• Aucun résultat trouvé

L’incipit pose de façon problématique la question de la narration. Alternant entre lettre et récit au « je », les premières pages sont imprécises quant à la fixation d’une forme narrative, tout en privilégiant des supports de l’intime tournés vers l’extériorisation de la première personne. La chair décevante adopte la forme d’un journal intime38, plus

précisément d’un carnet personnel, ne se limitant pas à des entrées de date et de lieu. De fait, le lecteur est constamment en présence d’une simulation de l’écriture. Au carnet personnel s’ajoutent des lettres, des documents officiels et des dialogues parfois proches d’une écriture dramatique. Deux types de parole s’enchâssent ici : une parole privée, tournée vers un confident, dans un espace personnel que suggèrent par exemple les lettres ; et une parole publique. Ces paroles instaurent une dichotomie de l’expression de soi qui était annoncée dans les deux citations ouvrant le roman.

La lettre de Didi à Jean n’est pas un cas isolé. En tout, ce sont seize lettres et documents écrits qui parcourent le roman et fonctionnent de manière systémique39. Didi est

majoritairement partie prenante du système de figures de l’écrit qui s’instaure dans le roman, tant en tant que destinatrice (cinq fois) que destinataire (neuf fois)40. Lorsqu’elle est

écrivante, ses lettres sont souvent reproduites : deux lettres à Jean et une à Paul. Trois autres sujets écrivants sont Odette, Jean et Paul ; la sœur de Lucien, l’amoureux éconduit et le fils. Les lettres de Jean et de Paul ne sont pas ou peu reproduites, mais suggérées : « Jean viendra demain. Sa lettre est sereine, confiante et calme au point de donner le vertige » (LCD, 11) ; « Paul m’apprend par câble qu’il entrera en septembre à l’Étude Danais &

38 Lucie Robert parle d’un « journal intime » (1987 : 107), tout comme Fernand Roy (1993-1994 : 144). Si

elle ne parle pas de journal, Isabelle Boisclair remarque la tension d’une posture d’écriture, qu’elle resitue au sein d’une histoire culturelle du personnage d’écrivaine dans la littérature québécoise (2000 : 132). Dans mon article « Du silence au cri. La parole féminine solitaire dans La chair décevante », je prétends que le roman peut se lire comme un carnet où le sujet note, au gré de ses sentiments, les choses qui l’animent (2012 : 142). Ceci explique les paragraphes, parfois sans connexion grammaticale ou logique, la rapidité et le style télégraphique de certaines phrases. Il faut retenir que ce carnet est pourtant marqué par la présence récurrente de destinataires, notamment le fils, Paul.

39 Fernand Roy postule d’ailleurs qu’une figure de l’écrit n’est jamais isolée, mais qu’elle se construit par

rapport aux autres figures : « […] la fiction les autonomise en les faisant fonctionner dans un réseau qui les resémantise tout en surdéterminant l’anecdote racontée » (Roy, 1993-1994 : 144).

Normand » (LCD, 82)41. Du côté d’Odette, deux de ses lettres sont reproduites dans le

roman selon un enchâssement particulier. En effet, alors qu’elle écrit à Didi pour la consoler du décès de Lucien, elle joint à la lettre un bristol pour l’entrée dans le monde de sa fille. La matérialité du carton est reproduite lors de l’édition. Après la lettre privée d’Odette signifiée par les italiques, c’est un rectangle qui entoure l’invitation : « Monsieur et madame Henri Morel recevront le 17, à huit heures, pour le début de leur fille Solange » (LCD, 38). Si le contenu des deux lettres est similaire (l’invitation à la réception), la diversité et le croisement des paroles privée et publique ajoutent un effet de réel qui colle à la volonté de Bernier de représenter la vie. C’est aussi une forme discursive de sociabilité qui ajoute au récit mondain, évoquant la bourgeoisie et les rites de passage des jeunes filles issues des classes dominantes. Eugène Addy voit lui aussi sa lettre reproduite. En somme, le réseau des lettres reproduites est partagé par Didi, Odette et Eugène42, soit les

personnages qui ont dérogé aux règles du contrat social par amour. Effectivement, Odette est une fille mère comme Didi43. Quant à Eugène, il a aimé « la femme qu’on n’épouse

pas » (LCD, 56-57). Ces trois personnages se ressemblent, tant par leur vécu que par leur façon de vivre les sentiments humains. Ce sont eux à qui « la vie a cassé le rire sur les dents » (LCD, 17), et non Jean, qui n’a pas de nuance d’après l’héroïne, ou Paul, qui ne fera l’expérience de la douleur qu’à la fin du roman. Ce sont Didi, Odette et Eugène qui ont accès à l’écriture ou, en tout cas, qu’il est donné au lecteur de lire. D’où un constat, en accord avec les principes paratextuels proposés par Bernier : les figures de l’écrit, dans leur représentation, ne répondent qu’à l’impératif de la vie et de la douleur ; du vrai et de

41 La lettre de Jean à Mme Saint-Onge ne compte pas. En effet, bien qu’elle apparaisse dans le roman via

l’emploi des italiques, cette lettre, coupée par ailleurs, n’est qu’une invention de Mme Saint-Onge afin de faire souffrir Didi.

42 Je n’intègre pas ici la lettre inconnue adressée à Didi, et qui est coupée par Didi volontairement. Le contenu

de la missive n’est pas dévoilé par la narratrice, par honte et par peur du déshonneur, mais également par Bernier elle-même, qui ne souhaite pas livrer la clé de l’intrigue principale dès les premières pages. De même, parce qu’il est récité par Paul, sans que sa matérialité ne soit explicitée dans le texte, le testament de Normand ne semble pas significatif à ce sujet.

l’indicible dans la sphère publique, par le biais d’une parole privée qui se trouve exposée dans le roman44.

Les lettres sont l’occasion de s’épancher et de reconfigurer le lien sentimental qui unit le destinateur à son destinataire. Tantôt lettre d’amour, tantôt lettre de rupture, les relations épistolaires reproduites ou suggérées fonctionnent comme des prises de position de la part des sujets écrivant. C’est le cas pour Didi, qui rompt avec Jean par le biais d’un billet, ou d’Eugène qui laisse Didi à ses préjugés. La lettre de Didi à Paul, située en début de chapitre et qui suppose un destinataire à l’ensemble du carnet personnel de l’héroïne, est un discours performatif en cela qu’il révèle l’identité du fils, agit sur la diégèse et la prise en considération du système narratif par le lecteur, et modifie le parcours du fils. Dès lors, les lettres participent d’une économie narrative en multipliant les voix et les prises de position polyphoniques. Autonomes par leurs présences dans le texte, surtout lorsqu’elles sont reproduites, les figures de l’écrit telles qu’elles se trouvent dans La chair décevante favorisent un effet de réel, cet effet si caractéristique d’une esthétique de la modernité selon Roland Barthes (1968 : 88). Modestement, ceci dit : les coupures au sein des lettres et l’absence de dates précises (l’année n’est jamais précisée) mettent en évidence qu’il ne s’agit pas de la réalité, mais d’une écriture qui affecte l’effet de collage.

Une lettre se distingue par sa longueur et sa valeur dans le récit. Elle n’est pas calquée sur une prise de décision ou une action, et ne remplit pas simplement la fonction d’information qui pourrait lui être attribuée. Il s’agit de la lettre écrite à Paris, permettant à Didi de donner des nouvelles à son fils Paul, mais également de s’attarder à une introspection qui, normalement, prend place dans le carnet personnel. Didi s’approprie la lettre pour diffracter ses sentiments et pour rappeler les enjeux esthétiques et idéologiques du roman par la description d’un Paris idéalisé et pittoresque – le quartier Mouffetard est une représentation urbaine de la honte de Didi. Jovette-Alice Bernier en profite pour mettre en récit son expérience de la capitale parisienne, tout comme elle exploite un thème exotique qui témoigne de son attachement aux modèles littéraires français. Tout comme

44 Il faut remarquer l’absence de Lucien, situé en dehors du fonctionnement de la parole épistolaire publique

ou privée. En revanche, Lucien figure au centre du propos de plusieurs lettres, tout comme il est principalement absent du roman, mais constamment rappelé par la narratrice.

l’invitation d’Odette, la lettre de Paris renferme une autre inscription de l’écrit. Cette fois, il s’agit du refrain d’une chanson que récite Didi :

Écoute cette frêle harmonie en mineur que j’ai entendu [sic] dans une boîte de Montmartre et qui ne me laisse plus. Il est tout simple, le thème ; vois le geste :

« Prenez mes roses, Prenez mes fleurs, Elles sont écloses Près de mon cœur ; Messieurs, mesdames, Fleurissez-vous, Achetez leur âme

Pour quelques sous. » (LCD, 80)

Fonctionnant comme une inscription de l’oral dans le texte – une figure de l’écrit donc, comme le pensent Louise Milot et Fernand Roy (1993) – la chanson est intégrée à une autre inscription scripturale, la lettre. Cet extrait constitue un phénomène intertextuel, fait assez rare dans La chair décevante pour être souligné. Prenez mes roses, chanson de Lucienne Boyer, fait écho à la vendeuse de muguet qui accueille Didi à Paris au printemps (LCD, 76). Cette référence intertextuelle participe d’un effet de réel : une référence à la chanson française, lors d’un voyage à Paris, voilà de quoi ajouter du vraisemblable à l’anecdote. Ainsi, la chanson interagit avec d’autres anecdotes du récit. La parole musicale de Boyer supplée à la parole intime de Didi, dans une mise en abîme interdiscursive qui joue sur les rapports de l’héroïne à l’espace (Canada français/France) et à l’histoire/Histoire.

Aux lettres, chansons et extraits du carnet personnel s’ajoute une parole théâtralisée. Malgré le format du carnet qui offre un espace de médiation, et donc de distorsion de l’anecdote, on retrouve dans le roman la reproduction de plusieurs dialogues qui ont pour conséquence paradoxale d’appuyer et d’altérer l’effet de réel. C’est le cas avec la scène au cabinet de Normand, longuement préparée par Didi. L’héroïne appréhende la rencontre avec son ancien amant comme une pièce de théâtre : « comme dans les répétitions, j’étudie à fond mon rôle pour le rendre en artiste […] Puis, ensuite, je parlerai, je ne jouerai plus » (LCD, 99). Qui plus est, la retranscription de la rencontre se fait selon les codes de l’écriture dramatique : enchaînement des répliques, quelques rares indications de ton (« très doux », LCD, 103 ; « subitement », LCD, 104). Tout concorde à faire de cette entrevue, tant par la forme que par les confessions de Didi, la scène cruciale d’un drame prêt à être monté

sur scène. Ailleurs, le spectacle devient un motif récurrent, de manière sous-jacente45, lors

des événements mondains ; ou même, lorsque Didi souhaite à nouveau tout raconter : « ce ne sont ni des iris, ni des contenances, ni des masques qu’il faudrait […] » (LCD, 27, je souligne). À Venise, la conversation entre Madame Saint-Onge et Didi est ponctuée par un rebondissement qui rappelle les subterfuges du théâtre comique aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Madame Saint-Onge elle-même joue un jeu pour être « méchante » avec Didi (LCD, 71) et pour préparer l’entrée inattendue de Jean Vader.

Enfin, il faut mentionner un type de figure de l’écrit caractérisé par Richard Duhaime d’extensif « dans la mesure où les figures qui le composent exigent un déploiement discursif important en regard de l’économie générale du récit romanesque » (1998 : 81). En somme, les écrivains, libraires, bibliothécaires ou tout personnage ayant un rapport au livre et à l’écriture. En l’occurrence, c’est Didi qui remplit encore une fois cette fonction ; ne serait-ce que parce qu’elle écrit directement. Alors qu’elle dort avec Jean, elle se souvient du temps où elle pouvait dormir sans peine et sans tracas : « […] j’habitais une petite chambre avec un demi-lit que partageait ma sœur ; avec une table si petite que je n’appuyais pas le coude pour y écrire ; la lampe n’avait jamais assez d’huile pour une veillée ; ma bibliothèque ; trois livres qui ne m’appartenaient pas et que j’échangeais chez une amie » (LCD, 12-13). Ce souvenir d’enfance, assez rare dans le roman, alterne entre la description minutieuse de la promiscuité de la famille de Didi, et l’omniprésence de l’écriture. La petite fille semble repousser les difficultés matérielles, poussée par une profonde envie de lire et d’écrire. La littérature telle que présentée dans la lecture et l’écriture coïncide avec un temps de l’innocence où Didi était « pure » (LCD, 13). Deux écritures se succèdent : celle des jeunes années de l’héroïne, dans une pauvreté qui la force à se raccrocher aux pratiques littéraires ; et celle sous une autre forme, particulière, « après la faute », dans la honte et le mystère, autour d’un secret de l’héroïne46.

45 Lori Saint-Martin parle également de la métaphore filée du voile, similaire à celle du théâtre (1995 : 119). 46 De plus, à deux reprises, il est question des journaux, qui inscrivent le sujet dans un champ médiatique et

dans lequel l’écrit est fortement investi d’un pouvoir d’action. D’abord, lors de l’annonce de la mort de Madame Normand, Didi prédit : « Morte. Les journaux lui feront des psaumes en style télégraphique; toute une ville fera semblant de la pleurer » (LCD, 62). Puis, lorsque la vérité éclate : « Les journaux ont tout

Ces dernières figures ne font qu’insister un peu plus sur le système d’écriture adopté par Bernier pour son roman. Dans l’énonciation d’abord : l’alternance et l’enchâssement des figures de l’écrit comme la lettre et le journal intime développent une polymorphie et une polyphonie qui, malgré un effet de profusion, orientent les voix et les formes vers un espace intime, celui de Didi. Variations narratives, les lettres figurent également des actes performatifs dans le discours, notamment lorsqu’il est question d’avouer un secret ou de quitter quelqu’un. Enfin, dans la diégèse même, tout concorde à faire de Didi un personnage écrivant en tout temps. Au-delà des aptitudes de Bernier à pouvoir jouer sur les formes de l’intime et les pratiques d’écriture, passant de la correspondance au théâtre en quelques pages, La chair décevante porte une défense de l’écriture comme révélation de soi et à soi. En ce sens, Didi rappelle les mots presque contemporains de Virginia Woolf : « il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction » (1992 [1929] : 8). Didi, personnage de fiction, a cette (in)conscience d’écrire le roman de sa vie par la longue révélation au fils que constitue son carnet personnel. Cette posture d’écriture s’inscrit dans une relative filiation littéraire au féminin. Selon Isabelle Boisclair, Laure Conan avec Angéline de Montbrun (1881), et Hélène Charbonneau avec Châteaux de cartes (1926) représentent des personnages qui n’ont pas accès à l’écriture littéraire et qui éprouvent des « difficultés à se trouver un statut stable dans l’espace social » (2000 : 132). L’héroïne de La chair décevante hérite d’une même impossibilité à être. Tout comme Angéline et Mina chez Conan, et Adèle chez Charbonneau, c’est dans une écriture constante, via le format intime – journal intime, carnet personnel – que le personnage revendique une parole à soi. L’écriture est fortement investie par les personnages féminins, au point de constituer le véritable creuset de toute décision et de toute prise d’action. Chez Bernier, et l’on serait tenté de dire que Conan et Charbonneau font de même, le devenir soi n’est effectif que par l’écriture, intime et publique47.

raconté… » (LCD, 126). Le journal est défavorable au personnage féminin, il n’est présent que pour donner les mauvaises nouvelles ou stigmatiser un individu.

47 La problématique du je féminin pouvant se raconter dans l’écriture est également présente en France durant

la Belle Époque, et surtout chez Colette. Dans le roman à la première personne La vagabonde (1910), Renée Néré est une ancienne « femme auteur » qui a souffert d’une impossibilité de l’écriture à transfigurer le soi : « Écrire ! verser avec rage toute la sincérité de soi sur le papier tentateur, si vite, si vite que parfois la main

Langueur d’amour et ferveur de la sensation : l’aveu d’une subjectivité