les maladresses stylistiques de titres qui, bien souvent, ne seraient que des imitations d’œuvres françaises. Ce sont le raté et le médiocre qui président, et pourtant, de façon paradoxale, les auteurs ne retiennent ici que les « femmes de lettres » qui rompent avec une certaine tradition littéraire et sociale. Dès lors, comme l’a remarqué Chantal Savoie, l’Histoire de la

littérature québécoise « passe sous silence une bonne part des productions qui s’inscrivent

dans les perspectives de l’idéologie dominante et qui reçoivent par ailleurs des prix ou connaissent de nombreuses rééditions » (2014b : 10).

Ces deux ouvrages de référence que sont le Dictionnaire des œuvres littéraires au

Québec – et son introduction publiée séparément, Introduction à la littérature québécoise –

et l’Histoire de la littérature québécoise constituent des synthèses, destinées autant aux universitaires qu’au grand public. La formule proposée ne peut donc qu’accuser un relatif déficit quant au discours historique tenu, déficit qu’on observe à travers le gommage de plusieurs particularités collectives et individuelles au sein d’un phénomène de groupe qui s’observe depuis le tournant du XXe siècle jusqu’aux années 1940. Rédigées à des moments

différents, ces synthèses rendent compte de l’obligation d’intégrer au récit historique une production livresque féminine sans précédent – là encore, les chiffres parlent –, dans le même temps qu’elles font état d’une même circonspection tenue à l’égard d’un corpus vraisemblablement uniforme, secondaire et fugace. Malgré ce parti pris et la reconduction de certains clichés propres à l’écriture des femmes, on retiendra ici deux intuitions

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intéressantes. Tout d’abord, les deux ouvrages observent un déplacement de la poésie dans les années 1920 vers le roman dans les années 1930, ce qui en dit long sur l’évolution de la bourse des pratiques littéraires ainsi que sur le prolongement d’un imaginaire lyrique dans la texture romanesque. De cette nébulosité des interactions entre poésie et roman émerge un second constat. Le Dictionnaire des œuvres littéraires au Québec et l’Histoire de la

littérature québécoise insistent sur le motif de l’amour comme catalyseur et générateur de

la littérature des femmes. Dans la foulée de ces observations, on peut énoncer deux interrogations sous la forme de questions rhétoriques. D’une part, ne peut-on pas observer, dans cette production, des thèmes, des figures, des représentations témoignant d’une réalité dépassant le cadre de la relation amoureuse ? D’autre part, le discours amoureux, tant par ses modulations que ses antinomies, ne vient-il pas redéfinir les cadres d’une autre subjectivité littéraire ? Voire, ne subvertit-il pas les langages traditionnels ?

Les études réservées spécifiquement à la littérature des femmes révèlent une autre facette, plus approfondie, de cette production. En 1987, Lucie Robert décrit pour la première fois les facteurs socioculturels favorisant l’entrée massive des femmes dans le champ littéraire. Insistant sur leur statut d’héritières, ce qui conditionne à de nombreux égards leur accès à l’écriture, et sur les transformations du système d’éducation et du champ culturel, Robert compare deux textes, Angéline de Montbrun, de Laure Conan (1881) et La chair décevante de Jovette-Alice Bernier (1931). Ce faisant, elle tente d’établir, malgré les cinquante ans qui séparent la publication des deux œuvres, les infléchissements d’une écriture qui résiste aux conventions esthétiques de l’époque pour marquer sa différence et son autonomie. De son côté, cherchant à démontrer l’existence d’un sous-champ littéraire féministe au Québec depuis 1960, Isabelle Boisclair (2004) consacre une partie de son analyse à la production écrite des femmes entre 1900 et 1959. L’auteure offre une saisie des « années de fastes » qui marquent la période 1923-1947, accordant quelques considérations à chaque genre littéraire, soit la poésie, le roman et l’essai. Boisclair observe bien le motif amoureux, notamment dans le genre romanesque, mais elle l’envisage à rebours, soit par le prisme de la désillusion amoureuse (2004 : 92-93). Également, elle met en relief la répétition d’un mot caractérisant l’ensemble de cette production : l’audace. L’audace, c’est justement le maître mot du panorama de la prose

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féminine des années 1930 que propose Christl Verduyn (1992). Problématisant l’homogénéité du corpus romanesque au féminin durant la décennie, le texte de Verduyn énumère, année après année, les différents titres et les isotopies sémantiques récurrentes, scrutant dans les romans les traces des revendications féministes de la seconde moitié du

XXe siècle. Bien qu’intéressant dans l’inventaire qu’il dresse, l’article de Verduyn ne

parvient pas à surmonter deux écueils : le plaquage d’une lunette féministe contemporaine sur des textes historiques ; et, conséquemment, le relevé limité des seuls textes qui s’inscriraient dans une remise en question de la norme11. L’absence de Michelle Le

Normand, auteure reconnue et largement lue durant la période, est à ce sujet éloquente.

Selon des approches différentes, les vues d’ensemble de Lucie Robert, Isabelle Boisclair et Christl Verduyn participent d’un même effort de désenclaver la littérature des femmes. Notamment, les romans cités ou étudiés semblent figurer des coups d’audace sur le plan stylistique et discursif qui « ouvrent la voie/x », pour reprendre une expression chère à Boisclair, à une individuation et à une autonomisation de la parole et du corps des femmes. Or, cherchant l’audace, et donc l’effet de rupture, les critiques délaissent toute une production, pourtant majoritaire, placée sous le signe du conformisme à l’idéologie dominante. La lecture et la mise en valeur de ce corpus méconnu, héritier d’une production « de la contrainte et de l’obédience » à de nombreux égards (Goulet, 2001), offriraient pourtant l’avantage de mieux apprécier les coups d’éclat et les innovations de plusieurs écrivaines. Par ailleurs, rien n’interdit d’appréhender la témérité des auteures évoluant dans la sphère littéraire traditionnelle. Dans un champ littéraire largement dominé par les hommes, l’écriture des femmes, même placée sous le signe de l’orthodoxie, ne peut se défaire d’un parfum de soupçon. Face à la réserve, au désarroi et parfois, au rejet des écrivains et acteurs de la vie littéraire, les femmes sont amenées à négocier en permanence

11 Fait qui n’est nullement spécifique au Québec. Dans un essai consacré aux écrivaines françaises de la Belle

Époque, Mélanie E. Collado écrit qu’« en mettant l’accent sur la valeur “moderne” accordée au mépris des conventions, à la subversion sexuelle et à l’écriture expérimentale, on peut continuer à négliger des auteures qui, malgré leur conformisme apparent, ont une place importante dans l’histoire de la littérature féminine. Leur existence, en effet, marque une évolution dans le rapport des femmes à la carrière littéraire, et leurs textes témoignent de diverses tentatives pour exprimer leur perception de la réalité féminine » (2003 : 13). On pourrait rajouter, en paraphrasant Michèle Touret, qu’une histoire des ruptures conduirait fatalement à l’écriture d’une histoire « comme on voudrait qu’elle ait eu lieu », et qui n’accorderait pas de place à la

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la légitimité et l’acceptabilité de leur activité d’écriture, à s’affirmer en tant qu’écrivaine et,

a fortiori, à énoncer de nouvelles façons d’agir dans l’espace social.

À ces travaux publiés dans l’élan du développement des études féministes de la fin du XXe siècle s’ajoutent plusieurs études monographiques qui participent de la redécouverte

de ces textes. Tout d’abord, ainsi que le remarque Isabelle Boisclair, « le roman de cette période que la critique et l’histoire littéraire ont retenu entre tous est La chair décevante (Bernier, 1931), décidément la meilleure preuve que cette œuvre touche à des cordes sensibles » (2004 : 93). Depuis la réédition du roman à la mort de l’auteure au début des années 1980 et l’article fondateur de Lucie Robert sur « la parole féminine autonome » (1987), plusieurs critiques se sont penchés sur les stratégies formelles et discursives ainsi que sur la fortune du premier roman de Jovette-Alice Bernier. La maternité et la remise en question de l’ordre patriarcal (Saint-Martin, 1995 et 1999), l’investissement des formes de l’intime (Roy, 1993-1994 ; Rannaud, 2012), les discours de la sensualité et de l’érotisme (Gélinas, 1999 ; Rannaud, 2014) ou la réception critique du roman (Chartier, 2000), sont autant d’approches qui ont favorisé la redécouverte d’un texte jugé comme majeur de la décennie. Dans une moindre mesure, Dans les ombres d’Éva Senécal (1931) a su sortir de l’oubli grâce aux recherches de Daniel Chartier sur la critique des années 1930 (2000). Plus récemment, les travaux d’inspiration féministe de Véronique Lord (2009 et 2014) ont révélé la mise à l’épreuve d’enjeux idéologiques et esthétiques par l’agentivité et l’assujettissement de l’héroïne dans le roman de Senécal. Souvent liés par leurs conditions de production et de réception, La chair décevante et Dans les ombres demeurent les deux textes féminins les plus connus des historiens de la littérature.

Du côté des mémoires et des thèses universitaires, on notera le travail récent de Cynthia Lemieux (2014) qui montre comment Adrienne Maillet, auteure de romans sentimentaux, injecte dans ses œuvres des problématiques nettement plus modernes qu’il n’y paraît. Pour sa part, la thèse de Sara-Juliette Hins (2015) s’est intéressée au parcours de la polygraphe Emma Gendron. À partir des premiers textes journalistiques, jusqu’aux romans et feuilletons que fait paraître Gendron, Hins met en lumière une trajectoire originale qui atteste des mutations entourant la vie littéraire, notamment la naissance et le

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développement d’une culture moyenne dans laquelle la radio, la presse et le cinéma jouent un rôle déterminant. Les travaux de Lemieux et de Hins ont l’avantage de mettre en évidence les auteures de la marge, celles qui n’auront pas su intégrer le récit historique, alors même qu’elles bénéficiaient, pour leur époque, d’une renommée certaine. La marge, c’est bien ce qui domine dans ces textes ; comme En marge de la vie, de Lucie Clément (1934), roman dans lequel Isabelle Boisclair a interrogé le statut incertain du personnage féminin (2007) ; ou Mon sauvage, de Laure Berthiaume-Denault (1938), dans lequel s’exprime un désir illicite qu’a finement étudié Daniel Chartier (2014). Là encore, le nom de Michelle Le Normand, en ce qui a trait à ses œuvres romanesques, reste inconnu. Tout comme celui de Laetitia Filion, par exemple, qui pourtant publie — souvent à compte d’auteure, ce qui explique le silence à son égard — quatre titres entre 1935 et 1941 ; ou encore, Marie-Rose Turcot, auteure pour la jeunesse qui publie pourtant plusieurs titres bien plus complexes dès 1930.

Pour leur part, les auteures de ces romans sont complètement oubliées ou reléguées à une notice biographique souvent incomplète. Consacré à la période 1919-1933, le sixième tome de La vie littéraire au Québec (Saint-Jacques et Robert [dir.], 2010) représente un ouvrage de référence pour qui s’intéresse à l’ensemble des processus reliés à la production, au discours et à la réception de la littérature. Plus particulièrement, le refus de ghettoïser la production féminine a permis de mettre en valeur des lignes directrices communes aux acteurs et actrices de la vie littéraire, notamment en ce qui a trait à la poésie dite « néoromantique ». On retrouve ces mêmes lignes dans la section consacrée au roman, ce qui permet de déceler l’importance des femmes dans ce que le collectif nomme « le tournant de 1931 » ; tournant occasionné par la création de la collection « Les romans de la jeune génération », chez Albert Lévesque (2010 : 398-401). Toutefois, travail d’ampleur oblige, la masse d’informations considérables collectée par l’équipe de rédaction est ensuite compulsée et synthétisée dans chaque volume12. Dans la mouvance de La vie littéraire au

Québec, l’essai Les femmes de lettres canadiennes-françaises au tournant du XXe siècle de Chantal Savoie (2014b) livre un tableau plus précis des pratiques d’écriture des actrices de

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la vie littéraire entre 1893 et 1933. Alliant études de trajectoires collectives et analyses de cas, le travail de Savoie, s’il s’intéresse de façon secondaire au roman, met en lumière les grandes tendances de la production littéraire et culturelle au féminin, tout comme il révèle l’importance de l’investissement des femmes dans l’écriture journalistique, ce qui, on le verra, demeure une circonstance importante dans les années 1930. Sur le plan individuel, hormis une biographie quelque peu lacunaire d’Éva Senécal (Hamel-Beaudoin, 2004), aucun travail de fond n’a été établi afin de cerner le parcours des romancières. On trouve davantage d’analyses sur une période restreinte de la carrière de chacune, comme en témoignent les études de Michel Lacroix (2010) et Patricia Smart (2014a et 2014b) qui abordent le journal intime et les lettres de Michelle Le Normand, ou le travail de Marie-Claude Brosseau (1998) sur la relation épistolaire entre Éva Senécal et Alfred DesRochers. Basés sur l’exploration des fonds d’archives et la mise en valeur des discours de l’intime, ces travaux sont d’une importance cruciale afin de comprendre les enjeux d’acquisition de capital chez les femmes de lettres, que ce soit par le journalisme, la poésie et le roman.

En 1995, Lori Saint-Martin écrivait à propos de La chair décevante : « Le roman est toujours mentionné en passant, mais guère plus. Comme s’il était à la fois inévitable, et inavouable. Nécessaire, et impossible à traiter » (Saint-Martin, 1995 : 112). Dans l’élan de ce constat, force est de voir que l’histoire et la critique des romancières des années 1930 et de leur production sont marquées du sceau de la nécessité et de l’impossibilité – une tension qui s’ajoute à celle entre modernité et tradition. Nécessité de redécouvrir un ensemble substantiel de textes romanesques ; impossibilité de traiter de l’écriture des femmes sans un parti pris qui, a fortiori, reconduit les préjugés d’une histoire littéraire traditionnelle. À cet effet, le dossier « Voix de femmes des années 1930 », dirigé par Lori Saint-Martin et publié dans la revue Voix et images en 2014, témoigne de la volonté de dépasser ces scories. Dix-neuf ans après son article sur « Le nom de la Mère », Saint-Martin invite à repenser l’éclatement des pratiques discursives et la discontinuité des trajectoires par le prisme de « l’ambivalence, des tensions, des impasses et des non-dits » (2014 : 15) qui fonde l’unicité et la singularité des écrits des femmes à cette époque. Aussi le dossier concilie-t-il des études de cas qui font fi des préjugés d’orthodoxie et de

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marginalité qui affectent la littérature des femmes13. Mises bout à bout, les six études

proposées dressent un nouveau panorama de la production féminine des années 1930, invitant à apprécier l’écriture des femmes, malgré son aspect composite, au sein d’un phénomène plus large d’« avènement d’une modernité culturelle » (Lamonde et Trépanier [dir.], 1986)14 dans lequel tous les acteurs et toutes les actrices, en fonction de leur statut, de

leurs pratiques d’écriture, de leurs sensibilités et de leurs capitaux économiques, symboliques et sociaux, sont engagés. Plus spécifiquement, « Voix de femmes des années 1930 » annonce en filigrane plusieurs parties d’un travail critique d’envergure qu’appelle de ses vœux Saint-Martin : porter une attention particulière aux œuvres elles-mêmes ; les aborder dans une perspective comparatiste avec les textes des hommes parus à la même époque ; effectuer une lecture transversale des trajectoires afin de comprendre la polygraphie qui caractérise nombre d’écrivaines de l’époque ; retracer le parcours de la critique de l’écriture des femmes ; enfin, poser la question de la conformité ou de la rupture des textes et de leurs auteures par rapport aux normes établies (2014 : 12-13).

Dans la mouvance de ce dossier, il importe d’appréhender la tension entre modernité et tradition, ses manifestations, et les défis qu’elle imposait alors dans les textes romanesques des femmes et dans leur façon de conceptualiser, de s’exprimer et de représenter une ou plusieurs réalités dans l’écriture. À la lumière des articles et des objets abordés dans le dossier de Voix et images, on est ainsi tenté de proposer une autre piste de lecture, qui consisterait à croiser deux questions, celle des genres et des formes littéraires, et celle des supports (écrits intimes, journal, livre), et à y interroger la différence des sexes, dans le but de retracer ce que Christine Planté nomme un « imaginaire générique ». Dans l’essai fondateur La petite sœur de Balzac (1989), où elle interroge la présence des femmes dans l’histoire littéraire et la naissance de la « femme auteur », la chercheuse avance

13 Dans le premier ensemble sur les « genres non canoniques », Manon Auger, Patricia Smart et Chantal

Savoie étudient les journaux intimes et les recueils de chroniques et de billets. Dans le second ensemble portant, lui, sur les « genres consacrés », Daniel Chartier, Véronique Lord et moi-même nous penchons sur trois romans qui seront abordés dans le cadre de la thèse : Mon Sauvage, Dans les ombres et La chair

décevante.

14 Plus récemment, dans la mouvance des travaux de l’équipe « Penser l’histoire de la vie culturelle », Denis

Saint-Jacques identifiait la modernité culturelle au Québec selon trois paramètres : « la focalisation montréalaise, le caractère intégrateur de la culture médiatique et l’affranchissement des pratiques artistiques des impératifs de “l’utile et du patriotique” » (2012 : 40). Ces trois paramètres structureront, on le verra, le

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l’hypothèse d’un « genre des genres » à l’œuvre dans la littérature française au XIXe siècle ;

hypothèse qu’elle confirmera dans les années 2010 (2012a et 2012b). Se fondant sur la superposition de deux systèmes binaires qui pensent la littérature (prose/poésie) et la différence des sexes (masculin/féminin), l’imaginaire générique catégorise et (dé)valorise les genres littéraires en fonction de la variable du genre sexuel. Ainsi, au XIXe siècle, le

roman, la lettre et le journal sont associés aux femmes, tout en étant exclus des genres littéraires consacrés, alors que l’épopée et l’histoire sont marquées du sceau du masculin. Au sein de ces catégories génériques, les sous-genres répondent à la même dichotomie : le roman de mœurs ou roman social est représenté comme étant masculin, le roman d’amour est féminin. L’imaginaire générique, que Cornélius Castoriadis qualifierait d’« instituant », tend à décrire des conventions discursives ; il coordonne et conditionne les écritures, autant qu’il pousse la réception à considérer les cas à part comme des anomalies ou, parfois, comme des chefs-d’œuvre. À partir de l’exemple du roman épistolaire, Christine Planté écrit :

J’entends par là que lorsque les représentations des sujets lisant et écrivant, nourries par toute une tradition critique, des stéréotypes culturels et des lectures largement partagées, invoquent de façon si insistante le féminin du roman (par lettres), force est de prendre en considération cette conviction qu’il y a là du « féminin » – ce qui ne revient pas à la tenir pour historiquement fondée – si on veut comprendre ce qui se joue d’une idée du roman et d’une idée des rôles des sexes dans l’emploi romanesque de la forme épistolaire. Plus largement, la notion d’imaginaire

générique me paraît permettre de penser ce qui se passe à l’intersection des genres et du genre

dans la tradition littéraire. (2012b : 288, l’auteure souligne)

Planté conçoit cet entrelacement des genres (sexuel et littéraire) comme le moteur d’une réflexion sur le système générique en littérature (l’espace des possibles et des valeurs esthétiques à une époque donnée) ainsi que sur les mécanismes d’attribution asymétrique du capital entre les hommes et les femmes. L’hypothèse d’un « genre des genres » interrogerait donc l’écriture comme opération de réactivation ou de révolution ; finalement, comme un acte pouvant critiquer et travailler à son tour l’imaginaire générique15,

contribuant ainsi à un élargissement des pratiques discursives et à une quête de reconnaissance au sein du champ.

15 Rappelons que l’imaginaire est « une création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique

et psychique) de figures/formes/images. À partir desquelles seulement il peut être question de “quelque chose” » (Castoriadis, 1975 : 7-8).

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À ma connaissance, la notion d’imaginaire générique forgée par Christine Planté n’a jamais été envisagée et appliquée à la vie littéraire canadienne-française. Or, plus qu’une description fixiste d’un ensemble d’images et de discours touchant aux genres littéraires et sexuels, elle invite à prendre en considération les dynamiques de figuration, de représentation, de perception et d’appréciation qui jalonnent les textes, et à repérer des caractéristiques et des images propres à la création féminine sur un temps déterminé. Dans une perspective historique, elle a également l’avantage de rattacher un phénomène littéraire à ce qui le précède, à mieux en comprendre la nouveauté et les bouleversements qu’il apporte dans le champ. Enfin, parce qu’il est structuré par un nombre important de discours et de supports, l’imaginaire générique est un concept qui a la commodité d’articuler plus efficacement la production textuelle avec les trajectoires et les prises de position des acteurs et des actrices de la vie littéraire. On pourrait être en mesure, par exemple, de vérifier les intuitions du Dictionnaire des œuvres littéraires au Québec et de l’Histoire de la littérature

québécoise au sujet du discours sentimental des œuvres féminines de l’entre-deux-guerres,

en appréhendant le motif amoureux autant comme un topos de l’écriture des femmes – vérifiable dans la production et dans le discours de l’institution – que comme un indice de la subversion opérée par les auteures. On l’aura compris, la notion d’imaginaire générique met en relief les chevilles d’un phénomène avec les dynamiques sociolittéraires et culturelles qui lui sont externes et concomitantes ; délimite les effets de reproduction et de révolution ; et invite à reconsidérer une période charnière à l’intérieur même des textes et des transformations formelles, discursives et figuratives qui les façonnent.

En tenant compte de la notion d’imaginaire générique, de ses effets de catégorisation et de son caractère mouvant, ainsi que de l’ensemble du dossier de Voix et

images qui tend à souligner les effets de conscience et de performance à l’œuvre dans

l’écriture des femmes, je souhaite ici démontrer comment les romancières opèrent un renouvellement formel et discursif ouvrant le chemin à de nombreuses voies peu ou pas explorées dans la littérature canadienne-française. Ma thèse examine donc la mise à l’épreuve des enjeux esthétiques, narratifs, idéologiques, économiques et sociaux qui traversent le champ littéraire, par les stratégies d’écriture et de légitimation mises en œuvre par des femmes qui optent pour une carrière en littérature. En reconstituant le système

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générique en place durant l’entre-deux-guerres à partir des pratiques discursives qui le structurent, et en articulant les trajectoires des auteures, les romans qu’elles écrivent et la réception qui leur est faite, j’entends analyser le discours des femmes en littérature ainsi que la constitution d’un statut d’écrivaine dans l’espace social et la fabrication d’un imaginaire féminin.

Ma recherche s’inscrit dans le sillage des récents travaux qui tendent à renouveler l’histoire littéraire par l’exploration de corpus délaissés ou oubliés et l’approfondissement de nouvelles perspectives, notamment en y introduisant la variable du genre sexuel. Grâce aux travaux de Joan Scott (1988 [1986]), et à l’imposante Histoire des femmes en Occident (Perrot et Duby [dir.], 1990-1992)16, le genre est devenu une catégorie d’analyse historique

qui, si elle demeure parfois ignorée, n’en a pas moins opéré une transformation épistémologique et institutionnelle dans le champ des sciences humaines. À la suite des travaux sur l’histoire des femmes et des réflexions qu’ils ont suscitées17, et en partant du

constat que, « depuis des siècles, il se trouve des femmes pour écrire et publier, mais [que] cette situation continue le plus généralement de ne pas être pensée, interprétée et intégrée aux réflexions générales sur la littérature » (Reid, 2010 : 6), plusieurs chercheurs et chercheuses18 ont entrepris d’interroger la différence des sexes dans le domaine des études

littéraires. En 2004, Christine Planté proposait de concevoir la place des femmes dans la littérature comme le « point de départ d’une relecture critique », à la fois du récit historique tel qu’il s’est fait depuis le XIXe siècle, mais également des fondements théoriques qui

guident la pratique de l’histoire littéraire. Selon Planté, l’idée d’une histoire littéraire des

femmes est indispensable, bien qu’elle ne doive pas constituer une finalité. Pour intégrer les

œuvres de femmes, écrit-elle,

16 Au Québec, mentionnons le travail du Collectif Clio, Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles

(1982), et la récente Brève histoire des femmes au Québec de Denyse Baillargeon (2012).

17 Je renvoie ici, entre autres, aux articles et essais de Françoise Collin (2014 [1993]), Michelle Perrot (1998)

et Françoise Thébaud (2007 [1998]). En outre, on ne saurait passer sous silence le dossier « Le genre et l’histoire » dirigé par Michèle Riot-Sarcey, Éleni Varikas et Christine Planté, et paru dans Les Cahiers du Grif (1998). En plus de la traduction de l’article de Joan Scott « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », le dossier comporte plusieurs réflexions sur la notion d’exceptionnalité et les écueils qu’elle présente pour toute personne souhaitant réinscrire les femmes dans l’histoire (Planté, 1988).

18 En effet, depuis plusieurs années, de nombreux chercheurs se penchent sur la littérature des femmes,

favorisant le décloisonnement d’un objet d’étude traditionnellement réservé aux femmes. À titre d’exemple, dans le collectif La tradition des romans des femmes, paru en 2012, sur les vingt-quatre auteur.e.s, six sont des hommes.

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[i]l faut d’abord les retrouver, alors qu’elles ont pour certaines peu à peu disparu de la transmission écrite […] et se défaire des idées reçues qui les privent a priori d’intérêt et d’intelligibilité (ainsi, longtemps, pour les Précieuses). Il faut se livrer donc à un travail d’inventaire et d’analyse particulier pour mettre au jour les matériaux qui puissent entrer ensuite dans l’écriture d’une histoire commune. Cette étape ne va pas sans risques : de séparatisme, de constitution d’un ghetto, de reconduction de l’idée d’écriture féminine comme effet de « construction d’objet », diraient les sociologues : à considérer ensemble, et dans une même perspective, des textes de femmes, on finit forcément par leur trouver une unité qui peut bien n’être que celle que l’enquête même a produite. À insister sur les filiations et les parentés féminines, on risque de devenir insoucieux d’un contexte historique et culturel mixte. (2003 : 663)19

Au Québec, les travaux de Chantal Savoie partagent des préoccupations et des objectifs similaires. S’intéressant plus précisément au rôle que les femmes ont joué dans la production20, Savoie emprunte à l’histoire littéraire, à l’histoire culturelle et aux études sur

la presse aux XIXe et XXe siècles pour délimiter les enjeux et les principes ce qu’elle nomme

« une sociopoétique historique des pratiques littéraires des femmes » (2009). Proposé par Alain Viala, le terme « sociopoétique » suppose « une poétique, c’est-à-dire une étude des genres et des formes, qui s’inscrive dans une réflexion sur ses variations en fonction de variations sociales » (Viala, 1993 : 147). Ce « trait d’union entre la poétique et la sociologie » (Meizoz, 2004 : 44) envisage le fait littéraire à partir du double point de vue de la sociologie historique et de la poétique formelle, en alliant les principes théoriques sur l’institution (Dubois, 1978), le champ et le marché des biens symboliques (Bourdieu, 1998 [1992]) aux enjeux plus spécifiquement intratextuels. Ainsi, Alain Viala, puis Jérôme Meizoz (2004), invitent à considérer un réseau de médiations autour et dans le texte – ici vu comme un objet de communication littéraire – afin de rendre compte aussi bien des procédés d’acquisition de capital (économique, symbolique, social), que des effets de mises en scène, des rapports aux modèles et des sensibilités des producteurs et des récepteurs. Plus qu’un effort de mise en contexte, la sociopoétique investit le texte en sa qualité de prisme, offrant ainsi de saisir un système de stratégies21 dont la compréhension éclaire

19 Prenant acte de ces avertissements, j’adopterai tout de même une posture alternative, en faisant dialoguer

les formes, les discours et l’imaginaire d’un corpus de textes écrits par des femmes, avec l’ensemble de la littérature de l’époque.

20 Pour sa part, Christine Planté avait privilégié, avec La petite sœur de Balzac, les études et les récits

consacrés aux écrits des femmes, principalement par le biais de la « femme auteur », « un type, un personnage dans lequel s’investissent les idéologies et les fantasmes du XIXe siècle, qui l’a inventée » (Planté, 2015 [1989] : 15, l’auteure souligne).

21 Selon Alain Viala, « Une stratégie, au sens propre, est bien une façon de poursuivre un but, et une manière

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l’ensemble des trajectoires et des logiques de production, de circulation et de réception. Selon Viala, quatre facettes composent le prisme qu’est l’œuvre littéraire : la langue, le champ littéraire, le genre littéraire et l’auteur22. Au-delà de cette liste non exhaustive, l’idée

de prisme et des effets de médiation qu’il induit invite à appréhender le texte littéraire comme un fait social parmi d’autres ; autrement dit, à abandonner l’idée d’une autonomie de l’œuvre, et à faire dialoguer la poétique textuelle et son contexte dans une conception médiatisée. Dans la foulée de Viala et Meizoz, Chantal Savoie pousse la réflexion un cran plus loin et envisage la sociopoétique historique à la lumière du concept de « posture littéraire », entendue ici selon la définition canonique qu’en donne Jérôme Meizoz, soit « la présentation de soi » et « l’image de soi donnée dans et par le discours », et donc « la manière singulière d’occuper une “position” dans le champ littéraire » (Meizoz, 2007 : 18-21). En effet, Savoie entrevoit par le biais de la posture littéraire la capacité à distinguer, à sérialiser et à mettre en commun les pratiques littéraires des femmes selon les possibles discursifs s’offrant à elles (2014b : 193-194).

Forte des propositions d’Alain Viala, Jérôme Meizoz et Chantal Savoie, la sociopoétique historique proposée puise tant aux travaux en histoire culturelle et à la sociologie des acteurs de la vie littéraire, qu’à la sociocritique et à la stylistique. En reposant de façon majoritaire, mais non exclusive, sur l’objet texte, elle fonde son approche sur deux supports discursifs devant être considérés, ainsi que le propose Michel Foucault (1966 et 1969), comme documents et comme monuments : le livre et l’archive. Aussi, au roman publié en livre qui constitue le cœur de la thèse, s’ajoutent deux sources qui invitent à retracer la trajectoire des individus23 et à examiner les modulations d’un ensemble de

discours, tant publics que privés, et tenus sur ou par les femmes qui écrivent : la lettre et le

déclarations d’intentions d’un auteur, mais s’observe dans les faits, après que les faits soient advenus et aient pris sens : elle est une réalité que l’observateur décèle et construit, pas un donné immédiat. Mais une stratégie est un mouvement qui a une direction d’ensemble, un sens […] » (1993 : 217, l’auteur souligne).

22 On peut ainsi ajouter le fait que le genre sexuel englobe ces quatre facettes, et qu’il en est même le ciment. 23 Comme le rappelle Marie-Pier Luneau, « la reconstitution stricte des faits déterminant [le parcours d’un

écrivain] dans le monde littéraire (relations connues, lieux de publication, contrats d’édition, tirages) n’est jamais qu’une armature. Encore faut-il l’enrichir d’éléments discursifs permettant, au-delà de cette trame événementielle, de prendre connaissance du contexte, sans perdre de vue la grande part de représentation

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journal intime. C’est en cheminant entre ces différents supports de l’intime24 que je formule

l’hypothèse qu’il existe une ou plusieurs postures et figures25 qui permettent de retracer

l’émergence d’un projet romanesque, ainsi que les effets de jeu générés dans l’écriture avec l’imaginaire générique. En somme, pour le dire avec Marie-Pier Savoie, la lettre et le journal intime, « à la jonction du processus créatif et de la professionnalisation, revêtent un caractère performatif en ce sens où [ils] rendent compte d’un projet littéraire en processus de reconnaissance, et invitent, en tant que première vitrine, à déployer les aptitudes argumentatives et littéraires » de l’épistolière et de la diariste (2015 : 39).

Souvent considérée comme « l’antichambre de l’œuvre », la lettre fournit une source qui va au-delà de la simple fonction accompagnatrice du roman. Selon Michel Biron et Benoît Mélançon, les lettres des années 1930 contribuent au développement de ce qu’on appelle « la première modernité » au Québec (1996). Marie-Andrée Beaudet, pour sa part, n’hésite pas à parler de l’« action épistolaire » jouée par l’ensemble des correspondances de cette décennie dans « la mutation littéraire et institutionnelle de la littérature québécoise (1996 : 81). Objet communicationnel reposant sur l’expérience équivoque du rapprochement et de l’éloignement avec l’autre (Kaufmann, 1990), la lettre est a priori vectrice d’une « configuration sociale » (Biron, 1996 : 110-111) favorisant l’éclosion d’un réseau de sociabilité entre plusieurs acteurs de la vie littéraire. L’action épistolaire ne saurait cependant être résumée à un geste d’écriture et d’envoi. Selon Brigitte Diaz, trois « fonctions » confèrent à la lettre sa « valeur littéraire » et jouent un rôle dans l’établissement d’un réseau de correspondance tout comme elles amorcent et accompagnent la création littéraire : la fonction génétique, ou quand la correspondance devient un laboratoire de l’œuvre en gestation ; la fonction médiatique, qui documente et dirige la diffusion de l’œuvre dans le champ littéraire ; enfin, la fonction métacritique, qui se fonde

24 Bien que ces documents ne soient pas totalement « intimes » (notamment du point de vue de leur

circulation et du système de communication sur lequel ils reposent, y compris pour le journal intime), je privilégie ce qualificatif à celui de « personnel », principalement pour le discours qui y est tenu et la mise en scène d’un moi intérieur qu’il suppose.

25 Ici, la figure est à prendre au sens chorégraphique que lui donne Roland Barthes dans Fragments d’un

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