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L’appropriation des inventions de salariés, une analyse à partir des litiges

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L’appropriation des inventions de salariés, une analyse à partir des litiges Christian Bessy1

Résumé :

Ce texte analyse l’appropriation des inventions de salariés à partir des litiges qu’elle occasionne et en particulier du contentieux porté devant le tribunal de grande instance. Pour bien comprendre ce contentieux nous commençons par étudier l’évolution de la législation et des règles d’entreprises, en passant par les conventions collectives, qui ont codifié les questions relatives aux inventions de salariés, notamment en matière de rémunération supplémentaire. Ce premier point permet de revenir sur la politique du brevet mais surtout d’analyser, au cours de la période contemporaine, le changement de nature de la rémunération supplémentaire compensant la cession des droits à l’employeur. Dans un second temps, nous étudions ce changement à partir des litiges qui sont portés devant la Commission nationale paritaire des inventions de salariés et dont les décisions de conciliation peuvent amener à éviter le procès. Ces deux points préalables permettent, dans un troisième temps, de mieux appréhender les jugements des tribunaux en la matière à partir de la construction d’une base de décisions (n=123, 2001-2018). Le codage statistique de ces cas conduit à caractériser les litiges et leurs opposants et à mettre en évidence leur pluralité à partir d’une typologie. Loin d’être seulement lié à un manque de dialogue social en la matière, ces litiges témoigneraient aussi de problèmes spécifiques de gestion des travailleurs de l’innovation face aux enjeux accrus autour des brevets, ainsi qu’à une forme judiciarisation.

Mots-clés : invention de salariés, appropriation, rémunération, conciliation, litige

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A l’exception des sciences juridiques, peu de travaux de sciences sociales se sont intéressés à la question des inventions de salariés et de leur rémunération alors que les pouvoirs publics encouragent depuis quelques décennies l’économie de la connaissance et de l’innovation, ainsi que les réformes du marché du travail en instaurant des politiques plus incitatives (Tirole, 2016). C’est pourtant un sujet qui a fait l’objet en France d’un débat public à la fin des années 2000. En effet, le gouvernement de l’époque avait demandé qu’une réflexion soit engagée pour mieux reconnaître les inventeurs, réflexion qui a débouché sur des propositions de loi (Yung, 2010), en particulier une rémunération proportionnelle aux résultats de l’exploitation de l’invention. Le débat autour de la réforme de la loi a montré que le système français est caractérisé par un équilibre fragile (Breesé, 2010). Certains inventeurs salariés ont un sentiment de manque de reconnaissance, en regard de l’hyper valorisation de certains brevets, et nourrissent pour cette raison un contentieux régulier en la matière. De leur côté, les entreprises dans leur ensemble estiment qu’elles supportent les risques industriels et que les salariés ayant pour mission d’inventer sont normalement rémunérés pour cela. D’un autre côté, un système de rémunération variable suivant les résultats de l’entreprise valorise la performance individuelle et pose des questions d’équité, amenant les syndicats de salariés à ne pas en faire un objet prioritaire de négociation, ou même à aller à son encontre. Par ailleurs, le système souffre d’une différence entre les régimes d’invention de salariés du public et du privé.

Dans ce texte, nous proposons d’analyser les inventions de salariés en partant des litiges qu’elles occasionnent du fait de leur appropriation par les employeurs, sous la forme principalement du brevet, et de la faiblesse des compensations financières proposées. Nous cherchons à prendre en compte la diversité des pratiques d’entreprise et les moyens de régler ces litiges, en particulier par le passage devant une commission paritaire de conciliation qui permet d’éviter le procès en jouant un rôle d’intermédiation entre ces pratiques et les énoncés juridiques formels (Bessy, 2007, Cottereau, 2002). Mais c’est à l’analyse des procès et des caractéristiques de leurs opposants que nous consacrons aussi notre développement, à partir de la construction d’une base de textes des décisions du tribunal de grande instance (TGI ci-après) et d’un codage statistique relativement simple. Les résultats de ce codage permettent notamment de montrer que loin d’être seulement lié à un manque de dialogue social en la matière, comme l’affirment certains avocats spécialisés dans ce domaine, ces litiges témoigneraient aussi de problèmes spécifiques de gestion des travailleurs de l’innovation face aux enjeux économiques accrus autour des brevets et leur monétisation croissante (Gambardella et al., 2007), ainsi que d’une forme de judiciarisation des litiges. Il semble alors important de rendre compte de ces différends liés à une appropriation systématique des savoir-faire par les entreprises cherchant à bénéficier pleinement de droits exclusifs sur leurs actifs immatériels.

Dans un premier temps, nous développons brièvement l’histoire institutionnelle récente en matière d’invention de salariés, en étudiant l’évolution de la législation et des règles d’entreprises, en passant par les conventions collectives qui ont codifié les questions relatives aux inventions de salariés, notamment la rémunération supplémentaire. En particulier, la loi de 1978 va compléter le système de brevet mis en place en 1968 en réservant les droits sur les « inventions de mission » à l’employeur et en créant une commission paritaire (employeurs/salariés) visant à concilier les litiges.

Dans un second temps, nous étudions ce changement à partir des litiges en matière de qualification de l’invention et de rémunération qui sont portés devant cette instance nationale

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de conciliation dont le mode de fonctionnement est ancré dans les pratiques des entreprises2. L’analyse des décisions de conciliation sur la longue période permet de cerner l’évolution des critères d’évaluation mobilisés pour déterminer les compensations financières.

Cette analyse constitue un préalable à l’étude des décisions des TGI développée dans la troisième partie. A partir de la construction d’une base de décisions (n=123, 2001-2018) et de leur codage (nature des litiges et montant des rémunérations, caractéristiques des entreprises et des salariés inventeurs), nous présentons les principaux résultats statistiques, en particulier une typologie des principaux cas de litige rendant compte de la diversité des configurations productives.

Le modèle français de régulation des inventions de salariés

Durant le 20ème siècle et jusqu’à la fin des années 1970, les tribunaux vont trancher les litiges au bénéfice le plus souvent de l’employeur, en distinguant notamment les « inventions de service », pour lesquelles « l’employé était tenu d’une obligation positive d’information de son employeur et de trois obligations négatives à ne point divulguer aux tiers, à ne point exploiter et à ne pas breveter lui-même », des « inventions mixtes » où l’employé avaient les même obligations alors que « l’employeur, de son côté, était tenu d’une obligation de dépôt en commun avec l’employé-inventeur ; la copropriété de ces inventions était le régime ordinaire de cette catégorie » (M. Mousseron, 1995, p. 36). C’est seulement dans les cas où l’invention ne rentrait pas dans ces deux catégories que l’employé avait toute la liberté de déposer un brevet.

La réforme du régime des inventions de salariés

La loi du 13 juillet 1978 (aujourd’hui art. L 611-7 du Code la Propriété Intellectuelle, CPI ci-après) va introduire une réglementation dans le droit positif en réservant les droits sur les « inventions de mission » à l’employeur. En contrepartie, l’inventeur salarié peut bénéficier d’une rémunération supplémentaire dont le mode de calcul est défini en particulier par les conventions collectives. Il s’agissait de tempérer la liberté contractuelle, peu favorable aux salariés, et d’écarter la solution de la copropriété du brevet, comme il était prévu dans les cas des « inventions mixtes » dans lesquelles l’employeur et l’employé apportent chacun leur concours. Dans ces configurations dites alors « inventions hors mission attribuables » (réalisées avec les moyens spécifiques et dans les domaines de l’entreprise), l’employeur peut chercher à se faire attribuer les droits attachés au brevet en contrepartie du versement au salarié d’un « juste prix ». En l’absence de clause ou d’accord lors de l’attribution par l’employeur, l’art. L 611-7 prévoit qu’en cas de litige son montant est fixé par les tribunaux en fonction des apports initiaux des parties et de l’utilité industrielle et commerciale de l’invention. Enfin, la loi distingue les « inventions hors mission non attribuables » qui appartiennent au salarié car sans grand lien avec l’entreprise.

Dans les trois catégories d’invention, le salarié est tenu de déclarer son intention à son employeur en précisant l’objet de l’invention, ses circonstances et la catégorie dans laquelle elle se range. L’article R 611-6 du CPI prévoit que l’employeur dispose d’un délai de deux

2 Pour bien comprendre son mode de fonctionnement, deux entretiens ont été réalisés en juin 2018 puis en février 2019 avec le secrétaire général de cette commission qui est également responsable du contentieux de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI ci-après). Un autre entretien a été réalisé auprès d’un assistant d’un juge du tribunal de grande instance de Paris. Celui-ci nous a aidé également à constituer notre base de jugements. D’autres informations ont été récoltées de façon plus partielle auprès de conseils en propriété industrielle qui peuvent être amenés à conseiller aussi des inventeurs salariés, dans le cadre d’une enquête plus générale sur la transformation de cette profession en lien avec l’évolution du système de brevet et des politiques des entreprises en la matière. Un ingénieur chimiste inventeur salarié a été interviewé.

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mois pour donner son accord au classement déclaré par le salarié. L’employeur qui ne prend parti dans ce délai est présumé avoir accepté un tel classement. Le salarié doit également informer ce dernier en cas de dépôt de brevet et réciproquement3. Au-delà des questions de procédure et de délai de prescription liée à l’action en paiement de la compensation financière, il va en résulter trois types de litige : qualification de l’invention (mission/hors mission), montant de la rémunération supplémentaire ou du juste prix. Dans les deux derniers cas de litige, se pose la même question de détermination des critères d’évaluation de l’invention, ce qui suppose de la part des juges une certaine connaissance des entreprises, des technologies et des marchés, afin de mieux éclairer leur jugement. Sinon, cela risque d’accroître l’incertitude quant à la résolution des litiges.

L’autre nouveauté de la réforme de 1978 est justement l’instauration d’une Commission paritaire de conciliation de ces litiges en première instance, en suivant le modèle allemand dans lequel le recours à cette commission est obligatoire. D’une façon générale, ce modèle est plus favorable au salarié en allouant des rémunérations proportionnelles aux possibilités d’exploitation économique de l’invention, l’intéressant ainsi aux résultats de l’entreprise. En France, et à l’exception de certaines conventions collectives comme celle de la chimie, cet intéressement n’a jamais été reconnu bien que ce type de considération soit pris de plus en plus en compte par le juge.

Il faut dire que jusqu’à une époque récente, la notion juridique de contrat de travail a reposé sur une obligation de moyens et non de résultats (Brissy, 2004) dans le cadre d’un lien de subordination de l’employé à l’employeur assez marqué. Ce modèle a conduit à des carrières plus longues dans les entreprises dans lesquelles les inventions pouvaient être protégées par le « régime du secret » du fait de la faible mobilité des salariés (Mousserons, 1995). L’employé devait d’ailleurs proposer en priorité à son employeur l’exploitation de l’invention qu’il avait appropriée par le dépôt de brevet ; ce qui n’encourageait pas les salariés à déposer. Symétriquement, pour les inventions de mission, les employeurs pouvaient craindre que le dépôt de brevet signale la valeur de l’invention et encourage les employés-inventeurs à exiger des niveaux plus élevés de compensation4.

Le durcissement de l’obligation de rémunération supplémentaire

La réforme de 1978 avait donc pour but de remettre en cause ce « régime du secret » et d’encourager le dépôt de brevet afin de rattraper le « retard français » en la matière. Mais les conventions collectives se sont peu emparées des questions d’invention de salariés. Face à ces résultats décevants, un des objectifs de la loi du 26 novembre 1990 a été d’encouragé les activités inventives des salariés par des incitations financières. A ce titre, elle a rendu obligatoire la rémunération supplémentaire des inventeurs salariés tout en renvoyant à la convention collective le soin d’en fixer le montant. La consultation des conventions collectives en la matière montre que très peu d’entre elles prévoient une rémunération supplémentaire (verrerie, industrie du papier, ameublement, chimie, pharmacie, métallurgie, activité de conseil,…) et, le plus souvent, de façon très restrictive par rapport à l’esprit de la loi de 19905.

3 Cette obligation d’information du dépôt de brevet était supposée réciproque. Il faudra attendre la loi Macron du 6 août 2015 pour que cette obligation pèse explicitement sur l’employeur, se rapprochant du cas allemand. Sur cette question, voir Ahner et Touati (2015, p. 199-209).

4 L’analyse des jugements montre que cette tension est récurrente puisque les juges s’appuient sur le dépôt et l’entretien du brevet par l’entreprise pour donner de la valeur à l’invention, la stratégie argumentative de l’employeur consistant alors à minimiser l’apport contributif de l’inventeur.

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Un auteur comme J.-P. Acloque (1998) en appelait à l’époque à une relance de la négociation collective en la matière. Cette relance n’a pas eu lieu, à l’exception de nouvelles branches d’activité, comme dans le cas de la convention collective de la branche des télécommunications signée le 26 avril 2000. De leur côté, et malgré le développement de la négociation d’entreprise, relativement peu d’accords sont signés en la matière, à l’exception des entreprises des secteurs chimiques et pharmaceutiques. Il en va de même pour les contrats individuels de travail jusqu’au début des années 2000 (Bessy, 2007).

La faiblesse de la codification juridique en la matière ne veut pas dire qu’il n’y a pas de politique d’entreprise conduisant à des usages que le salarié peut revendiquer en cas de litiges. L’enquête de l’INPI de 2016 sur la rémunération des inventions de salariés auprès d’une centaine d’entreprises répondantes témoignent de pratiques assez sophistiquées pouvant être considérées comme des usages en droit (Doyen et Fortune, 2016). Certes, cette enquête est biaisée car les répondants sont des entreprises qui pratiquent justement la rémunération supplémentaire dans plus de 90 % des cas6. On retrouve les secteurs habituels dans lesquels les entreprises déposent beaucoup de brevets (chimie-pharmacie (29 %), NTIC (16 %), automobile-aéronautique (14 %)). Un résultat intéressant porte sur les motivations des entreprises. Au-delà du respect de la législation (95 %), un motif important est l’incitation des salariés à communiquer leurs inventions (76 %) et le fait de favoriser le développement du portefeuille de brevets (64 %). Cette politique pro-brevet repose dans plus de 60 % des cas sur un système de rémunération forfaitaire (pratiques comparables dans le même secteur, accords collectifs, intérêt économique de l’invention) et pour le reste un système mixte incluant une partie variable liée à l’exploitation de l’invention (CA généré, difficulté de mise au point, contribution personnelle de l’inventeur, économies réalisées par l’entreprise, montant des royalties perçu, marge nette liée à l’invention). Cette part de la rémunération liée à l’exploitation est principalement pratiquée dans la chimie et la pharmacie, secteurs dans lesquels un brevet peut représenter un enjeu stratégique, alors que c’est rarement le cas dans les autres secteurs où il est rare qu’un seul brevet ait une telle importance. On retrouve cette diversité des modes de calcul dans le fait que la rémunération supplémentaire peut être versée à différentes étapes de la vie de l’invention.

A partir des années 2000, la jurisprudence limite la portée des conventions collectives ou des contrats de travail qui faisaient du dépôt de brevet une condition nécessaire du versement de cette rémunération, pour retenir l’ensemble des inventions brevetables et qui ne sont pas forcément brevetées (arrêt du TGI de Paris de 2009) ; ou encore que l’invention devait présenter un intérêt exceptionnel pour l’entreprise. Ainsi un arrêt de la Cour de cassation du 13 février 2013 dit pour droit que « l’art. 29 de la Convention collective de l’industrie

pharmaceutique subordonne le droit à la rémunération supplémentaire à la double condition de délivrance d’un brevet et de l’intérêt exceptionnel que l’invention présente pour l’entreprise, c’est à bon droit que la Cour d’appel a retenu que ces dispositions contraires au texte désormais applicable, lequel est d’ordre public, devaient être réputées non écrites »

(Ahner et Touati, 2015, p. 135).

De même, les magistrats de la cour de cassation ont jugé que les dispositions des conventions collectives applicables à une seule catégorie de salariés, en principe les cadres, sont incompatibles avec l’esprit de la loi de 1990 qui ne fait pas de distinction entre les catégories

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D’ailleurs dans plus des 2/3 des cas, elles ne connaîtraient ni réclamations, ni litiges en la matière. Parmi les motifs évoqués par les entreprises qui ne pratiquent pas la rémunération supplémentaire, vient en premier lieu le fait de ne pas rémunérer en plus un salarié qui reçoit un salaire ajusté à sa fonction prévoyant des missions inventives. Par ailleurs, les performances des salariés peuvent être récompensées par des primes d’objectifs, des promotions ou des participations au capital. En second lieu, vient la question de l’équité entre les salariés.

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professionnelles. Mais cette jurisprudence favorable à tous les « travailleurs de l’innovation » n’a pas été suivie d’effet en matière de négociation collective, que cela soit au niveau de la branche ou des accords d’entreprise (Gadille et Schockaert, 2012). La question que l’on peut se poser est de savoir si la faiblesse de la négociation collective en la matière est source de conflits, en se tournant vers le contentieux juridique qu’ils peuvent générer.

Mais avant d’examiner ce contentieux, finissons par une autre illustration de la politique pro-brevet dans la fonction publique. Depuis des décrets de 1996 (révisés en 2005 et en 2009, art. R. 611-14-1 du CPI), les agents inventeurs ont droit à une rémunération supplémentaire prenant la forme d’une prime d’intéressement aux produits tirés de l’invention par la personne publique qui en est bénéficiaire et d’une prime forfaitaire au brevet d’invention (3000 euros par brevet). Si donc l’invention fait l’objet d’une exploitation commerciale générant des rentrées financières, un chercheur peut toucher 50 % des redevances nettes (déduction des frais directs) versées à son institution d’appartenance. Cette politique publique incitative a pour conséquence d’individualiser le plus souvent la performance au bénéfice d’un seul salarié sans prendre en compte le caractère collectif de la recherche ; ce qui peut être source de tensions.

Le rôle de conciliation de la Commission nationale d’inventions de salariés

Le contentieux est géré complétement par le Tribunal de Grande Instance (depuis le 1er janvier 2020 Tribunal Judiciaire), spécialisé en matière de brevet7, une possibilité de recours étant prévue devant les cours d’appel, puis la Cour de cassation. Il a sensiblement augmenté au cours de la période contemporaine (5 à 10 dossiers par an), malgré l’existence de la Commission Nationale des Inventions de Salariés (CNIS) siégeant auprès de l’INPI. Certains imputent cette augmentation à l’insuffisance du dialogue social et, ceci, malgré le développement d’une économie basée sur l’innovation (Ahner et Touati, 2015). Mais comme on va le voir à partir de notre base de litiges, ce sont dans les branches où ce « dialogue social » est relativement le plus avancé que les procès sont les plus nombreux témoignant de l’importance donc de ces questions d’invention et d’appropriation des savoir-faire8

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Il importe d’étudier dans un premier temps les modalités de fonctionnement de cette commission et son rôle d’intermédiation entre les énoncés juridiques et les pratiques d’entreprises, afin de mettre en évidence les critères d’évaluation utilisés pour fixer le montant de la rémunération supplémentaire ou du juste prix, ainsi que leur évolution. Nous allons voir que cette instance de conciliation présente des similarités avec le conseil des prud’hommes dont la particularité est traditionnellement de juger en équité. D’ailleurs, les travaux historiques d’A. Cottereau (2007) ont montré comme cette institution permettait de tracer une ligne de démarcation entre les fruits inappropriables de la communauté productive et les contributions individualisables.

Cette analyse permet ensuite de mieux comprendre la nature des litiges portés devant le TGI que nous étudions dans la partie suivante en cherchant également à caractériser les opposants.

7 Notons que depuis la loi de 1978, le conseil des prud’hommes n’est compétent que pour constater l’existence d’un contrat de travail, de son exécution et de sa rupture. Par ailleurs, le tribunal de commerce a perdu sa compétence en ce qui concerne les droits d’auteur des salariés au profit du TGI de Paris qui, depuis les lois de 2008 (décret de 2009) et 2011, devient le juge pour les actions civiles et les demandes relatives aux différents droits de la propriété intellectuelle. En absorbant l’activité des TGI de province, ce tribunal contribue à la centralisation du traitement du contentieux et des professionnels du droit sur la place de Paris.

8 D’ailleurs le cas allemand donne un bon exemple d’une économie où la négociation de branche est intense et où les procès en la matière sont beaucoup plus nombreux, malgré l’existence d’une commission de conciliation (Hase, 1993).

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7 Le recours croissant à la CNIS

Depuis les années 1980, la CNIS, en tant qu’instance de conciliation, est à même d’apprécier la consistance du travail du salarié, du fait de la présence d’hommes de métier compétents en matière de brevet, et en déduire ce que sont ses droits et ceux de l’entreprise. D’une façon générale, la loi n’ayant en la matière qu’un caractère supplétif, la commission cherche systématiquement s’il existe des stipulations conventionnelles, individuelles ou collectives, plus favorables ; ce qui la conduit à examiner le contrat de travail, le règlement intérieur, les accords d’établissement ou les conventions collectives. Par exemple, la convention collective des industries pétrolières n’envisage de mission inventive qu’à partir du coefficient 340 ; en dessous, il est difficile de parler de mission inventive conduisant ainsi la commission à déclarer l’invention hors mission.

L’existence de cette instance pour éviter le TGI est importante car les possibilités d’alternative au procès dans la résolution des conflits sont limitées. En effet, les litiges concernant les inventions des salariés sont indisponibles à l’arbitrage dès lors qu’ils sont conditionnés par le droit du travail, à l’exception des litiges en matière d’exploitation du brevet. Par ailleurs, si le recours à la médiation est possible théoriquement, en pratique cela ne fonctionne pas du fait de l’infériorité technique du médiateur par rapport à la CNIS (Ahner et Touati, 2015)9. L’analyse des jugements montre néanmoins que les parties ont parfois cherché à régler leurs litiges via des transactions (voir infra).

Depuis sa création en 1980 et jusqu’en 2018, la CNIS a été saisi à 577 reprises (par les salariés dans 95 % des cas), ce qui fait en moyenne plus de 15 dossiers par an sur toute la période, et près d’une vingtaine à partir de 1997 (Mulatier, 1996). Cette croissance s’inscrit dans un mouvement d’intensification des activités de R&D et des dépôts de brevet, y compris dans les PME et les laboratoires publics de recherche. Mais aussi, on peut attribuer cette augmentation à l’obligation qui pèse sur les entreprises d’accorder une rémunération supplémentaire pour les « inventions de mission » depuis le début des années 1990. Au cours de l’ensemble de la période 1980-2015, c’est d’ailleurs les litiges portant sur le montant de cette rémunération qui sont les plus fréquents (57 %), alors que le classement mission/hors mission représente 30 % des litiges et le juste prix 13 %10.

Cette obligation est devenue une nécessité pour les entreprises face à l’envolée du prix de cession de certains brevets, ou des revenus qu’ils génèrent, à l’instar du secteur de la pharmacie. Dans la proposition de la loi Yung de 2010, les rédacteurs expliquent l’augmentation des litiges suite au procès retentissant devant la cour d’appel de Paris en 1999 (confirmé en 2000 par la cour de cassation) à la fin duquel le groupe pharmaceutique Hoechst-Roussel s’est vu contraint de verser une rémunération d’un montant exceptionnel de près de 610 000 euros afin de gratifier l’inventeur d’une molécule pour le traitement du cancer de la prostate. Ce montant est justifié par le fait que ce traitement a connu un gros succès avec un chiffre d’affaires généré de plus de 100 millions d’euros. En en faisant un cas typique qui aurait conduit les salariés à être plus revendicatifs et par suite les entreprises à mieux soigner leur politique de rémunération supplémentaire, les députés du groupe préparatoire à cette loi ont voulu donner une plus grande force à ce dispositif juridique.

9 Dans les jugements du TGI, il est néanmoins quelques fois mentionné que les parties ont recours à une médiation judiciaire et ont désigné en particulier le Centre de Médiation et d’Arbitrage de Paris, association créée sous l’égide de la Chambre de commerce de Paris en 1995.

10 Notons que la commission peut être saisie également sur des questions de procédure dans le cas où l’employeur n’a pas contesté dans le délai de deux mois le classement proposé par le salarié, ou sur le fait que le salarié n’a pas vraiment déclaré l’invention, les modalités de la revendication du droit d’attribution, ou encore le respect des obligations d’information et de secret.

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8 Droit et conventions de rémunération

Mais, le recours régulier à la CNIS tient aussi à des raisons internes à son mode de fonctionnement, en particulier à la reconnaissance de sa capacité d’expertise et à la confidentialité de ses décisions de conciliation. C’est d’ailleurs au nom de cette confidentialité que l’accès à ces décisions nous a été refusé, alors que cela faisait partie au départ des objectifs de notre recherche. L’idée était d’explorer le fonctionnement de cette instance de conciliation rassemblant des juges non-professionnels dans la perspective des travaux d’A. Cottereau (2002) à la recherche du « bon droit » comme domaine de normativité intermédiaire entre le droit positif et les pratiques au sein de l’entreprise. Cette institution peut être considérée comme un intermédiaire du droit articulant des sources de normativité différentes et permettant de faire ressortir l’importance des milieux professionnels dans la définition des règles de travail et d’emploi (Bessy et al., 2011).

Si le recours au procès permet de régler les inégalités les plus flagrantes et d’assurer ainsi des garanties minimales d’application du droit, ce dernier reste insuffisant pour enclencher une dynamique coopérative en l’absence d’usages plus ou moins explicités, de conventions, définissant l’accès aux connaissance, mais aussi usage, appropriation et répartition des fruits du travail inventif, propres à chaque configuration productive, ou « monde de production » (Salais et Storper, 1993). En effet, ces conventions réduisent l’incertitude sur l’appropriation des inventions, en particulier le principe de calcul du montant de la rémunération supplémentaire et de constitution de la liste des co-inventeurs, ainsi que les autorisations de publication dans des revues pour les ingénieurs proches du milieu de la recherche. Elles permettent aussi d’assurer l’implication des inventeurs salariés dans l’aide à la rédaction du brevet, de son exploitation industrielle et commerciale, des contrats de licence éventuels et de leur exécution (Bessy et Brousseau, 1998). Or, seuls les professionnels du domaine d’activité peuvent identifier ces conventions, d’où l’importance d’une entité comme la CNIS qui, certes, veille à l’application stricte de la loi, mais aussi juge en équité. Une illustration du caractère moins formel du jugement de cette commission est qu’elle n’applique jamais la prescription liée à l’action en paiement de la rémunération supplémentaire ou du juste prix, considérant que cela relève exclusivement de l’affaire du juge (Ahner et Touati, 1995, p. 199).

D’après son secrétaire général (interviewé en juin 2018), la CNIS permet de régler définitivement 80 % des litiges, les 20 % des cas restant les parties ne se satisfont pas de la proposition et vont ensuite devant le tribunal. Ils viennent s’ajouter aux cas qui ne passent pas préalablement devant la CNIS car les chances d’une conciliation sont limitées. Il s’agit le plus souvent de cas multi-facettes, englobant également un litige en matière de licenciement. Cette instance de conciliation est d’ailleurs à rapprocher du conseil des prud’hommes visant à préserver la continuité de la relation de travail, du fait de la présence de juges non-professionnels, de la rapidité des décisions (délai de 6 mois, la conciliation vaut accord entre les parties si dans le mois de la notification, l’une d’elles n’a pas saisi le TGI), et des jugements en équité, c’est-à-dire ajustés aux enjeux concrets des milieux professionnels (Cottereau, 2007). De plus, la procédure est peu coûteuse pour les salariés qui ne sont pas toujours représentés par un avocat (environ 50 % des cas) mais qui peuvent être assistés par des conseils en brevet, des délégués syndicaux ou des membres de l’Association des Inventeurs Salariés11.

L’expertise de la CNIS tient au fait que ses membres sont des représentants des employeurs et des salariés, travaillant le plus souvent dans les services de propriété industrielle des

11 Sur sa page d’accueil du site web de cette association, il est conseillé au salarié de recourir à ses services plutôt qu’à un avocat pour les demandes de rémunération inférieures à 80 000 euros. Cette association estime les frais d’avocat à 20 000 euros.

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entreprises. Chaque affaire est examinée par deux représentants et présidée par un magistrat de l’ordre judiciaire qui les choisit à partir d’une liste homologuée par l’INPI de personnes proposées par les organisations syndicales représentatives. La composition de la commission varie pour chaque affaire et prend en compte les expériences professionnelles relativement au domaine d’activité concerné. Ces représentants peuvent être accompagnés par des ingénieurs examinateurs de l’INPI amenés à rédiger des rapports de recherche sur la brevatibilité de l’invention.

Cette expertise de la CNIS est aussi reconnue par les TGI qui reprennent souvent les propositions de cette instance paritaire de conciliation. Entre 1980 et 1987, sur 76 affaires traitées par la CNIS, 16 seulement ont été portées devant les tribunaux et dans 7 cas les juges se sont alignés sur les propositions de la commission. M. Mousseron (1995) avance que cette concordance a également prévalu pour la période 1987-1994.

Nous n’avons malheureusement pas de statistiques plus récentes pour illustrer cette reconnaissance par le tribunal, même si le secrétaire général de la CNIS confirme cette tendance au cours des dernières années. Mais ce sur quoi il insiste, c’est que les entreprises se prêtent d’autant plus au jeu de cette commission qu’elle garantit la confidentialité des débats, ce qui constitue un avantage pour l’employeur pouvant craindre un effet tache d’huile au sein de son entreprise, si ses employés sont promptement informés des décisions issues de ces débats.

De la gratification à la rémunération des performances économiques

Les critères d’évaluation des compensations financières ont progressivement évolué suite à un apprentissage collectif entre les professionnels du droit. En effet, au départ, les compensations financières ont été considérées par certains experts comme des gratifications obligeant l’employeur, y compris lorsque la Commission de conciliation doit fixer un « juste prix ». Cette conception de la compensation financière comme gratification va ensuite être critiquée par un juriste comme M. Foyer (1984, p. 100). Ce dernier souligne que la catégorie de classement « invention hors mission attribuable » constitue une forme d’expropriation pour causes d’utilité privée et que la détermination du « juste prix » pose la question d’une indemnisation juste, comme en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique. Suivant cette perspective, il est normal que la Commission cherche à prendre un certain recul temporel pour apprécier l’utilité industrielle et commerciale de l’invention, des années après l’attribution par l’employeur.

D’une façon générale, cette idée de déterminer la rémunération en deux temps ne sera pas retenue par le législateur, une première fois lors des débats à l’Assemblée Nationale autour de la loi de 1978, puis en 2010 devant le Sénat lors de la discussion du projet de réforme de R. Yung en juin 2010. Et pourtant, entre-temps, les agents inventeurs de la fonction publique se sont vus accorder un droit à une prime d’intéressement aux produits tirés de leur invention. Ce système de rémunération variable a progressivement influencé les décisions des juges du TGI, même si la Cour d’appel de Paris a rappelé en 2011 que celle-ci n’avait pas vocation à s’étendre au secteur privé.

Il en résulte que ce type de rémunération plus généreux pour les salariés inventeurs n’a pas été légalisé, laissant la CNIS et les juges du TGI trancher au cas par cas. Aujourd’hui, et d’une façon plus générale, la Commission s’appuie sur une pluralité de critères conformément à la jurisprudence de 2006 donnant plus de liberté aux juges dans leur appréciation. D’après son secrétaire général (entretien de juin 2018), la CNIS retient en premier lieu la valeur économique de l’invention pour l’entreprise, à savoir si elle a connu une augmentation significative de son chiffre d’affaires ou des revenus de licences des brevets. Un deuxième

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critère est le nombre d’extensions du dépôt de brevet à l’international, extensions témoignant de la valeur économique de l’invention. Un troisième critère repose sur l’apport contributif de l’inventeur relativement aux autres employés-inventeurs ou prestataires extérieurs. Enfin, la Commission prend en compte une dimension plus contextuelle dans la fixation de la compensation financière, à savoir le montant permettant de satisfaire les deux parties sans les amener à saisir le TGI, affirmant ainsi son objectif de conciliation.

Il n’en reste pas moins que si on peut observer une convergence dans la définition de critères d’évaluation prenant de plus en plus en compte la valeur économique de l’invention, les deux types de compensation ne sont pas de même nature. La rémunération supplémentaire comme son nom l’indique est un élément de rémunération salariale, une forme de prime récompensant un effort inventif particulier et ne représentant pas totalement la valeur économique de l’invention. Elle peut faire l’objet d’une négociation collective, rarement d’une négociation interindividuelle. A contrario, le « juste prix » est un prix de cession résultant du droit de préemption de l’employeur. Il peut s’analyser comme le prix de cession d’un brevet et conduit à évaluer plus systématiquement la valeur économique de l’invention. Cette différence peut expliquer que les montants du juste prix sont généralement supérieurs à ceux de la rémunération supplémentaire. Les montants alloués par la CNIS pour cette dernière ont été en moyenne de 11 000 euros en 2011, 16 000 en 2012, 8 000 en 2013 et 2014, et 9 000 en 2015 ; ce qui représente 2 ou 3 mois de salaire ; alors que ces montants ont été de 30 000 euros pour le juste prix en 2011 et 62 000 en 2012 (Ahner et Touati, 2015, p. 165).

L’analyse statistique du contentieux

Qu’en est-il maintenant des jugements des tribunaux de grande instance ? Nous allons partir d’une base de jugements rassemblant de façon quasi-exhaustive l’ensemble des décisions entre janvier 2001 et mars 2018, 123 décisions au total12. Sur 17 ans, cela fait environ 7 décisions par an, ce qui est deux fois supérieur à la période 1984-1993 : 34 décisions de première instance sur 10 ans (Mousseron, 1995), témoignant d’une forme de judiciarisation. Encadré sur la construction de la base de jugements

La base a été construite sur la période 2000-2018 à partir d’une recherche sur le fonds de décisions de justice Doctrine, en utilisant le mot clef « art. 611-7 » du CPI, article distinguant les différentes catégories d’invention de salariés. Près de 140 décisions du TGI ont été identifiées et une quinzaine ont été éliminées. Parmi celles-ci, il faut compter les ordonnances du juge de la mise en état qui ont fait l’objet d’un incident et qui sont publiées. Ces mises en état précèdent tous les jugements du TGI prononcés en audience publique. Seuls ces derniers ont été gardés à l’exception des affaires où notre recherche sur la base Doctrine n’a pas permis d’accéder au jugement, car vraisemblablement il n’a pas eu lieu du fait que les parties ont fini par transiger. Nous avons également gardé deux ordonnances de référé dans lesquelles le juge ne se prononce pas sur les demandes en paiements provisionnels et ordonne à la société mise en cause de fournir des documents à un expert-comptable. De même pour deux ordonnances de clôture dans lesquelles le juge statut sur le fond même si le défendeur ne comparaît pas (art. 472 du code civil).

D’autres décisions ont été écartées car il peut s’agir d’une question de compétence du tribunal ou encore d’une histoire de concurrence déloyale, les inventeurs salariés étant partis à la concurrence. Il en va ainsi d’une décision de l’année 2000. Une autre décision de la même année concerne une revendication de propriété dans le cadre d’un accord de coopération. Ces deux décisions n’ont pas été prises en compte, ce qui fait que notre base commence à partir de 2001 en l’absence de décisions de

12 Cette base a été construite par Chloé Baudet, lors d’un stage de 2 mois sous notre direction, que nous remercions vivement. Un premier codage et exploitation statistique ont été réalisés. Nous avons poursuivi ensuite ce travail en étoffant cette base en termes d’observations et de variables.

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11 l’année 2000 portant pleinement sur notre sujet. Cette date correspond à un changement de jurisprudence inaugurant une période de stabilité suite au procès retentissant devant la cour d’appel de Paris en 1999 (confirmé en 2000 par la cour de cassation) condamnant le groupe pharmaceutique Hoechst-Roussel à verser une rémunération supplémentaire d’un montant exceptionnel.

Par ailleurs, une même affaire peut faire l’objet de plusieurs décisions. Souvent une seconde décision vient compléter une première décision, en prenant en compte les résultats d’un rapport d’expertise. Seules ces secondes décisions ont été conservées. Une douzaine de décisions ont fait l’objet d’un appel (et 3 pourvois en cassation), mais nous ne le prenons pas compte à ce stade de l’analyse. En résumé, c’est donc plus une base d’affaires que nous cherchons à caractériser qu’une base de jugements. D’une façon générale, ces affaires représentent un peu plus de 5 % du contentieux en matière de brevet traité par le TGI de Paris sur la période 2000-2009 (9 décisions par an), alors qu’elles ne représentaient que 3 % des décisions rendues au cours de la décennie précédente. D’après le cabinet d’avocats Véron et associés producteur de cette étude statistique, il y aurait donc une augmentation relative de ce type de litiges portés devant le TGI. Mais ces statistiques doivent être manipulées avec prudence.

Dans un premier stade d’exploitation de cette base, nous avons procédé à un codage statistique assez simple (une quarantaine de variables)13: Les protagonistes et la nature des litiges, les caractéristiques des entreprises et des inventeurs salariés, les montants des compensations monétaires. L’objectif n’est pas de revenir sur les critères de jugement mobilisés par les magistrats mais de relier la nature des litiges aux caractéristiques des acteurs en conflit. En effet, la confidentialité des décisions de la CNIS ne permet pas d’effectuer un tel travail de caractérisation statistique. Cette présentation accroît ainsi nos connaissances sur les conflits ne faisant pas l’objet d’une procédure de conciliation par cette commission.

Caractéristiques des litiges et de leurs opposants

Suivant le tableau 1 sur les caractéristiques de litiges et des salariés impliqués, ces derniers sont demandeurs dans la très grande majorité des cas (80,5%). L’employeur ne se retrouve dans cette position que dans un cas sur cinq, lorsqu’il conteste la décision de conciliation de la CNIS ou, encore, lorsqu’il a dépassé le délai d’un mois après lequel la décision de conciliation ne peut plus être contestée. Seulement dans 6 cas l’employeur a recours directement au TGI, en particulier lorsque l’employé demande à classer ses inventions hors-mission attribuable ou non attribuable. Par ailleurs, dans 11,4 % des cas, les parties ont cherché à transiger mais, dans certains cas, sans finalement y parvenir et, dans d’autres cas, le salarié remet en cause a posteriori la transaction qu’il avait conclue avec son employeur. La distribution des litiges suivant leur nature est proche de celle de la CNIS, certes sur une période plus récente : rémunération supplémentaire (49,2 %), classement mission/hors mission (31,7 %) et juste prix (19,2 %). Elle confirme que plus de la moitié des litiges concerne le montant de la rémunération supplémentaire, alors qu’avant 1995 les problèmes de classement de l’invention occupaient cette moitié, si l’on fait référence aux décomptes effectués par Mousseron (1995). On aurait donc une augmentation relative de ce type de litige que l’on peut relier au durcissement légal de 1990 rendant obligatoire cette rémunération et à l’évolution jurisprudentielle plus favorable depuis les années 2000.

13 Le choix de variables et de codage a été loin d’être évident face aux méandres du contentieux créateur de singularité des décisions. Différents points de droit ou motifs peuvent être traités par les juges. Ce sont de véritables affaires ayant chacune un caractère d’exception car souvent les moyens alternatifs de résolution des litiges, en particulier le recours à la CNIS, n’ont pas fonctionné. Pour donner un point de comparaison, cette hétérogénéité des jugements serait plus importante que dans les décisions judiciaires de première instance en matière de divorce. Voir l’étude d’un corpus de 490 jugements dans laquelle les auteurs proposent un codage statistique d’une dizaine de variables (Cardia-Vonèche et Bastard, 1986).

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Cette partition des litiges permet de recouvrir pratiquement tous les cas mais n’est pas toujours pertinente car elle peut cumuler plusieurs litiges comme dans les cas où il y a des désaccords à la fois sur des inventions de mission et des inventions hors-mission. Dans ces cas, nous avons choisi la demande qui nous semble la plus importante dans le cadre de cette première exploitation. Dans l’avenir, il faudrait dédoubler les demandes ou encore prendre en compte d’autres motifs comme le fait de savoir si le salarié peut être qualifié d’inventeur. Une autre source de litige apparaît dans les cas de redressement judiciaire dans lesquels le problème posé aux juges est de se prononcer sur les obligations du repreneur en matière de compensation monétaire. On a donc souvent affaire à une multiplicité de « moyens », au sens de raisons de fait ou de droit, invoqués par les parties au procès pour fonder leurs prétentions. A ce stade de l’exploitation de notre base, nous ne rendons pas compte de cette complexité. Notons que si un expert est nommé (à la demande du requérant) par le tribunal dans près de 31 % des cas, cela n’est pas significativement lié à la nature du litige. Il s’agit le plus souvent d’un expert-comptable devant réunir en particulier les documents pour estimer les chiffres d’affaires et bénéfices générés par l’exploitation industrielle et commerciale des inventions en cause. Mais il peut s’agir aussi dans quelques cas d’un expert spécialisé dans les brevets d’un domaine technologique, à l’instar d’un conseil en brevet pouvant faire des recherches plus en profondeur. Signalons que dans leur refus de nommer un expert, les juges s’estiment capables de se faire leur propre opinion à partir des informations fournies par les avocats14.

Tableau 1 : Caractéristiques des litiges et des salariés impliqués

Caractéristiques %

Les protagonistes du litige

Le salarié est demandeur devant le TGI Saisie de la CNIS au préalable* Transaction préalable Recours à un expert 80,5 37,4 11,4 30,6 Nature du litige Classement mission/hors-mission Rémunération supplémentaire Juste prix Total (nb. d’observations = 123) 31,7 49,2 19,2 100,0 Catégorie de salariés Managers de la recherche Ingénieurs** Profession intermédiaire Total (nb. d’observations = 122) 52,4 30,6 16,3 100,0

Salariés partis de l’entreprise au moment du procès (nb. d’observations = 106)

79,6

Source : notre propre base de décisions du TGI.

* : Si la référence à la CNIS n’est pas mentionnée, on considère qu’elle n’a pas été saisie. ** : y compris les stagiaires, doctorants et chercheurs.

14 Précisons que les juges de la troisième chambre du TGI de Paris ont parfois une dizaine d’années d’ancienneté et qu’ils dérogent à la règle de mobilité « obligeant les juges à changer de chambre tous les trois ans ». Cette dérogation est liée à la complexité du droit du brevet qu’ils connaissent bien car ils jugent par ailleurs toutes les actions en contrefaçon ou de revendication de propriété (interview auprès d’un assistant d’un juge, 2018).

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Concernant les caractéristiques socio-démographiques des salariés15, on observe que plus de la moitié d’entre eux (52,4 %) sont des cadres faisant du management de la recherche (ou parfois responsable de la production ou du marketing), 30,6 % des ingénieurs et 16,3 % des professions intermédiaires. On a donc une nette sur-représentation des cadres supérieurs (parfois associés ou cadres dirigeants) qui revendiquent des compensations financières plus élevées et qui ont plus les moyens que les autres catégories de salariés de s’entourer des services d’un avocat.

La moitié des inventeurs salariés ont près de 15 ans d’ancienneté dans l’entreprise (ce qui est supérieur à la moyenne nationale de l’ensemble des salariés) et près de 80 % n’y sont plus présents au moment du procès. On peut penser que les salariés attendent la rupture de leur contrat pour obtenir des compensations financières plus importantes, compensations qu’ils n’avaient pas cherchées à négocier antérieurement dans l’espoir d’une promotion. Cette proportion élevée peut témoigner d’une peur du licenciement si ces salariés saisissent la CNIS ou le TGI et donc d’une certaine intensité conflictuelle au sein de l’entreprise16. L’analyse confirme ici que l’objectif qui a prévalu à la création de la CNIS n’a pas été atteint.

Notons néanmoins que la CNIS a été saisie au préalable dans 37,4 % des affaires portées devant le TGI par les salariés ou par les employeurs mécontents de la décision de conciliation. Ces derniers sont sur-représentés (33,3 %) dans ce sous-échantillon de cas relativement à l’ensemble des affaires dans lesquels ils sont demandeurs devant le tribunal (19,5 %). Toute proportion gardée, ils accepteraient moins souvent les propositions de conciliation que les salariés qui, rappelons-le, sont dans 95 % des cas à l’initiative de la saisie de cette commission (d’après son secrétaire général).

Parmi ces litiges qui ont été d’abord traités par cette instance de conciliation, les questions de rémunération supplémentaire et de classement sont sur représentées, respectivement 59,1 % et 36,4 %. Les litiges en termes de juste prix ne représentent que 4,5 % des cas, témoignant du fait que les décisions de conciliation de la commission seraient mieux acceptées en la matière. Il n’en reste pas moins que 62,6 % des actions devant le TGI correspond à des cas dans lesquels les parties, et principalement les salariés, anticipent aucune chance de médiation ou d’accord via cette commission de conciliation, car souvent il y a un litige devant les prud’hommes ou d’autres motifs de recours devant le tribunal comme l’enrichissement d’une partie aux dépens de l’autre (en application de l’art. 1371 du Code Civil).

Du point de vue des caractéristiques des entreprises (tableau 2), 63,3 % d’entre-elles sont des PME, c’est-à-dire des unités de moins de 500 salariés. Si ces PME sont sous-représentées dans la base, elles sont d’une certaine façon sur-représentées si on prend comme base de référence l’ensemble des litiges en matière de brevet traités par la troisième chambre du TGI opposant dans la très grande majorité des cas des grandes entreprises (Interview auprès de l’assistant d’un juge de cette chambre).

On peut penser que dans ces univers l’incertitude concernant l’appropriation des inventions des salariés est plus grande relativement au monde de la grande entreprise où les processus d’innovation sont plus organisés en particulier dans des départements de R&D. Les missions inventives y sont mieux définies et sont aussi distribuées parmi un plus grand nombre de salariés. A contrario, dans les PME l’activité de R&D est moins organisée et objectivée par la

15 A 95 % des hommes.

16 Des observations identiques ont été faites au cours des années 2000 pour le recours des cadres au Conseil des prud’hommes, les trois-quarts des affaires étant liées à la rupture du contrat de travail (Munoz Perez et Serverin, 2005).

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définition de mission inventive et l’invention repose le plus souvent sur deux ou trois inventeurs qui détiennent les compétences clefs et qui sont fortement engagés dans le développement de l’entreprise. Ils sont plus à même d’éprouver un sentiment vif de manque de loyauté de leur employeur, avec qui ils ont parfois travaillé de façon très étroite, lorsqu’en particulier l’entreprise accumule des profits. Cela pourrait expliquer que les litiges concernant le juste prix y sont sur représentés (32,4 %) alors que dans les grandes entreprises ce sont litiges concernant les rémunérations supplémentaires qui y sont plus courantes (61 %).

Tableau 2 : Taille et secteur d’activité des entreprises

Caractéristiques % Taille de l’entreprise PME Grande Entreprise Total (nb. d’observations = 122) 57,7 42,3 100,0

Existence d’un accord d’entreprise

Total (nb. d’observations = 122)

25,2

Secteur d’activité (38 divisions)

Agriculture Textile, bois Industrie chimique Industrie pharmaceutique Caoutchouc et plastique Métallurgie Fabrication de produits informatiques Fabrication de machines et équipements Fabrication de matériel de transport Autres industries

Construction Activités spécialisées, scientifiques et techniques

Autres services * Total (nb. d’observations = 122) 1,6 3,2 15,4 9,8 7,3 8,0 8,1 5,7 8,0 4,9 4,1 12,2 12,2 100,0

Source : notre propre base de décisions du TGI. * : toutes les activités de service sont regroupées.

Les secteurs d’activité les plus souvent représentés sont la chimie (15,4 %) et la pharmacie (9,8 %). Les entreprises spécialisées dans « Etude-conseil et R&D » représentent plus de 12 % des litiges. Ces branches d’activité sont celles où les conventions collectives, et parfois les « accords d’entreprise », codifient l’appropriation des inventions et le calcul des rémunérations supplémentaires, ce qui n’empêche donc pas les litiges. Dans près d’un quart des cas de notre base, les employeurs en conflit sont liés par un « accord d’entreprise ». Il n’en reste pas moins que cette conflictualité peut être expliquée par le fait que les conventions collectives n’ont pas tenues compte de l’évolution de la jurisprudence et par l’insuffisance des accords d’entreprise. Par ailleurs, le plus souvent, il ne s’agit pas de véritables accords d’entreprise mais de chartes ou de règles d’entreprise qui, même si elles peuvent être considérées comme des usages en droit car portés à la connaissances de salariés, n’ont pas été réellement négociés collectivement ou reconnus par tous les syndicats représentatifs ; ce qui peut occasionner des litiges17.

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Dans notre codage, nous donnons au sens extensif à la notion d’accord d’entreprise, incluant les chartes mais en excluant les notes de direction ou circulaires, en œuvre dans l’entreprise telle qu’elle peut être mentionnée

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15 Des décisions des tribunaux favorables aux salariés dans près des deux tiers des cas

Concernant maintenant les résultats des jugements, nous focalisons ici notre attention sur les trois types de litiges que nous avons retenus pour l’analyse, dans la partie précédente, des décisions de la CNIS, alors que les juges se prononcent sur d’autres demandes, pouvant donner lieu au versement de « dommages et intérêts », de recours à un expert ou de prescription. Dans certains cas, c’est la qualité d’inventeur ou de co inventeur du salarié qui est remis en cause par l’employeur, amenant les juges à trancher en référence à ce moyen soulevé par ce dernier.

Par ailleurs, certains jugements ne sont pas rendus complètement sur le fond. En effet, le juge peut surseoir à statuer en attendant le résultat d’une décision de la CNIS ou du Conseil des prud’hommes (ou du tribunal administratif), ou encore renvoyer à une décision de médiation. Dans 9% des cas, les affaires ne sont pas terminées mais elles ont été prises en compte dans notre codification car nous nous intéressons principalement aux caractéristiques des parties au procès.

Face à la pluralité des demandes, le juge se prononce sur certaines d’entre elles au profit du demandeur ou du défenseur et « déboute les parties des surplus de leurs demandes ». Rarement un procès est gagné sur toutes les demandes. Néanmoins, on peut construire une variable qualitative basée sur l’idée que le salarié aurait d’une certaine façon gain de cause, au sens où il a perçu une compensation financière (y compris sous la forme de dommages et intérêts, mais sans prendre en compte le remboursement des dépenses judiciaires), aussi minime soit le montant par rapport à la somme demandée ; ce qui serait le cas dans 62,1 % des affaires. A cela, s’ajoute quelques cas avec gain monétaire nul mais où le salarié bénéficie d’une qualification d’invention hors-mission non attribuable par l’employeur ou le fait que l’invention soit attribuée au salarié alors qu’il a changé d’entreprise. Les inventeurs-salariés ont donc le plus souvent intérêt à intenter une action civile même si cette voie est coûteuse, en particulier les frais d’avocat.

Un autre résultat intéressant est la somme gagnée par le salarié suivant la nature du litige (tableau 3), en moyenne (par inventeur) 64 810 euros pour les questions de classement18, 63 460 euros pour la rémunération supplémentaire et 34 970 pour le juste prix (respectivement 15 000, 17 500, 12 000, pour la médiane). Cette somme ici est calculée sans prendre en compte le nombre de brevets litigieux19. Si on tient compte de ce nombre, le montant moyen de la rémunération supplémentaire est alors inférieur à celui du juste prix (9 600 euros contre 18 400).

Tableau 3 : Montant des compensations financières suivant les litiges (en euros)

dans un jugement. Certes ces chartes ne sont pas reconnues par le TGI (voir la décision concernant l’entreprise l’Oréal du 7 nombre 2008) mais elles ne constituent pas moins des dispositifs de reconnaissance et de rémunération des inventions de salariés sur lesquels ces derniers peuvent s’appuyer. Les employeurs peuvent également mobiliser ces chartes à partir du moment où les salariés en ont pris connaissance. Nombre de jugements mentionnent des usages au sein de l’organisation ou des barèmes adoptés par le comité d’entreprise. 18 Notons que ce montant renvoie à un calcul en termes de juste prix une fois que le juge a qualifié l’invention hors-mission attribuable ou de rémunération supplémentaire en cas d’invention de mission. En cas de qualification de l’invention hors-mission non attribuable, le salarié peut se voir attribué des dommages et intérêts. Ces compensations financières peuvent se cumuler.

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Il est d’usage dans le milieu des avocats et des conseils en propriété industrielle de présenter les montants moyens de la rémunération supplémentaire par brevet et par inventeur. Mais ce calcul est largement approximatif car souvent le juge attribue un montant forfaitaire quand il y a plusieurs dizaines de brevets en cause. Nous avons pris en compte le nombre de brevets considérés comme litigieux in fine par le TGI, avec une valeur maximale de 40.

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16 Nature du litige Montant de la compensation financière Classement mission/hors-mission Rémunération supplémentaire Juste prix Minimum 0 0 0 Moyenne 64 810 63 460 34 970 Médiane 15 000 17 500 12 000 Maximum 500 000 600 000 150 000

Nbre de brevets litigieux 2,6 6,6 1,9

Moyenne par brevet 24 930 9600 18 400

Source : notre propre base de décisions du TGI.

Typologie des cas de litige

En s’appuyant sur l’analyse factorielle des correspondances multiples, nous présentons une typologie des cas de litiges à partir de quatre types de variables actives : nature du litige (classement, rémunération supplémentaire, juste prix), taille (« PME » et « GE »), secteur d’activité de l’entreprise (regroupement en 4 modalités : « chimie-pharmacie », « métallurgie-équipement-informatique », « Autres industries-biens de consommation », « Conseil-R&D et autre services »), catégorie de salarié (« responsable recherche », « ingénieur », « profession intermédiaire »). Par ailleurs, nous avons introduit 6 variables supplémentaires pour aider à caractériser le litige, dont 5 qualitatives : « procès ‘gagné’ par le salarié », « saisie de la CNIS au préalable », « salarié demandeur devant le TGI », « salarié parti de l’entreprise au moment du procès », « Existence d’un accord d’entreprise » et 2 variables quantitatives : « gain monétaire du salarié » et « nombre de brevets litigieux ».

Le premier axe (20,4 % de la variance expliquée) est fortement structuré par les types de litiges. Il oppose les affaires de rémunération supplémentaire aux litiges en matière de juste prix ou de classement de l’invention, opposition à laquelle contribue aussi la taille des entreprises. D’une façon synthétique, cet axe rendrait compte du degré d’objectivation des missions inventives et de la politique de rémunération. Les chances que l’inventeur salarié voit aboutir certaines de ses demandes devant le TGI augmentent le long de cet axe.

Le second axe (16,8 %) oppose les inventeurs suivant leur catégorie socioprofessionnelle, en particulier les « ingénieurs » des activités de conseils et de R&D aux «professions intermédiaires » travaillant dans les industries de biens de consommation ou autres. Le recours préalable à la CNIS est corrélé positivement à cet axe.

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La méthode de la classification hiérarchique à partir des variables actives permet de bien distinguer quatre types d’affaires et de les positionner sur ce premier plan factoriel (voir graphique avec les coordonnées des centres de classes sur ces deux axes).

La première classe (30 cas) regroupe principalement le contentieux en matière de rémunération supplémentaire opposant les responsables de R&D aux employeurs des grandes entreprises chimique ou pharmaceutique, impliquant souvent plusieurs brevets litigieux. Ces inventeurs salariés ayant eu d’importantes responsabilités, avec une grande ancienneté dans l’entreprise (23 ans en moyenne), mais l’ayant le plus souvent quittée avant le procès, demandent une compensation financière plus substantielle, au regard sans doute des bénéfices importants dégagés par l’exploitation de l’invention, en particulier des revenus de licence de brevet20. C’est dans cette classe que le montant de la rémunération supplémentaire accordée par le tribunal est le plus élevé (81 170 euros) mais avec moins de chance de gain que dans les autres classes (50,7 %). C’est aussi la classe où l’existence d’un accord ou d’une charte d’entreprise est la plus répandue (46,3 %).

La seconde classe (35 cas) regroupe des litiges de toute nature impliquant des ingénieurs travaillant dans des PME spécialisées dans le conseil et la R&D (et plus généralement les activités de service) avec une ancienneté relativement faible dans l’entreprise (11,7 ans en moyenne). Les enjeux de propriété intellectuelle y seraient relativement élevés. Si ces inventeurs ont plus de chance de voir certaines de leur demande acceptées par le juge que dans la classe précédente (68,1%), leurs gains sont relativement moins élevés (57 960 euros). C’est dans cette classe que l’employeur est le plus souvent demandeur devant le TGI (23 %), en particulier suite à leur mécontentement suscité par la décision de la CNIS.

La troisième classe (40 cas) est fortement définie par les litiges qui opposent les responsables recherche à leur patron de PME, et plutôt sur des litiges autres que la rémunération supplémentaire. Le secteur de la chimie-pharmacie est sous-représenté. On peut faire

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On retrouve dans cette classe les cas qui ont été précédés par une transaction dont la partie salariale conteste a posteriori le bien-fondé ou une tentative de transaction qui n’a pas abouti (20,0 % des cas de cette classe, contre 11,9 % pour l’ensemble). Ce type de transaction renverrait à une négociation salariale entre élites dirigeantes visant autant l’attribution de gratifications importantes, pouvant même aller à l’encontre de l’intérêt de l’entreprise, qu’au règlement d’un litige. Sur cette question, voir Bessy (2007, p. 216-217).

Cl1 RemuSup Responsable RD Grandes entreprises chim-pharma Cl2 Ingénieurs conseils R&D Cl3 Responsable recherche PME Cl4 Juste prix profession intermédiaire -0,8 -0,6 -0,4 -0,2 0 0,2 0,4 0,6 0,8 -1,5 -1 -0,5 0 0,5 1 1,5 A xe2 : Cat é go ri e p ro fessi o n n e lle d u sal ar

Axe 1 : Types de litige - objectivation de l'invention Graphique : typologie des jugements du TGI

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l’hypothèse que dans cet univers productif il y est plus difficile d’objectiver par un document les tâches imparties à un collaborateur et les domaines d’investigation à prospecter. Par ailleurs, du fait de leur responsabilité managériale et des liens de confiance que cela suppose, ces inventeurs attendent la rupture du contrat de travail pour porter leur litige devant le tribunal, ce qui est confirmé par le fait que c’est la classe où la CNIS est la moins souvent mobilisée au préalable (33,3 %). Les gains monétaires obtenus y sont relativement les plus faibles (30 450 euros).

Tableau 4 : Typologie des litiges – Caractérisation des classes

Total (n=124) Classe 1 (n=30) Classe 2 (n=35) Classe 3 (n=40) Classe4 (n=19) Catégories de salariés (%) Managers de la recherche Ingénieurs Profession intermédiaire 52,8 30,9 16,3 100 86,7* 13,3 0,0 100 0,0 97,1 2,9 100 100,0 0,0 0,0 100 0,0 0,0 100,0 100 Secteur d’activité (%) Chimie pharmacie Métallurgie-équipement-info Biens de conso-autres industries Conseils R&D- autres services

25,2 26,0 24,4 24,4 100 76,7 10,0 6,7 6,7 100 8,6 22,9 22,9 45,7 100 7,7 35,9 30,8 25,6 100 10,5 36,8 42,1 10,5 100 Nature du litige (%) Classement mission/hors-mission Juste prix Rémunération supplémentaire 31,4 19,0 49,6 100 10,0 3,3 86,7 100 29,4 11,8 58,8 100 42,1 28,9 28,9 100 47,4 36,8 15,8 100 Taille de l’entreprise (%) PME Grande entreprise 57,7 42,3 100 10,0 90,0 100 71,4 28,6 100 79,5 20,5 100 63,2 36,8 100 Variables supplémentaires

Saisie de la CNIS au préalable (%) 37,4 40,0 37,1 33,3 42,1 Salarié demandeur devant le TGI (%) 80,5 86,7 77,1 76,1 84,2 Procès « gagné par le salarié » (%) 62,1 50,7 68,1 56,9 74,2

Salarié parti de l’entreprise au moment du procès (%)

79,6 89,3 74,1 81,6 66,7 Existence d’un accord d’entreprise (%) 25,2 46,7 20,0 12,8 26,3 Gain du salarié en Keuros 59 910 81 170 57 960 30 440 70 090

Nb. de brevets litigieux 3,6 7,1 3,5 4,3 1,6 Source : notre base

*lecture : « 86,7 » signifie que la classe 1 regroupe 86,7 % des litiges où les inventeurs salariés sont des « managers de la recherche » ; le gras et l’italique signifie que cette catégorie professionnelle est significativement sur-représentée.

Enfin, la quatrième classe, la plus petite en effectif (19 cas), regroupe des litiges en matière de de classement et de juste prix impliquant les « professions intermédiaires » des « industries de biens de consommation ou autres ». Il s’agit dans la plupart des cas d’inventions hors-mission que l’employeur cherche à se faire attribuer alors qu’elles n’avaient pas été vraiment anticipées au départ. L’innovation y serait plus de nature incrémentale et déboucherait sur une prise de brevet de façon plus occasionnelle. D’ailleurs, l’affaire implique le plus souvent qu’un seul brevet litigieux. C’est dans cette classe que le salarié a plus de chance de voir aboutir ces demandes (74,2 %) que dans les autres classes avec un gain monétaire relativement élevé (70 100 euros).

En résumé, on assiste à un contentieux régulier en matière d’appropriation des inventions de salariés et en légère croissance au cours de la période contemporaine. Cette augmentation tiendrait plus à l’intensification des activités de R&D et des enjeux financiers autour des brevets posant des problèmes spécifiques de gestion des travailleurs de l’innovation qu’à un

Figure

Tableau 1 : Caractéristiques des litiges et des salariés impliqués
Tableau 2 : Taille et secteur d’activité des entreprises
Graphique : typologie des jugements du TGI
Tableau 4 : Typologie des litiges – Caractérisation des classes

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