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Romancières au temps de la Crise : trajectoires et pratiques littéraires des femmes dans les

années 1930

Les voies de l’histoire sont sans doute impénétrables, mais elles sont les seules qui permettent de suivre un phénomène.

Clément MOISAN, 1996

Nous nous demandions s’il doit y avoir des bacchantes ; l’examen de la question nous oblige, à présent, à nous demander s’il peut y en avoir ou, du moins, si le petit chœur tournoyant n’est pas soumis de nécessité à une destruction rapide. On demandera, avant peu, ce que sont devenues ces grandes maîtresses d’amour et leur beau rêve de donner une expression toujours sincère à des sentiments toujours vifs. À la place où s’enchaîna la ronde mystique, on ne trouvera plus que des femmes de lettres : un petit escadron d’amazones, si vous voulez, et telles qu’on les voit partout, guerrières, enragées de domination et folle gloire, mais, au fort du succès, un peu vexées de rester femmes, honteuses même et, à vrai dire, lasses de leur faiblesse, meurtries d’un jeu d’esprit où le cœur n’a battu que pour renseigner le cerveau et l’approvisionner des documents tirés du dernier repli d’elles-mêmes.

Charles MAURRAS, 1903

En 1931, Alfred DesRochers publie un livre d’entretiens dans lequel il interroge des livres (1931 : 9). En pratiquant l’interview fictive, polyphonique et polymodale – on compte des extraits de lettres, fictives, et des citations des livres –, il prend le contrepied de « la critique dogmatique » et met en scène les « œuvres vivantes » d’une nouvelle génération (1931 : 10-11). Des « voix » fantasmées des auteurs à l’infusion d’un imaginaire de l’imprimé, le recueil illustre l’essor du livre et « l’élargissement des formes de la critique littéraire » (Saint-Jacques et Robert [dir.], 2010 : 291), et la diversification des pratiques d’écriture et l’intégration des femmes au marché de la littérature1.

1 On dénombre six livres écrits par des femmes sur les quatorze entretiens fictifs : Gaëtane Beaulieu (Lill,

S’il est question de Paragraphes, c’est que le recueil fournit des pistes de lecture pour le portrait de groupe que je me propose ici de faire. En premier lieu, la place accordée aux femmes, à leur production et à leur voix témoigne éloquemment de l’élargissement du champ d’action de leurs pratiques d’écriture ainsi que de leur visibilité dans la sphère littéraire. Dans le recueil de DesRochers, les auteures sont interrogées en fonction des genres consacrés qu’elles pratiquent (poésie, roman) et de leurs livres. De plus, les entretiens, fonctionnant dans un rapport ambivalent à l’intime, se penchent sur le travail littéraire et sur les conditions favorisant la venue à l’écriture chez les écrivaines, tendant ainsi à révéler – et à sublimer – la genèse d’un texte2. Ainsi le dialogue avec la poète

Simone Routier commence-t-il par un résumé du parcours de celle-ci, pour ensuite aborder la fabrique des pièces lyriques : les thèmes originels, le travail de la forme poétique, les questions qui se posent à Routier au cours de l’écriture (1931 : 170-172). C’est également dans cet entretien qu’on trouve l’expression d’un désir de s’engager sur la voie de l’écriture en prose :

Bien écrire en prose me semble chose plus difficile que bien écrire en vers. Et c’est pourquoi je crains fort, au risque de sembler un peu vieux-jeu, de toujours m’en tenir à la technique traditionnelle. Ici, au moins, nous avons des points de repère.

Quand on écrit en prose, il faut toujours s’en remettre à la raison « raisonnante » ; il faut tenir compte d’une profusion de contingences. Le rythme préétabli, qui dispose les mots, n’est plus là. Il faut créer son outil en même temps qu’on crée l’œuvre. Il faut suivre une gradation ; en un mot, il faut un plan. (1931 : 171-172)

Outre les différences entre la forme du poème et celle du texte narratif, Routier pointe du doigt cette absence de tradition de la prose, et plus largement, de la littérature canadienne- française. Ramenée à sa table de travail, la poète doit assumer la solitude de l’écriture, élément structurant de l’activité créatrice au Québec selon Michel Biron (2000 : 36-37). Routier, à l’instar de ses consœurs, est prostrée dans une double solitude, puisqu’à l’absence de tradition littéraire, s’ajoute l’absence d’une tradition chez les femmes, ce qui rend difficile l’émergence d’un sujet féminin en regard de l’édifice national au Québec (Smart, 1988 : 24-37).

temps des violettes, 1929), Éva Senécal (La course dans l’aurore, 1929), et Simone Routier (L’immortel adolescent, 1929). Il faut ajouter un vrai entretien avec Simone Routier.

2 Je renvoie ici à mon article traitant de Confidences d’écrivains canadiens-français (Choquette, 1939), sur

L’entrée des femmes en littérature au tournant du XXe siècle constitue un phénomène

de groupe structuré par plusieurs générations, ainsi que l’a montré Chantal Savoie (2014b : 35-85). On trouve des traces de ce phénomène au cœur même des textes, comme c’est le cas dans les chroniques que Fadette (pseud. Henriette Dessaulles) signe dans Le Devoir de 1911 à 1946, chroniques qui font l’objet de plusieurs publications en recueils durant les années 1910 principalement. La force du « je », associée au « nous » et au « vous », en plus d’établir une intimité entre la femme de lettres et ses lectrices (Savoie, 2014b : 177-178) s’ajoute aux critiques et aux encouragements de Fadette, qui prend la défense de ses « [s]es chères petites auteures de livres “indigènes” » (10 janvier 1920), invitant implicitement ses consœurs à persévérer dans l’écriture3. Or, si ce phénomène, par sa force et sa diversité,

tend à changer durablement le paysage culturel au Québec, il est, de façon paradoxale, structuré par un état de solitude qui frappe l’écrivaine canadienne-française. C’est à partir de cette tension entre le groupe et l’individu, entre le mouvement collectif et l’expérience personnelle, entre la diversification des pratiques discursives et la recherche d’une tradition littéraire que je brosserai ici un portrait de groupe de quelques romancières publiant un ou plusieurs titres entre 1929 et 1939. Après une rapide mise en contexte, qui a pour but de rappeler des faits généraux assez connus, je souhaite poursuivre la réflexion de Chantal Savoie autour de la modification du statut des femmes qui écrivent. Dans son essai, Savoie avance l’idée d’une transformation de la femme de lettres en écrivaine (2014b : 170-182, je souligne), ce qui se confirme dans l’évolution des pratiques discursives, mais aussi dans le renouvellement de la bourse des valeurs dans le champ. En me penchant sur l’économie des supports de diffusion et sur l’ouverture des possibles en matière d’écriture, tout en insistant sur la précarité structurelle de plusieurs circuits de production au sein du champ, je resserrerai progressivement le champ d’investigation autour des caractéristiques sociologiques de sept écrivaines. Finalement, on tentera de délimiter les tendances formelles et les innovations romanesques opérées par cette cohorte représentative. Structuré en entonnoir, ce chapitre est construit comme une enquête permettant de reconstituer les morceaux d’un champ littéraire et de sa problématique spécifique. Fondé sur le recoupement des trajectoires et l’observation des axes constitutifs d’une possible génération littéraire, il constituera le socle de départ d’analyses plus raffinées à partir des cas de

Jovette-Alice Bernier, Éva Senécal et Michelle Le Normand. En effet, dans le sillon des principes sociopoétiques énoncés précédemment, ce sont le texte et les lectures qu’on peut en faire qui permettront de cerner plus spécifiquement les stratégies d’écriture et l’imaginaire des romancières des années 1930.