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Éva Senécal et Alfred DesRochers font connaissance à l’automne 1927, lors de la venue de l’écrivaine à Sherbrooke pour une soirée littéraire. Elle habite toujours chez ses parents à La Patrie, mais la distance entre les deux correspondants est d’une autre nature que celle, géographique, qui sépare Jovette-Alice Bernier de Louis Dantin. La jeune femme vit au sein d’une famille où la littérature importe peu, comme le raconte Françoise Hamel- Beaudoin (2004 : 74-81). Elle souffre d’un isolement très tôt commencé, notamment à cause de son état de santé (Hamel-Beaudoin, 2004 : 54-60). Senécal est constamment plongée dans la solitude, comme elle le confie à Adrienne Choquette à la fin de l’entre- deux-guerres : « Après une enfance solitaire dans un rang de campagne […], j’ai fait deux années de couvent, ma treizième et quatorzième année, et je suis revenue à la solitude, solitude voulue peut-être, mais que pouvais-je y faire ? » (Choquette, 1939 : 207). Le carcan familial, la solitude du rang et la tuberculose confinent la jeune femme à la marge des villes, et de Sherbrooke en particulier. Néanmoins, elle publie des comptes rendus des

4 Le fonds d’archives concerné est le fonds Alfred-DesRochers (BAnQ, Sherbrooke, P 6). Les références

faits marquants de la région dans La Tribune, et fait éditer son premier recueil par le service d’édition du journal La Patrie. Ces activités attestent de ses aspirations littéraires émergentes et de sa volonté de minimiser l’éloignement qu’elle subit. Que DesRochers manifeste une si grande attention à la jeune femme en voulant faire la critique de son recueil et en tenant à la rencontrer est une marque de reconnaissance de ses possibilités littéraires. Il initie une relation amicale qui tire très vite Senécal de sa campagne et l’amène à se rapprocher, tant par ses déplacements que par les échanges épistolaires, du « mouvement littéraire des Cantons de l’Est ».

Le compte rendu que signe DesRochers dans L’Étoile de l’Est sonne comme une main tendue de la part du journaliste. Il répare le tort causé par certaines critiques, la plus dure étant celle de Gaëtane de Montreuil (pseud. Georgina Bélanger). Dans le numéro de septembre 1927 de Mon Magazine, la journaliste écorche Un peu d’angoisse… Un peu de

fièvre en reprochant à l’auteure son manque de respect de la prosodie traditionnelle et le

faible travail stylistique que révèle la lecture des poèmes. Malgré une conclusion qui se veut optimiste, la journaliste stipule que « l’auteur est né poète, mais [qu’] elle n’a pas hérité le [sic] rythme et la forme. On nait poète, on devient écrivain. Et l’écrivain est plus utile à la poésie que la poésie à l’écrivain, car on peut toujours écrire en prose sur des sujets très prosaïques » (septembre 1927 : 48). Prenant le contrepied de la critique de Gaëtane de Montreuil, Alfred DesRochers dispense une leçon de poétique dans son article du 23 septembre 1927. À partir de ce qu’il appelle « l’expression radioactive d’une expression ressentie » dans le texte lyrique, il explique comment, par sa maîtrise de la poésie, de la métrique et de la langue, Éva Senécal livre à la littérature canadienne un recueil d’excellence et précurseur de futurs succès (23 septembre 1927 : 2).

L’article permet aux deux poètes d’établir une relation de confiance et de camaraderie. Rassurée par les compliments du critique, Éva Senécal recherche sa complicité : « Mais, “mon grand ami”, (vous me permettez, n’est-ce pas, de vous appeler ainsi ?) […] » (16 octobre 1927)5. Déjà, elle se permet de manifester son désaccord vis-à-

vis de DesRochers. Ce dernier reproche à la jeune femme d’être obsédée par la tristesse, tant dans sa vie que dans son recueil. Elle répond :

Croyez-vous que le bonheur vienne s’asseoir à tous les foyers, prodiguant à tous la joie lumineuse, la gaieté de vivre ? S’il a frappé à votre porte, s’il s’est installé chez vous, entourez de remparts votre demeure avant qu’il soit tenté de repartir en visite. Moi, je n’ai rien de tout ce trouble, car il n’est pas encore venu ! Si c’était possible, je partirais dès demain, j’irais à travers le monde, partout, vers les pays de soleil, peut-être l’y trouverais-je ? Oh ! alors, j’écrirais les vers lumineux comme les rayons de soleil qui m’éblouiraient les yeux, qui m’enchanteraient le cœur, des vers lumineux comme mon âme. Et je vous dédierais le volume entier. Me gronderiez-vous encore ? (16 octobre 1927)

Professeur et censeur, DesRochers gronde l’épistolière, ce à quoi elle acquiesce, tout en se révoltant et en raillant le propos de son interlocuteur – selon Marie-Claude Brosseau, la raillerie est une arme typique de Senécal (1998 : 59). Cet extrait met en évidence l’impertinence de la jeune femme face à un homme de lettres qui commence à prendre la place de mentor, chose que l’auteure accepte et appelle de ses vœux. Par le biais du sarcasme, la poète reconnaît la supériorité de son correspondant dans le système de places qui s’instaure, en même temps qu’elle s’affiche indépendante6. En outre, l’extrait pointe la

posture de poète souffrante et malheureuse que met en scène Senécal, ce qui constitue un écho à sa production littéraire – le titre de son premier recueil, Un peu d’angoisse… Un peu

de fièvre, est symptomatique – et à une façon de concevoir la création littéraire typique de

la poésie occidentale. Les lectures de Senécal attestent par ailleurs, de façon éloquente, des modèles qui président à cette représentation de soi : Lamartine, Musset et Noailles ; en somme, des auteurs qui, tant dans leurs recueils que dans leur vie, font du désespoir et de la mélancolie les lignes fondatrices d’un ethos légitimant leur activité d’écriture et leur position dans la vie littéraire.

À cette posture s’en ajoute une autre, celle de la novice incapable de juger son travail : « […] me permettez-vous d’apporter les principaux de mes poèmes pour que vous y jetiez les yeux et me disiez ce que vous ne trouvez pas bien et qui gagnerait à être repris.

6 De son côté, DesRochers se réjouit de cette effronterie et de cette sincérité de la part de sa protégée. On

observait un phénomène similaire chez Dantin et Bernier. Il semble que le discours épistolaire au féminin soit constamment reçu par les destinataires comme l’expression d’une nature puérile et légère. La production poétique de Bernier, Senécal, et Lemieux subit un traitement similaire dans le discours journalistique, comme le relève Chantal Savoie (2014b : 84-85).

Je suis si mauvais juge » (19 février 1928). Sous prétexte qu’elle n’a pas la connaissance nécessaire pour cela, Éva Senécal s’interdit l’autocritique. Pour contrebalancer ce manque de connaissance, l’épistolière développe un discours de justification où elle explique que son art lyrique est naturel et ne demande aucun travail de correction. Selon Senécal, la création poétique émane d’elle-même : elle est un fruit de la spontanéité de l’écriture. L’écrivaine illustre ici un des traits caractéristiques de la figure de la femme auteur au Québec à cette époque, soit l’immanence de la poésie féminine, et que résume une chroniqueuse de l’époque, Fleurette de givre :

Elle chante le ciel, la terre, le soleil et les fleurs, les bois et les oiseaux […] Elle chante sans se lasser. Et parce que c’est tout simplement qu’elle laisse couler le flot de ses impressions et de sa pensée, sans viser à l’effet, sans le désir d’éclipser les hommes qu’elle devine et comprend, parfois à leur insu, elle plait moins par son style alerte, aux envolées souvent superbes, que par le sentiment délicat de son âme qui se dévoile sans détour, et la sympathie faite d’indulgence aimante qui ne demande qu’à se donner, et qui transparait à travers chaque ligne […] (1923 : 29)7

Au-delà d’une croyance en cette possible immanence, Senécal se sert de cet argument pour mettre en valeur sa poésie et jouer sur le rapport de places avec DesRochers, qui est un homme. Cette posture féminine assure donc la continuation de l’échange épistolaire et du mentorat, tout comme il tend à matérialiser l’image d’une femme forte et ambitieuse.

DesRochers lit et commente les travaux de sa protégée, dans une correspondance qui alterne entre sérieux et dérision. Il la dirige dans ses lectures et se permet de lui faire la leçon. À l’automne 1928, à la lecture d’un drame en vers qu’a composé la jeune auteure, il en profite pour lui apprendre les nuances entre le drame classique et le drame contemporain (18 novembre 1928). Il lui conseille de lire Pierre Loti et Marie Le Franc (12 août 1929), ce qui aura un impact durant l’écriture de Dans les ombres, comme on le verra. En un mot, DesRochers croit en elle et l’invite à travailler sans relâche, ainsi qu’il lui écrit le 18 novembre 1928 : « […] vous allez continuer de travailler pour être indisputablement [sic] avant deux ou trois ans la femme de lettres la plus “glorieuse” (non au sens d’exaltée, mais

au sens propre) de tout le Canada français ». De même, il invite la jeune poète à accroître son réseau. Notamment, en 19298, il lui conseille d’écrire à Louis Dantin :

Vous savez que si Émile Nelligan a écrit les plus beaux vers français au Canada, il le doit en grande partie à Dantin. Si vous voulez suivre les conseils de ce critique – et j’ai assez foi en votre ambition de parvenir, votre amour du travail et votre « bon sens » tout court, pour croire que vous allez les suivre – vous ne pouvez faire autrement qu’obtenir le succès que votre talent mérite, mais que votre manque de formation première vous empêche d’obtenir. (8 mars 1929).

La référence à Nelligan est intéressante. S’il constitue un modèle poétique de premier plan, l’auteur de « La romance du vin » est également un homme dont la santé, physique et mentale, fait l’objet depuis le tournant du XXe siècle de récits et d’anecdotes qui alimentent

le mythe du poète maudit (Brissette, 2005). Le parallèle que dessine DesRochers entre Nelligan et Senécal est donc plus lourd de sens qu’il n’y paraît, puisque l’épistolier semble promettre, à demi-mots, une formidable destinée littéraire à sa chétive disciple. Tout est encore ici question de stratégies de représentation de soi et de l’autre, mais on voit ici que DesRochers emboite le pas à Senécal et intègre, dans ses propres lettres, le jeu discursif auquel se prête la poète.

Éva Senécal s’exécute et écrit à Dantin9, tout comme elle se rapproche, par

l’entremise de DesRochers, des acteurs de la vie culturelle. Elle quitte souvent La Patrie pour se rendre aux soirées organisées par Florian Fortin à Sherbrooke, ou encore pour assister aux réunions de la Société des poètes canadiens-français à Québec. Signe indiscutable de l’effort de sociabilité qu’elle fait, DesRochers lui écrit le 18 novembre 1928 : « Vous me demandez de vous causer de la soirée-surprise […] Nous avons tous déploré votre absence ». Par politesse ou par réelle complicité, l’homme de lettres assimile rapidement sa correspondante à la génération poétique à laquelle il appartient. Enfin,

8 Brosseau stipule que Dantin et Senécal entreprennent une correspondance en mars 1928, ce qu’un

recoupement des diverses correspondances contredit.

9 Après un premier envoi de son manuscrit au début de l’année 1929, Éva Senécal écrit à Dantin : « J’avais

souvent entendu parler de vous et j’avais déjà songé à vous soumettre des vers lorsque Mr Fortin m’a conseillé de vous envoyer tout mon manuscrit. J’ai, autant qu’il m’a été possible, corrigé, retravaillé tous les poèmes que vous avez notés. Et je n’ai qu’un regret : c’est d’avoir si mal réussi, d’être encore loin de la perfection » (27 mars 1929). On notera la présence significative de Florian Fortin dans les correspondances, tant chez Senécal que chez Bernier. Peut-être davantage que Dantin et DesRochers, Florian Fortin occupe une position centrale dans les réseaux littéraires et culturels canadiens-français. Cette « centralité » de Fortin (Lacroix, 2003 : 485) mériterait d’être étudiée plus précisément.

DesRochers l’enjoint à participer aux concours de poésie. C’est ainsi qu’elle est en lice pour le concours du Salon des poètes de Lyon en décembre 1928. Remportant le premier prix d’originalité avec son poème « Vent du nord », Éva Senécal est la première canadienne-française à se placer parmi les lauréats10. Selon Marie-Claude Brosseau, c’est à

ce moment que sa carrière prend de l’ampleur, se faisant connaître de Paul Morin et de Robert Choquette notamment. Le réseau de collaborations s’élargit, et la reproduction dans la livraison de novembre 1928 de La Revue moderne de deux de ses poèmes prouve que le milieu littéraire montréalais s’ouvre à la poète11. En 1929, c’est au tour du recueil La

course dans l’aurore de remporter le Prix d’action intellectuelle organisé par l’ACJC, alors

même que DesRochers avait soumis son recueil À l’ombre de l’Orford. Cette victoire de la disciple sur le maître se répercute jusque dans l’intimité de leurs lettres ainsi que dans les autres correspondances de DesRochers. À Louis Dantin, l’auteur sherbrookois fait part de sa déception et de sa rancœur, non sans rappeler que si Éva Senécal a obtenu le prix, c’est en grande partie grâce à lui-même, et que le mérite lui en revient (Hébert et al. [éd.], 2014 : 69). Rival, ami et mentor : cette alternance dans l’occupation des places bouleverse les rapports de force entre Senécal et DesRochers, ouvrant à autant de confrontations que de compréhensions communes qui se cristalliseront au moment de l’écriture du roman.

L’accroissement du capital social de la solitaire de La Patrie est étroitement lié à sa correspondance avec DesRochers, véritable passeur qui offre à Senécal l’occasion de se faire connaître durablement. C’est grâce à lui que la jeune femme conforte ses liens avec La

Tribune, mais également avec Albert Pelletier, qui sera un autre mentor de l’écrivaine au

tournant des années 1930. De façon globale, les lettres témoignent de cette culture d’un réseau commun ; chez DesRochers, d’une volonté d’agir en tant que mentor et chef d’orchestre ; chez Senécal, d’une ambition qui la pousse à braver l’inconnu et à entrer en contact avec un Louis Dantin par exemple. Pourtant, si elle réussit à intégrer les réseaux littéraires de la modernité (les « individualistes » et le courant relativement progressiste de

10 « Concours ouvert aux poètes de langue française du monde entier », comme le précise l’éditeur de La

course dans l’aurore (1929 : 65). André Otis précise que Blanche Lamontagne obtient également le second

prix dans la catégorie « Originalité », et que le concours de 1928 se tient sous la présidence d’honneur de la comtesse de Noailles (2012 : 134).

11 La Revue moderne est alors dirigée par Robert Choquette. Placés en haut de page, au-dessus d’un article

la Société des poètes), la poète reste malgré tout absente lors de plusieurs événements. Sa santé fragile l’oblige à s’aliter fréquemment et à demeurer à La Patrie. Les aller-retour entre la marge (la campagne) et le centre du réseau (Sherbrooke et Alfred DesRochers) bloquent la poète dans sa quête intégrale d’autonomie par la littérature, ne pouvant affirmer régulièrement sa position et réévaluer sa production à la lumière des forces du champ.