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View of Les Fantômes des manifestes chez trois poètes européens des années 1930 : L. Aragon, W. H. Auden et B. Brecht

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Résumé

Après avoir rappelé quelques propriétés importantes du manifeste politique et avant-gardiste du début du xxe siècle, cet article propose une lecture de l’héritage fan- tomatique de cette pratique dans la poésie des années 1930 de trois poètes européens.

Chez Aragon, « Front rouge » (1930) témoigne d’une présence insistante de l’héritage futuriste, de Maïakovski à Marinetti. Dans Lieder Gedichte Chöre (1934), Brecht s’éloigne quant à lui du manifeste pour lui préférer d’autres stratégies d’action, dans lesquelles le spectre manifestaire est néanmoins encore perceptible. Libéral et rétif à toute parole collective, W. H. Auden infléchit dans « Spain » (1937) la parole manifestaire vers la mobilisation de l’opinion publique.

Abstract

After recalling some important properties of the political and avant-garde ma- nifesto of the early twentieth century, this article offers a reading of the legacy of this practice in the poetry of the 1930s by three European poets. Aragon’s « Front Rouge » (1930) is characterizd by clear presence of the futuristic legacy, from Marinetti to Mayakovsky. In Lieder Gedichte Chöre (1934), Brecht go away from the manifesto and prefer other strategies of action, in which the spectrum is nevertheless manifestaire still noticeable. Liberal and rejecting any collective voice, W. H. Auden bends in « Spain » (1937) the discourse of the manifesto to mobilize public opinion.

Florian M

ahot

B

oudias

Les Fantômes des manifestes

chez trois poètes européens des années 1930 : L. Aragon, W. H. Auden et B. Brecht

Pour citer cet article :

Florian Mahot Boudias, « Les Fantômes des manifestes chez trois poètes européens des années 1930 : L. Aragon, W. H. Auden et B. Brecht », dans Interférences littéraires/

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Geneviève FaBry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan herMan (KU Leuven) Guido latré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

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CoMitésCientifique – WetensChappelijkCoMité

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1930 :

L. Aragon, W. H. Auden et B. Brecht

1. l’

héritagedes Manifestesdans lesannées

1930

Pour les écrivains de 1930, le « manifeste » est surtout un fantasme : le mot charrie toute une histoire du radicalisme politique – des Girondins de la Révolution française jusqu’à l’opuscule de Marx et Engels – et du radicalisme artistique – des manifestes symbolistes aux manifestes futuristes et dadaïstes1. Aussi la pratique du manifeste est-elle très fortement liée à l’avant-garde, que celle-ci soit politique ou artistique. Fruit de cette histoire et véritable membrane entre l’art et la politique, le manifeste du début du xxe siècle lie de manière exemplaire révolution artistique et révolution politique. En 1930, le manifeste n’est ainsi pas tant un genre que l’his- toire d’actes politiques et artistiques radicaux. S’il faut en trouver un, le plus petit dénominateur commun à tous les manifestes est la manifestation, c’est-à-dire la publication – l’apparition – dans l’espace public d’une prise de position. Le mani- feste n’est cependant pas réductible à la « profession de foi », mot qui pourrait être choisi comme son synonyme imparfait. Dans son compte-rendu de la manifestation de la rue de Puteaux de 1921, Louis Aragon évoque d’abord « les professions de foi d’anarchie » criées par les surréalistes lors de cette soirée, puis la lecture du « Manifeste Dada 1918 de Dada 3 » par Breton2. Les deux mots sont pour le moins proches mais le nom « manifeste » connote une violence supplémentaire, une radicalité du propos qui va de pair avec l’outrance de son expression. Une parole collective et officielle aussi. Dans le récit du jeune surréaliste, le « manifeste » est aussi un document écrit

1. Cette rapide introduction sur l’histoire des manifestes se base sur les travaux et synthèses suivantes : Wolfgang asholt & Walter Fähnders, « Die ganze Welt ist eine Manifestation »: die europäische Avantgarde und ihre Manifeste, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997 ; Marcel BurGer, Les Manifestes, paroles de combat : de Marx à Breton, Paris, Delachaux et Niestlé, 2002 ; Peter BürGer, Der französische Surrealismus: Studien zum Problem der avant-gardistischen Literatur (1971), Francfort-sur- le-Main, Suhrkamp, 1996 ; Hanno ehrlicher, Die Kunst der Zerstörung: Gewaltphantasien und Manifesta- tionspraktiken europäischer Avantgarden, Berlin, Akademie Verlag, 2001 ; Benedikt hjartarson, « Myths of rupture: Manifesto and the concept of Avant-garde », dans, Modernism, vol. I, s. dir. Vivian lisKa

& Astradur eysteinsson, Amsterdam, Benjamins, 2007, pp. 174-194 ; Janet lyon, Manifestoes: Provo- cations of the Modern, Ithaca, Cornell University Press, 1999 ; Martin Puchner, Poetry of the Revolution.

Marx, Manifestos and the Avant-gardes, Princeton, Princeton University Press, 2006 ; Luca soMiGli, Legitimizing the Artist: Manifesto Writing and European Modernism, 1885-1915, Toronto, University of Toronto Press, 2003 ; Anne toMiche, « Manifestes et avant-gardes au xxe siècle », dans Revue Silène.

Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest, 2010, URL : http://www.revue-silene.

comf/index.php?sp=liv&livre_id=150, consulté le 4 avril 2013 ; Le Premier manifeste du futurisme, éd.

Jean-Pierre A. de Villers, Ottawa, Éd. de l’Université d’Ottawa, 1986 ; Galia yanosheVsKy, « Three Decades of Writing on Manifesto : The Making of a Genre », dans Poetics Today, vol. 30, no 2, 2009, pp. 257-286 ; Galia yanosheVsKy, « The Literary Manifesto and Related Notions : A Selected An- notated Bibliography », dans Poetics Today, vol. 30, no 2, 2009, pp. 287-315.

2. Les Écrits nouveaux, Janvier 1921, reproduit dans Louis araGon, Chroniques, 1918-1932, éd.

Bernard leuilliot, Paris, Stock, 1998, p. 95.

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que l’on lit – un texte préparé et fruit d’une stratégie de communication –, tandis que la profession de foi semble moins solennelle et moins radicale. En somme, le

« manifeste » est d’abord une « manifestation », une effraction dans l’espace public.

En étudiant ses formes et ses évolutions depuis le xViiie siècle, on peut ten- ter de le fixer en genre. De nombreux critiques s’y emploient et créent de ce fait une norme, mais c’est lui dénier sa plasticité et la variété des productions intitulées

« manifeste » – oscillant entre la prose et le vers, entre l’exposé théorique et le surgissement de la parole. La forme du manifeste relève déjà de l’art souhaité, à la fois énonciation du projet et réalisation du projet poétique, dont les avant-gardes ont souvent retenu le principe. Qu’il soit manifestation d’une politique, manifes- tation d’un groupe ou manifestation d’une poétique, le manifeste manifeste. Il est un fantasme tautologique. Aussi paraît-il en proie à une fatalité de la répétition : il faut toujours répéter et rejouer la force de l’acte inaugural. Publier un manifeste, c’est prendre le risque de ne pas être entendu et de devoir se répéter. La nécessité de la répétition peut aussi donner un tour mélancolique à la démarche. Les auteurs de manifestes sont toujours confrontés à l’inefficacité réelle ou potentielle de leur parole. Le manifeste peut alors devenir ridicule, incompréhensible, ou encore se retrancher derrière un discours de l’autonomie artistique à l’opposé d’une vigou- reuse parole politique.

Parce qu’il est un acte de communication dans l’espace public, le manifeste se plie à tous les modes de publication : écrit, théâtral, radiophonique, cinémato- graphique, etc. Dès les premières années, l’agitation surréaliste prend par exemple une forme orale : Breton et Aragon perturbent ainsi certaines réunions politiques en lisant à haute voix les manifestes dadaïstes. En 1921, alors que ceux que l’on n’appelle pas encore les surréalistes ont déjà causé maints scandales publics, un certain Léon Poldès, communiste, invite les membres de Dada à venir parler dans son « Club du faubourg », sis 6 rue de Puteaux. Dans Les Écrits nouveaux, en janvier 1921, Aragon raconte la manifestation de la rue de Puteaux et comment Breton et lui imposèrent leurs vues à cette occasion.

Je ne saurais rapporter mes paroles : quand ce fut mon tour de parler, je me jetai à l’eau en proclamant que je venais sans une note, sans une idée, devant le Faubourg ; et je partis de là contre ce qui était la raison même de ce Faubourg, la vulgarisation des idées, le sot travail de mise à portée, l’hypocrisie de ses entrepreneurs parés des plumes du paon, féroces exploitants du peuple, agents provocateurs de la pitié. Je criais. Nos professions de foi d’anarchie assez mal entendues suscitaient les socialistes à cœur de fonctionnaires à nous inter- rompre sans cesse. Mais une agissante minorité d’anarchistes, au sens courant du mot, saisissant moins ce qui nous séparait d’elle que ce qui la séparait, et nous-mêmes, des socialistes présents, portait le débat dans la salle. Les idées entraînaient tout le monde très loin de la littérature quand André Breton se mit à lire le Manifeste Dada 1918 de Dada 3.3

L’anecdote montre la force du manifeste, parole intempestive et polémique. Le manifeste impose les idées de celui qui le profère. Les exemples dadaïstes et surréa- listes montrent un manifeste fondamentalement oral, voire théâtral. Cependant, les manifestes ne donnent pas toujours lieu à des performances orales et sont aussi des objets matériels. Le Manifeste du Parti communiste (Manifest der Kommunistischen Partei),

3. Ibid., p. 95.

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texte inaugural s’il en est, peut ainsi être un objet privilégié pour l’étude des phéno- mènes de mondialisation littéraire, premier exemple laïc d’un livre diffusé à l’échelle mondiale. Il est publié sous forme de brochure bon marché et diffusé dans l’Europe entière en très peu d’années. L’auteur du manifeste a toujours une obsession pour la traduction de son texte : le manifeste doit se répandre, avoir la diffusion la plus large possible. En 1848, le Manifeste du parti communiste paraît en allemand à Londres et à New York et sera traduit dans les principales langues européennes en quelques dizaines d’années. « Les mots en liberté » de Marinetti sont aussi des mots imprimés et le premier manifeste du futurisme italien a été publié en 1909 dans les colonnes du Figaro. Plus encore, avant et après 1909, Marinetti écrit une large partie de ses textes en français afin qu’ils reçoivent davantage d’écho dans les milieux artistiques européens.

Historiquement, le manifeste artistique connaîtrait ses heures de gloire dans les trente premières années du xxe siècle et serait de fait contemporain des avant- gardes historiques des années 1910 et 1920. En déplaçant la focale dans les années 1930, considérons la vertu toute politique de cette parole inaugurale et violente en étudiant sa présence, flagrante ou implicite, dans la poésie à caractère politique de trois auteurs européens héritiers des avant-gardes historiques et imprégnés dans les années 1930 de mythologie marxiste : Aragon, Auden et Brecht. Dans « Front rouge », le poème le plus violent et le plus dérangeant qu’ait jamais écrit Aragon, dans certains poèmes de Brecht mais aussi, de manière plus surprenante, dans cer- tains poèmes de W. H. Auden écrits pendant la Guerre d’Espagne, l’héritage du manifeste avant-gardiste des décennies précédentes se fait jour. Or, à part Aragon, qui contribua à la rédaction du premier Manifeste du surréalisme, aucun de ces auteurs n’a réellement participé à la publication de manifestes en tant que tels. Mais gageons que leur poésie, lorsqu’elle devient ouvertement politique, s’écrit avec l’héritage des grands manifestes politiques et avant-gardistes. C’est du manifeste qu’ils hériteraient les actes de langage tels que l’affirmation violente ou la protestation révoltée. Le manifeste apparaîtrait ainsi moins comme un genre réglé par des normes poétiques qu’un mode de communication visant à diffuser largement un message politique.

Faisons donc l’hypothèse qu’après l’âge d’or des avant-gardes, le principe du mani- feste pénètre dans l’entre-deux-guerres de nombreux types de créations artistiques, du collage au théâtre, en passant par le poème. On pourrait même en retrouver des traces aussi bien dans les formes les plus élitistes et les plus impersonnelles des modernisms anglo-saxons que dans l’art militant d’Aragon et de Brecht. Le résultat de cette utilisation est ce qu’on peut appeler une parole manifestaire, caractérisant un art conçu sur le modèle plus ou moins conscient du manifeste : un art souvent agressif, parfois grégaire, toujours exclamatif.

2. a

ragonetlanostalgie inavouéeduManifestefuturiste

Le premier Manifeste du surréalisme, publié en 1924, est un texte pour le moins hybride : Breton y fait alterner de longs passages argumentatifs avec des saillies en vers et des slogans se détachant de la continuité du propos. Il s’apparente aussi à une préface au recueil de poèmes Poisson soluble, au moins dans sa genèse et dans ses conditions de publication. Breton y parle d’ailleurs des « lignes serpentines,

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affolantes, de cette préface »4. Selon M. Puchner, Breton écrirait son premier ma- nifeste dans la voie ouverte par le Manifeste du Parti communiste de Marx5. L’enjeu fondamental de ce texte serait que Breton voulait prouver son orthodoxie au Parti communiste. Mais ce n’est pas encore tout à fait le cas en 1924 : si le texte a une nette teneur philosophique et éthique, il n’est pas immédiatement politique. Le pre- mier manifeste ne laisse pas beaucoup de place au mot d’ordre et préfère présenter une nouvelle méthode de création. Cependant, si des passages laissent affleurer l’expression d’un surréalisme en acte, dans l’ensemble, c’est bien un texte argumen- tatif qu’écrit Breton. Bien qu’il érige le désir, l’inconscient et la sexualité en valeurs suprêmes, la forme adoptée est une apologie implicite de la raison et de ses pouvoirs intellectuels6. De fait, en écrivant ce premier manifeste, Breton se situe plus dans la tradition du manifeste philosophique et politique que dans celle ouverte par Mari- netti en 1909. Les circonstances de la genèse du texte le confirment : Après en avoir parlé à des amis, Max Morise et Pierre Naville, qui passaient avec lui des vacances à Lorient pendant l’été 1924, Breton ajoute à la préface de Poisson soluble sa forte dimension collective. Il transforme la préface en manifeste. Réécrit collectivement, le texte final est plus violent : l’offensive surréaliste peut commencer7.

Dans le cours de son argumentation, Breton promeut une poétique surréa- liste, avec ses accents politiques : il défend d’abord la liberté individuelle et une nouvelle poétique fondée sur le rêve, la merveille et la haine du roman réaliste. En passant, il nie la valeur d’action et de prophétie des écrits surréalistes.

Autrement graves me paraissent être, je l’ai donné suffisamment à entendre, les applications du surréalisme à l’action. Certes, je ne crois pas à la vertu pro- phétique de la parole surréaliste. « C’est oracle ce que je dis » : oui, tant que je veux, mais qu’est lui-même l’oracle ? […] Je fais semblant, par malheur, d’agir dans un monde où, pour arriver à tenir compte de ses suggestions, je serais obligé d’en passer par deux sortes d’interprètes, les uns pour me traduire ses sentences, les autres, impossibles à trouver, pour imposer à mes semblables la compréhension que j’en aurais. Ce monde dans lequel je subis ce que je subis (n’y allez pas voir), ce monde moderne, enfin, diable ! que voulez-vous que j’y fasse ? […] Je serai seul, bien seul en moi, indifférent à tous les ballets du monde.8

Breton ne veut pas être prophète, ne veut pas agir dans le monde et semble même désabusé dans sa quête de reconnaissance du surréalisme. Deux hypothèses sur- gissent à la lecture de cet extrait : d’une part, toute la dramaturgie du premier Mani- feste et les stratégies qu’il déploie démentent ce refus de l’action. La force du Mani-

4. André Breton, Œuvres complètes, I, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 331.

5. Martin Puchner, Poetry of the Revolution, op. cit., pp. 179-195.

6. Jean-Luc Steinmetz y voit plutôt une alternance entre la « rigoureuse clarté et sûreté du signe » et « l’impétuosité souterraine d’une parole secrète » (Jean-Luc steinMetz, Signets : Essais critiques sur la poésie du xviiie au xxe siècle, Paris, Corti, 1995, p. 269). « Une vague de rêves » aurait pu servir de premier manifeste au surréalisme, car il expose lui aussi l’éthique et la poétique surréaliste.

Mais Aragon se base moins sur la communauté du groupe surréaliste que son ami – bien qu’il cite René Crevel et Robert Desnos – et son propos est infiniment moins dramatique et tout simplement violent. De là, il est normal que le texte de Breton s’imposât comme la référence majeure.

7. Henri Béhar, André Breton: le grand indésirable, Paris, Calmann-Lévy, 1990, pp. 163-164 ; An- dré Breton, Œuvres complètes, I, op. cit., pp. 1333-1343.

8. Ibid., pp. 344-345. « C’est oracle ce que je dis » est une citation de « Mauvais sang », de Rimbaud, dans Une saison en enfer. Voir Arthur riMBaud, Œuvres complètes, éd. Antoine adaM, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 95.

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feste du surréalisme provient en effet de la façon de s’imposer et d’imposer ses vues de manière spectaculaire et dans un rêve de performativité. En mimant le pouvoir, le texte souhaite se rendre puissant tout en restant toujours menacé par le danger de son inexistence. D’autre part, on pourrait penser à l’inverse que le propos de Breton sur l’action nuance considérablement la force active de son manifeste. Que serait le manifeste d’un auteur qui se soustrairait à l’action et à la responsabilité ? Le premier Manifeste du surréalisme paraîtrait alors bien inoffensif.

De là, on peut inférer que l’acte de manifestation ne se trouve pas seulement dans les deux manifestes surréalistes, mais aussi et surtout dans les tracts émis par le groupe. Les surréalistes semblent plus être les héritiers des manifestes marinettiens dans leurs tracts et leurs déclarations que dans leur propre manifeste. Dès « Lâchez tout », déclaration publiée dans Littérature, en 1922, la rhétorique manifestaire est assimilée et réemployée. En 1924 et 1925, des déclarations comme « Ouvrez les prisons, Licenciez l’armée, ils n’y a pas de crimes de droit commun », « La révo- lution d’abord et toujours ! » ou le bien nommé « Manifeste des Intellectuels » s’apparentent totalement à la logique manifestaire9. Presque dix ans plus tard, en 1933, les surréalistes prennent violemment la défense de Violette Nozières dans une brochure d’une quarantaine de pages mêlant prose et vers10. En 1934, « Planète sans visa » est un tract prenant la défense de Trotski. L’année suivante, à la suite du Congrès International de la Défense de la culture au cours duquel les surréa- listes sont humiliés, paraît Du Temps que les surréalistes avaient raison, brochure de seize pages dénonçant le culte de la personnalité de Staline et l’orthodoxie esthétique de Moscou11. Ces tracts, ces brochures et ces déclarations parues en revues, au-delà de donner une image de la politisation progressive du groupe, manifestent un point de vue politique collectif avec véhémence et sectarisme. L’impératif, les phrases excla- matives et le sens des mots employés contribuent à l’énergie de la manifestation.

Plus que celle du premier Manifeste de 1924, la violence des tracts surréalistes est très sensible dans la poésie d’Aragon de 1929 et 1930. Dans les années 1970, Aragon parle du « caractère imprécatoire de la violence » des textes de La Grande Gaîté (1929) et de « Front rouge » (1930) en les reliant aux « écrits surréalistes anté- rieurs ». Et Aragon d’ajouter : « Pas que dans les miens » 12. À sa charge, Aragon a toujours été l’un des surréalistes les plus violents, ne lésinant jamais dans la pratique pamphlétaire. En tout cas, en comparant les poèmes de Breton, E. L. T. Messens et Benjamin Péret écrits pour prendre la défense de Violette Nozières en 1933 à la première section de « Front rouge », il apparaît nettement que la violence satirique

9. Ces documents sont reproduits dans Tracts surréalistes et déclarations collectives, 1 : 1922-1939, José Pierre Paris, Le Terrain vague, 1980, pp. 1-4, 28-29, 54-57, 57-59.

10. Violette Nozières, Éditions Nicolas Flamel, Bruxelles, 1er décembre 1933. Brochure de 44 pages, 200 x 140 mm, couverture illustrée d’une photographie représentant un N brisé, second plat muet. 20 exemplaires numérotés et 2000 exemplaires non numérotés. Huit planches dues à Dali, Tanguy, Ernst, Victor Brauner, René Magritte, Marcel Jean, Hans Arp et Alberto Giacometti ; huit poèmes d’André Breton, René Char, Paul Éluard, Maurice Henry, E.-L.-T. Messens, César Moro, Benjamin Péret et Gui Rosey. Ibid., p. 246-262.

11. « La Planète sans visa », tract, 24 avril 1934, Feuillet double, 210 x 135 mm, impression rouge sur papier blanc. Le titre est la reprise du dernier chapitre de l’ouvrage autobiographique de Trotski, Ma vie (traduction française, Rieder, 1930). Trotski avait été exclu du parti le 15 novembre 1927, exil et séjour en France en 1933. Les surréalistes écrivent ce texte pour prendre la défense de Trotski. Reproduit dans Ibid., p. 268-270. Du temps que les surréalistes avaient raison, Éditions Surréa- listes, Paris, août 1935. Brochure de seize pages, format 246 x 157 mm, impression noire sur papier blanc sous couverture grise. Reproduit in ibid., p. 274-281.

12. Louis araGon, L’Œuvre poétique, 2 : 1927-1935, Paris, Livre club Diderot, 1990, p. 503.

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est analogue. L’héroïne criminelle se détache en gloire de son milieu bourgeois sor- dide. Mais, si l’écriture surréaliste est parfois âpre et polémique, « Front rouge » est un poème d’une violence rare, texte souhaitant imposer la révolution en la décrivant au présent et en la chantant. Aragon mêle au vers libre avant-gardiste et aux images surréalistes des chants révolutionnaires et des propos de propagande communiste :

« Faites valser les kiosques les bancs les fontaines Wallace / Descendez les flics / Camarades / Descendez les flics »13. En 1932, ce texte est cause de sa rupture défi- nitive avec André Breton.

Mais un autre héritage est à peine assumé : celui du manifeste futuriste.

« Front rouge » n’est assurément pas un manifeste mais il dramatise la jouissance du manifeste : Aragon chante son plaisir face à l’avènement de la Révolution rêvée et le poème est comme la répétition des manifestes communistes et avant-gardistes.

Les héritages futuristes de Marinetti et de Maïakovski sont patents. Ce dernier n’est certes qu’un représentant des futurismes russes, au moins au nombre de quatre dans les années 1910, mais il fait partie du groupe qui s’impose après la parution du manifeste Gifle au goût du public en 1912, signé par David Bourliouk, Alexeï Krout- chonykh et surtout Maïakovski et Khlebnikov. Dès ce premier texte, les futuristes de ce groupe assument la provocation, la négation de la littérature du siècle précédent et une certaine outrance verbale. Les premières phrases en sont caractéristiques.

Nous seuls sommes le visage de notre Temps. La corne du temps résonne par nous dans l’art verbal.

Le passé est étroit. L’Académie et Pouchkine sont plus incompréhensibles que les hiéroglyphes. Jeter Pouchkine, Tolstoï, etc., etc., par-dessus bord du temps actuel.14

Les manifestes suivants sont du même ordre : ils parlent surtout des « mots » et fina- lement assez peu de la « vie ». On y revendique l’invention d’une langue personnelle et provocatrice et l’on détaille assez longuement les procédés utilisés – déchiquetage de la syntaxe et du mot, négation de l’orthographe et valorisation du néologisme, utilisation graphique de la lettre et explosion typographique de la phrase. Ainsi la violence s’abat-elle surtout dans un premier temps sur les formes poétiques. Il faut en effet attendre la Première Guerre mondiale, la Révolution de 1917 et la création du L.E.F. pour que les manifestes futuristes russes se politisent réellement. L’em- blème en est le programme du L.E.F. diffusé en 1923, dont les derniers mots sont évocateurs et marquent la poésie de Maïakovski.

La Révolution nous a appris bien des choses.

Le L.E.F. sait : Le L.E.F. va :

13. id., Œuvres poétiques complètes, I, éd. Olivier BarBarant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 495.

14. Traduit dans Manifestes futuristes russes, édition et traduction par Léon roBel, Paris, Les Édi- teurs Français Réunis, 1972, p. 17. Sur le manifeste de 1912 et la vertu politique du futurisme russe, voir Agnès sola, Le Futurisme russe, op. cit., pp. 6-7, 13, 147-167. Voir aussi Vladimir MarKoV, Russian Futurism, A History, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1968 ; L’Avant-garde russe . Futuristes et Acméistes (1979), s. dir. Serge Fauchereau, Neuilly-lès-Dijon, Éd. du Murmure, 2003 ; Russian Futurism Through its Manifestoes, 1912-1928, traduits par anna lawton & herBert eaGle, Ithaca, Cornell University Press, 1988 ; Jean-Claude Marcadé, Le Futurisme russe, Paris, Dessain &

Tolra, 1989 ; The Russian Avant-Garde Book 1910-1934 (Exhibition, New York, Museum of Modern Art, March 28-May 21, 2002), s. dir. Margit rowell et Deborah wye, New York, MoMA, 2002.

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Dans le travail pour affermir les conquêtes de la révolution d’Octobre en ren- forçant l’art de gauche. Le L.E.F. va faire dans l’art la propagande des idées de la Commune en ouvrant à l’art la route de demain.

Le L.E.F. va faire la propagande dans les masses avec notre art, en trouvant en elles la force d’organisation.

Le L.E.F. va confirmer nos théories par un art actif en l’élevant jusqu’à la plus haute qualification professionnelle.

Le L.E.F. va lutter pour un art-édification de la vie.

Nous ne prétendons pas au monopole de l’esprit révolutionnaire en art. On verra par l’émulation.

Nous en sommes assurés : par la justesse de notre propagande, par la force des œuvres produites nous démontrerons que nous sommes sur la bonne voie vers l’avenir.

N. Asséev, B. Arvatov, Ossip Brik, B. Kouchner, V. Maïakovski, S. Tretiakov, N. Tchoujak.15

Contrairement aux manifestes des années 1910, ce texte de 1923 relève plus nette- ment du programme politique que du manifeste poétique. Le L.E.F. met son dis- cours au service de l’édification socialiste. Il est donc tout à fait pensable qu’en écrivant « Front rouge » Aragon se souvienne plus de ce programme du L.E.F que des imprécations de 1912 contre Pouchkine et Tolstoï.

En 1930, Maïakovski est incontestablement une figure tutélaire pour le jeune surréaliste. « Front rouge » témoigne ainsi de la lecture d’un poème épique comme 150 000 000, vaste fresque sur la révolution publiée en 1921. On retrouve un en- thousiasme comparable envers la révolution et la glorification épique de la classe ouvrière. Une générosité semblable dans la versification aussi : les vers libres d’Ara- gon reprennent ceux du poète russe, sans reproduire néanmoins leur disposition spatiale. En témoigne cet extrait sur l’avènement du monde nouveau chez le poète russe :

Nous

aurons ta peau,

vieux monde romantique ! Au lieu de croyances

nous avons dans l’âme l’électricité

et la vapeur.

Au lieu d’être misérables

chipez la richesse de tous les mondes ! Tu es vieux ? A mort !

Et les crânes feront des cendriers ! Quand la vieillerie sera balayée

par un sauvage saccage,

nous entonnerrerrons le monde d’un nouveau mythe.

Nous casserons à coups de pied 15. Manifestes futuristes russes, op. cit., pp. 68-69.

(10)

l’enceinte du temps.

Nous engammerons le ciel de mille arcs-en-ciel.

Les roses et les rêves souillés par les poètes

s’ouvriront dans une nouvelle lumière.

Tout réjouira

nos

yeux de grands enfants !16

Pourtant, si Maïakovski est un modèle très important pour Aragon en ce début des années 1930, la violence du surréaliste n’a pas grand-chose à voir avec celle du poète russe, à maints égards beaucoup plus mesuré et jouant davantage de l’ellipse ou de l’allégorie pour ne pas mettre en scène des meurtres en tant que tels. Aragon pour- rait puiser sa violence terroriste à une source encore plus profonde, celle du futu- risme italien. Entre Maïakovski et Marinetti, le plus violent est sans doute le second.

Il n’est donc pas à exclure que le futurisme italien soit tout autant un modèle pour Aragon que le futurisme russe.

Malgré la haine des surréalistes à l’endroit de Marinetti, le septième point du programme marinettien de 1909 pourrait facilement servir d’exergue à « Front rouge » : « Point de chef-d’œuvre sans un caractère agressif »17. « Front rouge » est le poème de l’agression, c’est évident, mais c’est aussi un poème qui prétend quelque part à la grande forme : ses quatre parties de vers libres se déploient pour former un grand poème révolutionnaire. Le Marinetti de 1909 et l’Aragon de 1930 valorisent tous les deux la violence, le chef-d’œuvre et l’illumination poétique. Certes, Ara- gon n’utilise jamais dans son poème le pronom « nous », ce qui en réduit la portée manifestaire. Il voit plutôt la révolution avec une certaine distance, comme s’il était en train d’écrire un témoignage. Dans « Front rouge », le « je » est au spectacle, il regarde avec un plaisir immense l’avènement de la nouvelle société. Or cette dimen- sion n’est pas totalement absente du premier manifeste marinettien. Dans le début du texte, avant l’exposé des « volontés » du groupe, l’auteur fait le récit d’une virée en automobile à l’aube après une soirée passée avec ses amis. Dans cette expérience, il s’agit bien de chercher un spectacle, les amis espèrent assister à une épiphanie.

– Allons, dis-je, mes amis ! Partons ! Enfin la Mythologie et l’Idéal mystique sont surpassés. Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers Anges ! – Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous ! Partons ! Voilà le premier soleil levant sur la terre ! Rien n’égale la splendeur de son épée rouge qui s’escrime pour la première fois, dans nos ténèbres millénaires.18

C’est seulement à la fin du périple que commence la dictée des principes futuristes. Le manifeste futuriste ne s’élabore pas seulement dans l’affirmation mais

16. Vladimir MaïaKoVsKi, Poèmes, 2 : 1918-1921, traduit par Claude Frioux, Paris, Temps ac- tuels, 1985, pp. 314-315.

17. Reproduit dans Futurisme : manifestes, proclamations, documents, s. dir. Giovanni lista, Lau- sanne, L’Âge d’homme, 1973, p. 87.

18. Ibid., p. 85.

(11)

aussi et surtout dans la vision d’un nouveau monde en train de naître. Le surréa- liste s’en souviendra. Le lecteur retrouvera chez lui les verbes « assister » et « voir », de même que la vision d’une aube extraordinaire. « J’assiste à l’écrasement d’un monde hors d’usage », écrit Aragon au début de la troisième section de son poème, la plus proche du manifeste futuriste, et les soldats de l’armée rouge sont « rouges comme l’aurore » dans la dernière section19. Une évocation comparable du futur se retrouve dans « Tant pis pour moi », poème moins connu du recueil Persécuté Persécu- teur (1931). Les premiers vers sont tout à fait marinettiens, la couleur rouge en plus.

Ainsi que le coeur qui se déchire au début de l’absence le grisou sautera dans Paris

avec un long bruit de luxe brisé

les enfants regarderont la dernière passe du bordel éclaté comme une grenade

puis joueront à une marelle révolutionnaire et philosophique ciel se lira draPeaurouGe

et terre terre comme si de rien n’était20

À comparer « Front rouge », les poèmes de la même période et le premier manifeste de Marinetti, les caractéristiques communes sont éclatantes. Ce qu’Aragon retient surtout de son prédécesseur italien, c’est sa violence, particulièrement présente à partir du septième point du manifeste de 1909.

7. Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un carac- tère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme.

8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles ! À quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l’Impossible ? Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente.

9. Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.

10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le mora- lisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.

11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l’horizon ; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claque- ments de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.21

Tout se passe comme si le Aragon de « Front rouge » rejoignait Marinetti dans ses propos extrémistes : une jouissance de la destruction comparable, une même

19. Louis araGon, Œuvres poétiques complètes, I, op. cit., pp. 497-501.

20. Ibid., p. 520.

21. Futurisme, op. cit., p. 87.

(12)

volonté de louange face à l’avènement d’un monde nouveau. « Front rouge » corres- pond au projet du « manifeste de violence culbutante et incendiaire » que Marinetti présente en 1909. De même, la satire marinettienne des « brocanteurs » de l’Italie – les professeurs, académiciens et archéologues détestés – pourrait tout à fait être la base de la satire aragonienne des bourgeois, de leur « bibelots » et de leurs « aca- démies ». Là encore, Aragon reprendrait les stratégies de l’Italien dans une optique communiste. In fine, bien que les valeurs politiques en présence soient pour le moins antagonistes, le plaisir de la destruction, la valorisation de la jeunesse et de l’enfance, l’évocation des étoiles et du cosmos sont tout à fait comparables. En 1909, le texte de Marinetti s’écrit dans la négation du passé et dans une louange de la technique et de la vitesse. L’énonciation est vive et heurtée, la majorité des phrases sont exclamatives.

Regardez-nous ! Nous ne sommes pas essoufflés… Notre cœur n’a pas la moindre fatigue ! Car il s’est nourri de feu, de haine et de vitesse ! Ca vous étonne ? C’est que vous ne vous souvenez même pas d’avoir vécu ! Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles !

Vos objections ? Assez ! Assez! Je les connais! C’est entendu ! Nous savons bien ce que votre belle et fausse intelligence nous affirme – nous ne sommes, dit-elle, que le résumé et le prolongement de nos ancêtres. – Peut-être ! Soit ! Qu’importe ? Mais nous ne voulons pas entendre! Gardez-vous de répéter ces mots infâmes ! Levez plutôt la tête !

Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles !22

Si les vers libres d’Aragon sont plus métaphoriques, on y retrouve une énergie sem- blable, une même volonté de dépassement, voire de destruction, de la tradition.

Aragon lui aussi semble « sur le promontoire des siècles ».

La pioche fait une trouée au cœur des docilités anciennes Les écroulements sont des chansons où tournent des soleils Hommes et murs d’autrefois tombent frappés de la même foudre L’éclat des fusillades ajoute au paysage

une gaîté jusqu’alors inconnue

Ce sont des ingénieurs, des médecins que l’on exécute Mort à ceux qui mettent en danger les conquêtes d’Octobre Mort aux saboteurs du Plan Quinquennal

À vous jeunesses communistes balayez les débris humains où s’attarde l’araignée incantatoire du signe de croix Volontaires de la construction du socialisme

chassez devant vous jadis comme un chien dangereux Dressez-vous contre vos mères

Abandonnez la nuit la peste et la famille Vous tenez dans vos mains un enfant rieur un enfant comme on en a jamais vu

Il sait avant de parler toutes les chansons de la nouvelle vie Il va vous échapper Il court Il rit déjà

Les astres descendent familièrement sur la terre 22. Ibid., p. 89.

(13)

C’est bien le moins qu’ils brûlent en se posant la charogne noire des égoïstes23

Le poème d’Aragon a beaucoup des propriétés du manifeste futuriste : l’affir- mation, la protestation dans un rêve de performativité pour une révolution à venir.

Face à l’ordre public et au réformisme politique, Aragon convoque un imaginaire épique dévastateur, fondé sur le meurtre et la destruction. Personnifié, le « proléta- riat » devient une entité tout à la fois collective et unifiée rasant Paris. Parce qu’Ara- gon manie la forme moderne du vers libre, et qu’il en fait un tract politique, le malaise de ses lecteurs, artistes ou politiques, ne peut être qu’omniprésent. L’auteur parvient ainsi à se situer dans un non-lieu littéraire, entre manifeste politique et manifeste poétique, entre l’écriture propagandiste et impersonnelle du tract ou de l’affiche, et les rutilements héroïque d’un poème manifestaire. Il pourrait en tout cas pleinement faire partie de la caste des « grands poètes incendiaires » que Marinetti interpellait en 1909 dans « Tuons le clair de lune »24. Si « Front rouge » doit être lu au prisme de la réception aragonienne du futurisme russe, il ne faut donc en aucun cas oublier le spectre du manifeste futuriste italien – même refoulé par l’ancien sur- réaliste – planant sur ces vers.

3. B

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oulaMise àdistanCeduManifeste

En 1945, Brecht tente de récrire le Manifeste du parti communiste en hexamètres.

Dans ce projet, il traite néanmoins le Manifeste comme matière culturelle, base du patrimoine et de la culture communiste et non comme un moyen d’action. Et ce d’autant qu’il n’a jamais publié cette traduction libre. Ce texte résulte de la lecture du De rerum natura de Lucrèce, interprété par Brecht à l’aune de sa théorie didactique pour en faire un Lehrgedicht. Dans ce cadre, le manifeste n’était conçu que comme une partie d’un poème d’une plus grande ampleur. Brecht tente de réécrire le livre de Karl Marx et de Friedrich Engels à trois reprises avant d’abandonner le projet et le texte demeure finalement à l’état d’esquisse25. Dans son travail, Brecht utilise une traduction de Lucrèce en allemand et plusieurs éditions du Manifeste du parti commu- niste, qui est, selon lui, « à la fois un pamphlet et une œuvre d’art ». Et il continue :

« Pourtant il me semble possible d’en renouveler aujourd’hui l’effet propagandiste, un siècle plus tard, et doté d’une nouvelle autorité armée, à travers la mise en valeur de son caractère pamphlétaire »26. Afin de plier les mots du manifeste à la forme de

23. Louis araGon, Œuvres poétiques complètes, I, op. cit., p. 498.

24. Voir Futurisme, op. cit., p. 105.

25. Pour l’historique du projet, voir Bertolt Pour l’historique du projet, voir Bertolt Brecht, Gedichte, 5: Gedichte und Gedichtfragmente 1940-1956, éd. Jan KnoPF & Brigitte BerGheiM, Berlin et Francfort-sur-le-Main: Aufbau-Verlag et Suhrkamp, 1993, p. 386-394 ; Brecht Handbuch – Gedichte, éd. Jan KnoPF, Stuttgart, J. B. Metzler, 2001, p. 397-404.

26. « « Das Manifest ist als Pamphlet selbst ein Kunstwerk ; jedoch scheint es mir möglich, die propa- gandistische Wirkung heute, hundert Jahre später, und mit neuer, bewaffneter Autorität versehen, durch ein Aufheben des pamphletistischen Charakters, zu erneuern. » Dans son journal à la date du 11 février 1945, reproduit dans Bertolt Brecht, Journale, II: 1941-1955, Berlin et Francfort-sur-le- Main, Aufbau et Suhrkamp, 1994, pp. 219-220. Sur cette entreprise, Lion Feuchwanger écrit à Hans Bunge le 17 mai 1958 que « [l]a difficulté principale était de plier les mots techniques du manifeste à l’hexamètre, par exemple les mots bourgeois, bourgeoisie et prolétariat ». « Die Hauptschwierigkeit war, die technischen Worte des Manifests in Hexameter zu zwängen, zum Beispiel die Worte Bourgeois, Bourgeoisie und Proletariat. » Lettre conservée au Brecht Archiv, Akademie der Künste, citée in Gedichte, 5, op. cit., p. 393.

(14)

l’hexamètre, Brecht raccourcit certains passages, condense, synthétise et emploie plus volontiers le mot Arbeiter que Proletarier. Il amplifie aussi certaines phrases : la première du Manifeste, « Un spectre hante l’Europe – ce spectre est le commu- nisme » (Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus) donne lieu à dix vers dans le poème27. Dans cette entreprise, Brecht fait évidemment la démons- tration de son respect et de son engagement communiste. Mais il montre également un certain recul du poète vis-à-vis de la source du xixe siècle : le livre demeure fondamentalement un matériau permettant des variations artistiques. Le Manifeste du parti communiste est un hypotexte à travailler, à récrire et à transformer. Toute cette production, cette prise en main du texte originel est à interpréter à l’aune de la pratique brechtienne du « montage » et du « démontage » que Georges Didi-Huber- man a récemment mise en évidence28.Cette méthode permet de recomposer le dis- cours historique ou, dans ce cas précis, un livre fondateur de philosophie politique.

L’usage brechtien du manifeste est dans ce cas paradoxal : le poète recompose un manifeste fondateur mais met de ce fait davantage l’accent sur l’aspect patrimonial du texte que sur sa puissance manifestaire.

Dans les années 1930, au cœur de son exil, Brecht n’écrit pas à proprement parler des poèmes ayant une fonction de manifeste. Au moins deux raisons à cela : le poète valorise l’action aux dépens de la théorie et l’exemple aux dépens des principes.

Le poète est un communiste convaincu et ne souhaite pas fonder une pratique dans un geste inaugural. Il s’inscrit dans l’histoire du communisme et souscrit aux mani- festes du passé, sans montrer la volonté d’en produire d’autres. C’est comme si, pour Brecht, les hommes de 1930 n’avaient pas besoin d’ajouter leur pierre théorique à un édifice de philosophie politique déjà pleinement construit par les différents auteurs marxistes. Plutôt que la manifestation, Brecht valorise l’action politique. Pour lui, le temps du manifeste en tant que déclaration d’intention est passé, il faut en venir aux stratégies de persuasion. Et l’un des moyens de cette persuasion est la fiction et l’apologue, qui présente au lecteur une situation narrative impliquant une interroga- tion politique majeure. C’est pourquoi son art politique se nourrit plutôt de la repré- sentation de cas pris dans la réalité. Ainsi, dans le recueil antifasciste Lieder Gedichte Chöre (1934), le parti pris est en apparence plus lyrique que didactique mais chaque poème développe une stratégie de persuasion particulière. Exemplaire, « Le Chant du membre des S.A. » (« Das Lied vom SA-Mann ») développe une analyse empirique à la première personne de la psychologie d’un futur membre de la milice, pendant que la chanson reproduit le rythme entraînant et séducteur des mélodies collectives29.

das liedVoM sa-Mann Als mir der Magen knurrte, schlief ich Vor Hunger ein.

27. Bertolt Brecht, Gedichte, 5, op. cit., p. 120 ; Bertolt Brecht, Poèmes, 6 : 1941-1947, Paris, L’Arche, 1967, p. 135, texte traduit de l’allemand par Jean Baudrillard.

28. Georges didi-huBerMan, Quand les images prennent position, L’Œil de l’histoire, 1, Paris, Mi- nuit, « Paradoxe », 2009, pp. 77-100.

29. Günter hartunG, « ‘Laissez la rue aux bataillons bruns…’ : analyse de chants SA », dans Nazisme et antinazisme dans la littérature et l’art allemand (1920-1945), Presses universitaires de Lille., Lille, 1986, p. 91-102 ; Günter reus, « Brune comme la terre est la tunique des combattants” : nature et société dans le lyrisme du IIIe Reich », dans Nazisme et antinazisme dans la littérature et l’art allemand (1920-1945), Presses universitaires de Lille, Lille, 1986, pp. 103-116.

(15)

Da hört ich sie ins Ohr mir Deutschland erwache! Schrein.

Da sah ich viele marschieren Sie sagten: ins dritte Reich.

Ich hatte nichts zu verlieren Und lief mit, wohin war mir gleich.

Als ich marschierte, marschierte Neben mir ein dicker Bauch

Und als ich „Brot und Arbeit» schrie Da schrie der Dicke das auch.

[...]

Sie gaben mir einen Revolver Und sagten: schieß auf unsern Feind!

Und als ich auf ihren Feind schoß Da war mein Bruder gemeint.

Jetzt weiß ich : drüben steht mein Bruder.

Der Hunger ist’s, der uns eint Und ich marschiere, marschiere Mit seinem und meinem Feind.

So stirbt mir jetzt mein Bruder Ich schlacht ihn selber hin

Und weiß doch, daß, wenn er besiegt ist Ich selber verloren bin.

lechantduMeMBredes s.a.

Lorsque mon estomac grognait, Je m’endormais de faim parfois.

Et dans l’oreille ils me criaient : Allemagne réveille toi !

J’en ai vu là marcher beaucoup : Troisième Reich, ils disaient ça.

N’ayant rien à perdre du tout, J’ai suivi, qu’importe où l’on va ! Quand je marchais, marchais sans fin, À mes côtés un ventre, un gros, J’ai crié : « du pain et du travail » Le gros criait les mêmes mots.

(16)

[...]

Ils m’ont donné un revolver, Dit : tire sur notre ennemi ! Et quand j’ai tiré ce fut vers Mon frère, ils le voulaient ainsi.

Je le sais donc : En face est mon frère.

Et c’est la faim qui nous unit, Et je marche et marche derrière Avec son et mon ennemi.

Mon frère ainsi meurt maintenant Et je l’ai moi-même abattu.

S’il est vaincu, je sais, pourtant, Que c’est moi qui serai perdu30.

Le poème dénude le processus de propagande et de mise au pas de la population par les cadres du parti nazi. En même temps, il joue de l’identification du lecteur avec ce membre recruté dans la S.A., notamment dans la mention de la misère ini- tiale du sujet et d’une misère aboutissant à un dangereux « Je n’avais rien à perdre » (Ich hatte nichts zu verlieren). Le poème prévient ainsi l’individu qui serait tenté d’inté- grer la section et plonge dans la perplexité, voire dans le remords, celui qui a déjà commis la faute. Mais le poème n’est pas seulement une analyse fine, en focalisa- tion interne, d’un comportement politique de n’importe quel individu victime de l’État totalitaire, il laisse affleurer un retour à la raison et à la réflexion individuelle, notamment par la mise en valeur rythmique du verbe « savoir » (wissen) dans la chute du poème : « Und weiß doch, daß, wenn er besiegt ist / Ich selber verloren bin ». Les trois dernières strophes jouent sur la confusion des pronoms et sur l’identification de

« l’ennemi » et du « frère » (Feinde / Bruder). Le texte mime donc un processus de prise de conscience imparfait que le lecteur doit mener à bien dans le réel. Brecht construit ainsi une pédagogie par l’exemple, qui doit mener le lecteur sur la voie de la réflexion autocritique. On est loin des rutilements du manifeste.

Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il échappe totalement à la tradition manifestaire de l’avant-garde. Il arrive à Brecht d’écrire des éloges de l’U.R.S.S. ou du parti en bonne et due forme. Ces éloges (Lobe) sont insérés dans les pièces et dans les recueils de poèmes31. Ils sont caractérisés par une certaine violence dans

30. Bertolt Bertolt Brecht, Gedichte, 1: Sammlungen, 1918-1938, Berlin et Francfort-sur-le-Main, Auf- bau-Verlag & Suhrkamp, 1988, p. 209 ; Id., Poèmes, 3 : 1930-1933, Paris, L’Arche, 1966, pp. 21-22., texte traduit de l’allemand par Eugène Guillevic.

31. Voir « Éloge du communisme » (« Lob der Kommunismus »), « Éloge du parti » (« Lob der Partei »), « Éloge du travail clandestin » (« Lob der illegalen Arbeit »), « Éloge du révolutionnaire » (« Lob des Revolutionärs »), « Éloge de la dialectique » (« Lob der Dialektik ») et « Éloge de l’U.R.S.S. » (« Lob der U.d.S.S.R. »), poèmes extraits des pièces La Décision (Die Massnahme) et La Mère (Die Mutter) et repris pour une grande partie dans Lieder Gedichte Chöre. Voir Bertolt Brecht, Gedichte, 1, op. cit., pp. 233- 239 ; Gedichte, 4: Gedichte und Gedichtfragmente 1928-1939, édité par Jan Knopf et Brigitte Bergheim, Berlin et Francfort-sur-le-Main, Aufbau-Verlag et Suhrkamp, 1993, p. 61.

(17)

l’énonciation et dans l’affirmation forte des valeurs communistes. Leur énergie et leur caractère puissamment affirmatif sont l’héritage de la parole inaugurale que constitue le Manifeste du parti communiste. D’autres poèmes sont de véritables chants partisans qui reprennent le principe de l’affirmation manifestaire, comme à la fin de la seconde section des Poèmes de Svendborg ou dans la bien nommée « Chanson de la faucille et du marteau » (« Hammer- und Sichellied »), publiée dans la Deutsche Zentral-Zeitung à Moscou à l’occasion du 1er mai 193532. Mais la majeure partie du temps, Brecht mélange de manière originale l’affirmation manifestaire et le slogan politique avec le récit, comme dans « Le Chant de l’ennemi de classe » (« Das Lied von Klassenfeind ») et l’« Adresse au Camarade Dimitroff » (« Adresse an den Genossen Dimi- troff »), tous deux imprimés dans Lieder Gedichte Chöre (1934)33. Dans ces poèmes, la violence de l’affirmation manifestaire est filtrée ou détournée par le récit, plus ou moins fictionnel. L’« Adresse au Camarade Dimitroff » clôt ainsi la dernière section du recueil de 1934, celle consacrée à la prise de pouvoir d’Hitler et très symboli- quement intitulée « 1933 ». Le poème, écrit à la deuxième personne, est un texte de soutien à Georgi Mikhailov Dimitrov. En 1933, ce communiste bulgare en poste à Berlin au service du Komintern est accusé par les nazis dans l’affaire de l’incen- die du Reichstag. S’ensuit alors un long procès et une année d’emprisonnement qui ont un très large écho dans l’opinion de gauche internationale. Brecht s’inscrit alors dans le concert mondial des voix soutenant l’inculpé. Écrit de circonstance, le poème permet aussi de personnifier un idéal politique et de représenter une voix qui s’élève contre le nazisme.

adresse anden Genossen diMitroFF, alserin leiPziGVordeM Fachisti-

schen GerichtshoFKäMPFte

Genosse Dimitroff!

Seit Du vor dem faschistischen Gerichtshof kämpfst

Spricht, umstellt von dem Haufen der SA-Banditen und Würger Durch das Sausen der Stahlruten und Gummiknüppel

Laut und deutlich die Stimme des Kommunismus Mitten in Deutschland.

Hörbar in allen Ländern Europas, die

Über die Grenzen hinweg in das Dunkel hineinhorchen, selber im Dunkel Aber auch hörbar

Allen Ausgeplünderten und Niedergeknüppelten und Unabbringbar Kämpfenden

In Deutschland. […]

adresseaucaMarade diMitroV, lorsquilquilseBattaitdeVantletriBu-

nalFascisteà leiPziG

32. Voir notamment le « Chant du Front unique » (« Einheitsfrontlied ») et la « Résolution des Communards » (« Resolution der Kommunarden »), Bertolt Brecht, Gedichte, 2, op. cit., pp. 26-28. « Chan- son de la faucille et du marteau » (« Hammer- und Sichellied ») in Gedichte, 4, op. cit., p. 227.

33. id., Gedichte, 1, op. cit., pp. 210-214, 229-230.

(18)

Camarade Dimitrov !

Depuis que tu te bats face au tribunal fasciste

Résonne, entourée par la masse des bandits S.A. et des étrangleurs À travers le sifflement des barres d’acier et des gourdins de caoutchouc Avec force et clarté la voix du Communisme

Au cœur de l’Allemagne.

Audible dans tous les pays d’Europe qui

Tendent l’oreille par-dessus les frontières dans la profondeur de l’obscurité, eux-mêmes dans le noir

Mais audible aussi pour

Tous les spoliés et les tabassés et Les combattants inlassables En Allemagne34. […]

Brecht met ainsi en scène la voix du résistant face au tribunal nazi : il rend hommage à une parole, il salue celui qui a le courage de s’opposer. Ce faisant, il fonde l’énon- ciation de son poème sur trois éléments – la voix du sujet poétique, celle de Dimi- trov, premier destinataire du poème, et celle du lecteur, second destinataire. Le cadre énonciatif est ainsi très différent de celui du manifeste, plutôt fondé sur une adresse directe et universelle entre un « nous » et un « vous ». Mais Brecht réussit à représen- ter cette énergie manifestaire grâce à la figure de Dimitrov, « voix du communisme » (die Stimme des Kommunismus), qui devient presque un personnage et un héros de la résistance prenant en charge une parole d’opposition. Il montre donc par l’exemple la nécessité d’une parole manifestaire tout en ne la prenant pas complètement en charge. Celle-ci est comme médiatisée dans le dispositif énonciatif – l’adresse et le récit – et n’en acquiert que plus de force vis-à-vis du lecteur.

En Grande-Bretagne, la tradition du manifeste avant-gardiste est représentée par les tentatives de la revue Blast (1914), sous l’égide de Wyndham Lewis et de Pound. La pratique du manifeste outre-manche va donc de pair avec l’avant-garde esthétique et un certain conservatisme politique, les deux poètes appartenant à ce qu’on appelle le « modernisme d’arrière garde » (rear-guard modernism)35. Selon M.

Puchner, Pound et Lewis auraient repris dans Blast la forme du manifeste à Mari- netti afin de contrer l’influence grandissante du futurisme sur les avant-gardes bri- tanniques. Mais cette tentative aurait vidé le manifeste de sa substance politique, pour n’en garder que l’agitation et les hurlements artistiques. Les deux poètes anglo- phones en auraient fait un objet politiquement autonome. À la lecture des deux livraisons de Blast, cela paraît moins évident et les propos de Wyndham Lewis, s’ils défendent l’autonomie de l’œuvre d’art, ont bien des points communs en matière de politique avec Marinetti. Ils défendent en effet un certain élitisme aristocratique, valorisent à tout prix la modernité technique et font la louange de l’Englishness aux dépens des puissances continentales : de fait, Blast véhicule bien certaines valeurs du conservatisme britannique.

34. Ibid., pp. 229-230. Je traduis.

35. Martin Puchner, « À l’arrière-garde du modernisme : Wyndham Lewis », dans Les Arrière- gardes au xxe siècle, s. dir. William Marx, traduit par Gilles PhiliPPe, Paris, P.U.F., pp. 181-194.

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