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On l’a vu, la relation avec Dantin n’est pas monolithique, puisque la poète ne se contente pas de voir dans le critique un maître littéraire. D’ailleurs, la relation évolue trop rapidement pour se voir circonscrite au mentorat de l’un sur l’autre. Si Dantin se révèle sensible aux charmes de ses correspondantes féminines, ainsi que l’a analysé Marie-Andrée Beaudet à propos de Simone Routier (1996), Jovette Bernier de son côté entre de plain-pied dans un jeu de séduction attisé tantôt par le critique, tantôt par ses propres stratégies d’autoreprésentation. Ami, amant, mentor, la figure du destinataire se modifie à plusieurs reprises, parfois dans une même lettre. Cette multiplicité figurative du destinataire participe d’un entrelacement des discours et d’une diversité des ethé. Si Bernier se caractérise très souvent comme une « amoureuse » et en accepte les conditions, notamment au sujet de l’esclavage, elle est aussi une femme libre qui refuse les conventions. Il y a là un paradoxe du désir d’être et de vivre de l’auteure, dans la conscience de ce qu’elle est et de ce qu’elle peut être, mais qui souligne l’ambivalence d’une stratégie de la féminité assumée et combattue. En quelque sorte, Bernier revendique une nouvelle identité en s’affranchissant des codes dominants de la nature féminine.

La correspondance est marquée par trois thèmes intrinsèquement liés : l’amour, la vie et la littérature. Les amours de Jovette Bernier sont contrebalancés par l’Amour, tantôt personnifié, tantôt réifié, qui constitue le point central des lettres suivant les débuts de la relation épistolaire. Par le récit que fait la jeune femme de ses aventures malheureuses ; par le discours qui s’élabore au gré des figures de l’absence et de la douleur ; par l’ethos que

34 Le phénomène est identique si l’on considère les correspondances de Dantin avec d’autres écrivaines de

l’époque : la relation épistolaire avec Alice Lemieux s’interrompt en 1931, avec Senécal, en 1932 ; avec Routier, en 1933. Cette interruption semble correspondre, exception faite de Routier, à l’arrêt ou à la modification de la carrière littéraire de ces écrivaines. En 1931, Lemieux entreprend des études pour devenir infirmière. Mariée à Rosaire Dion-Lévesque en 1935, elle part avec lui aux États-Unis et ne publiera plus de recueil de poèmes avant les années 1960. Pour Senécal, la parution de son second roman Mon Jacques

revêt l’épistolière – qui ne serait finalement qu’une amoureuse –, ce n’est plus tant l’œuvre publiée de Bernier qui peut être assimilée à une dissection du sentiment amoureux, comme il a souvent été écrit, mais aussi l’écriture dans la sphère privée. Ainsi que l’écrit Robert Choquette, Jovette Bernier « ne chante que l’amour » (1929 : 2). C’est par l’amour que la poète entend écrire et vivre, ainsi que l’illustre son « credo d’amour ». Dans le sillage des propos de Brigitte Diaz (2002 : 242), la correspondance avec Dantin apparaît donc comme un laboratoire d’écriture pour Bernier. Ce laboratoire est à considérer selon deux perspectives. Tout d’abord, en tant qu’expérience d’un style de l’être. La correspondance donne l’occasion à Bernier de s’écrire, de se raconter à un destinataire qui ne l’a jamais vue, qui plus est, un homme de lettres expérimenté qui remplit la fonction de modèle. La lettre devient un espace d’exploration des sentiments qui tend à une « invention de soi » (Diaz, 2006 : 8), dans un constant « souci de soi » (Foucault, 1984) qui invite à l’introspection immédiate. Qui plus est, cet espace se double d’une lecture littérarisante dont l’épistolière a conscience lors de l’écriture. Dantin est écrivain lui aussi, il est sensible au style de Bernier ; aux efforts déployés par sa correspondante pour lui plaire et garder vivace la relation, à sa manière de mettre en récit ses confidences et ses déboires amoureux. Les deux correspondants communient dans ce que Pierre Bergounioux nomme « le plaisir stylistique » : « Le plaisir stylistique ne tient pas à un usage inattendu des mots, à une tournure insolite de phrase, au langage. Il naît de l’extension de sens, de l’accroissement d’existence qu’ils révèlent » (2013 : 67-68). Le laboratoire de style est aussi effectif dans le sens où la correspondance, véritable dossier génétique de l’œuvre en gestation, est considérée comme l’antichambre du roman. Dès l’automne 1930, l’écriture de La chair

décevante est au cœur du discours de Jovette Bernier. Le critique devient un lecteur-test,

tant dans les manuscrits que l’écrivaine envoie que dans les lettres où les personnages, le titre, la narration sont discutés. C’est tout un discours sur le roman et sur le sens qu’il recouvre pour l’écrivaine qui est lisible ; par exemple, quand Bernier admet préférer l’expérience de la prose romanesque à celle des vers et de la chronique : « Je brûle de le publier [le roman]. Je n’ai jamais senti cette ferveur pour mes vers » (19 février 1931). Si toutes les raisons de cet investissement romanesque ne sont pas communiquées dans la relation épistolaire, reste que les lettres sont marquées par une frénésie de la part de la jeune

femme, frénésie dans laquelle se modélisent de façon plus large les aspirations des romancières de l’époque.

En outre, la lecture de la correspondance Dantin-Bernier amène à construire des liens plus étroits entre le roman La chair décevante et son auteure. Ce dernier point force la prudence. Il ne s’agit pas de lire le roman de Bernier comme « une enquête biographique » visant à « réduire l’élaboration de la fiction à [une] transposition mécanique » de la vie de l’auteure (Planté, 2015 [1989] : 80). Néanmoins, force est d’entendre des reprises de la correspondance dans le roman de 1931. En fait, c’est tout le rapport entre expérience et littérature qui est ici mis en lumière, un rapport où l’expérience de Jovette se confond avec l’écriture littéraire de Bernier. Les répétitions syntaxiques de « l’amoureuse » ou de « la vie excitante » se prolongent dans La chair décevante. Les discours de l’amour et de la vie sont convoqués de nouveau. Certains éléments de la vie de l’auteure sont intégrés au roman : le voyage à Paris, les angoisses de l’hospitalisation et les différentes réflexions sur l’amour sont repris et modulés dans La chair décevante. Aussi, lorsqu’Alain Viala parle du texte littéraire comme d’une médiation, d’un prisme de la société, le roman La chair décevante a tout lieu d’être, lui, un prisme de la réalité de Jovette Bernier. C’est justement par la métaphore du prisme qu’il est permis de contourner l’écueil mis en lumière par Savoie dans ses travaux sur la sociopoétique historique des pratiques littéraires des femmes : « lire leurs textes [ceux des femmes] au premier degré et simplifier ainsi considérablement la portée de leurs stratégies » (Savoie, 2009 : 210). Lisibles dans le roman et dans les lettres, ces « stratégies » forment un ensemble de médiations permettant d’éclairer, a posteriori, et le roman, la trajectoire sociale de l’auteure, et la façon qu’a Jovette Bernier de se construire par rapport à un locuteur aussi important que Dantin.

Espace de négociation entre le mentor et l’élève, support d’une intimité qui se met à nu, la correspondance avec Louis Dantin est aussi un jeu dans lequel l’écrivaine distille tous les éléments d’une romance. Amours impossibles, confidences sans tabou, excès de joie qui se mêlent à l’insolubilité de la nature sentimentale du sujet féminin sont les marqueurs d’un imaginaire qui déborde du cadre épistolaire pour englober la poésie, le roman et, plus tard, les feuilletons radio. Les lectures de Bernier, pour peu qu’elles

apparaissent dans la correspondance et dans les recueils de poésie, figurent des indices d’une vision du monde particulière. Nourrie par la poésie de Marceline Desbordes- Valmore, Anna de Noailles et Victor Hugo, Bernier entrevoit le monde par le prisme du fantasme amoureux. La relation avec Dantin, qui s’élabore dans une tension entre l’inconnu et la reconnaissance de l’autre, s’inscrit dans le récit que se fait d’elle-même l’amoureuse. L’amoureuse, justement, est une posture qui cherche à articuler les images et représentations conventionnelles accolées au féminin à l’époque, et la tentative de réappropriation d’un espace discursif autonome de la part de l’écrivaine. Apparaît en toile de fond une remise en question des postures féminines traditionnelles. Jouant sur l’ambivalence de l’expression des sentiments amoureux, Bernier intègre dans la correspondance une mise en scène de la femme libre qui rappelle implicitement la figure de la « New Woman », image née avec le XXe siècle et qui affirme dans l’espace social de

nouvelles façons de concevoir la féminité.

Enfin, l’étude de la correspondance offre de reconsidérer le projet du roman dans un contexte plus large de redistribution du capital entre les genres littéraires. En dehors de ces déterminations qui frappent l’auteure de Roulades… et de Tout n’est pas dit – les changements de dynamiques du champ, la progressive montée du roman –, plusieurs faits amènent l’écrivaine à s’investir autrement dans la littérature des années 1930. Les modalités financières, les bouleversements sentimentaux et professionnels l’éprouvent et modifient sa capacité à agir et sa perception de l’action littéraire. La correspondance est un creuset de cette capacité à agir ; plus encore, elle en est tributaire et partie prenante. Dans les lettres à Dantin, Bernier s’affirme comme une amoureuse, une esclave de l’amour, certes ; mais c’est par cette affirmation, et la prise de conscience d’une certaine infériorité par rapport au critique, que l’écrivaine s’érige en sujet social et lyrique. Sujet social, par sa capacité à prendre des décisions et à modifier son rapport au réel et à l’espace public par ses choix littéraires. Sujet lyrique, par son habileté à transformer le réel, à construire sa manière d’être au monde par la littérature – et ce même dans la lettre. La parole féminine autonome se fait entendre, bien avant la parution du roman, tout en en préparant l’arrivée. L’action épistolaire est là, dans cet investissement sentimental et littéraire marqué du sceau

de l’Amour – et la majuscule est ici requise – qui fait advenir le roman La chair décevante à plus d’un titre.