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Du roman d’amour au roman psychologique : quand les femmes réinventent

Le portrait de groupe précédemment brossé fait apparaître des tendances dans les trajectoires qui témoignent de stratégies et de sensibilités semblables. Il illustre les ramifications opérées entre les mutations du champ et un relatif habitus littéraire au féminin, tout comme il situe cette génération d’écrivaines dans le prolongement de cohortes antérieures de femmes de lettres. En effet, le journalisme, les changements autour de l’usage du pseudonyme, du célibat ou le métier d’enseignante, pour ne nommer qu’eux,

représentent des jalons d’une tradition de l’écriture des femmes manifeste dans l’espace social et incorporée dans les pratiques et les prises de position individuelles et collectives. Dans la foulée de ces caractéristiques sociologiques, et dans le but d’anticiper les analyses de cas qui rendront compte des dispositifs formels et des figures qui ponctuent cet âge nouveau du roman des femmes, je souhaite à présent embrasser les titres publiés par les sept écrivaines de l’échantillon afin d’en dégager les similitudes et les points de friction génériques.

De prime abord, il faut prendre acte d’un décalage entre les textes et le discours tenu à leur sujet dans l’histoire littéraire. À en croire les manuels scolaires, de même que Maurice Lemire et les auteurs d’Histoire de la littérature québécoise, c’est l’amour qui domine la production textuelle féminine durant l’entre-deux-guerres, faisant écho à l’étude de Charles Maurras sur le « romantisme féminin » du début du XXe siècle en France : « Le

génie féminin revient sur lui-même et se met en formules, afin de se connaître et de se décrire. Il n’aime plus. Au lieu d’aimer, il pense l’amour et se pense » (Maurras, 1926 [1903] : 204). La lecture des romans révèle pourtant d’autres enjeux. Il est évident que le thème amoureux est omniprésent, comme plusieurs titres l’indiquent : soit par la reprise d’un champ sémantique évoquant le sentiment et ses rituels sociaux (Yolande la fiancée,

Amour moderne) ; soit par l’utilisation de pronoms possessifs qui matérialisent un rapport

intime entre un personnage masculin et un « je » hypothétiquement féminin (Mon Jacques,

Mon Sauvage). Toutefois, il est permis d’évoquer deux éléments qui tendent à contredire la

prédominance du motif amoureux dans ces romans. Premièrement, seuls trois titres s’achèvent par la conjonction euphorique du couple : Marie-Jeanne, Mon Sauvage et

L’espion de L’Île-aux-Coudres. Quant aux autres, le dénouement est soit dysphorique

(disjonction définitive, maladie, décès ou folie), soit ambivalent – il s’agit des deux romans de Le Normand, qui feront l’objet d’une analyse resserrée dans le dernier chapitre. Conjointement à cela, loin d’absorber « tout ce qui paraît menacer son existence » comme dans les fictions sentimentales étudiées par Pascale Noizet (1996 : 197), l’amour représente au contraire le moteur d’une désillusion qui contamine l’ensemble du roman par le truchement d’autres discours : la sensualité, la solitude, la nostalgie, la quête de succès ou de bonheur. Ce décalage entre les textes et leur réception dans le récit historique repose, on

peut le penser, sur l’application d’une lunette générique doublement tronquée, ne prenant en charge ni la variable du genre sexuel, ni les dynamiques interactives entre les genres et les sous-genres littéraires effectives durant la période. La lecture des romans met en lumière un autre système générique, basé sur la précarité et la porosité des formes, et sur l’intégration et la transformation de déterminations étrangères, à l’époque où le champ littéraire canadien-français demeure encore marqué du sceau de l’hétéronomie. Répondant au souhait de Margaret Cohen de « reconstruire le champ littéraire », les analyses précédentes sur les supports de diffusion et le reste des pratiques littéraires dites « consacrées », notamment la poésie, ont permis de fournir un cadre de lecture anticipant les effets de distorsions et le renouvellement pratique et discursif porté par les romancières des années 1930. Il importe donc d’observer les textes dans leur plasticité et dans les inflexions qu’ils imposent au genre littéraire et à l’imaginaire générique, et de comprendre les mécanismes de réinvention opérés par les femmes32.

Fondamentalement instable dans son fonctionnement, mais nécessaire pour institutionnaliser et faciliter la circulation des œuvres, la notion de « genre littéraire » offre un éventail de types, de règles et de compétences qui balisent l’écriture et la lecture, ainsi que le rappelait Borges dans un célèbre article sur le roman policier : « Penser, c’est généraliser et nous avons besoin de ces utiles archétypes de Platon pour affirmer quoi que ce soit » (1999 [1985] : 762). Si elle « incarn[e] une scansion fondamentale de l’histoire littéraire » (Macé, 2004 : 41)33 en sérialisant les phénomènes esthétiques, l’approche

taxinomique doit être envisagée selon une historicité du système de genres, lui-même soumis aux variations et aux régulations des valeurs et des lois de l’espace littéraire. Autrement dit, c’est dans la perspective du système générique en vigueur qu’on peut amorcer la lecture et la compréhension des codes littéraires. Cette perspective nous invite à manipuler les catégories traditionnelles (roman sentimental, roman de mœurs, etc.) en les adaptant à la problématique spécifique du champ, mais aussi en prenant en considération la situation particulière du féminin dans la sphère de production et de réception. Si l’écriture

32 Je fais ici référence à un commentaire séduisant qu’émet Ariane Gibeau à partir des romans Angéline de

Montbrun et de Désespoir de vieille fille : « les femmes n’empruntent pas, elles réinventent » (2014 : 37,

l’auteure souligne).

s’effectue dans une absence de tradition, il convient de jouer avec la malléabilité de la typologie des genres et des sous-genres afin de rendre compte des prises de position que représente, pour les femmes, l’écriture romanesque. De la même manière, et venant ainsi justifier l’étude de groupe proposée dans ce chapitre, on rappellera que les genres littéraires sont des médiations, des prismes offrant des points d’attache entre l’individuel et le collectif. La démarche sociopoétique ne peut qu’accuser ce postulat, de prime abord évident, mais qui a des répercussions sur les textes mêmes et leur valeur dans le champ. Faire le panorama des genres et des détournements génériques conduit de fait à articuler les productions textuelles entre elles et à les appréhender en fonction des règles et des modèles qui prédominent à l’époque pour la littérature. C’est alors qu’on pourra commencer à cerner les effets de féminin dans les textes, ainsi que les critiques et les changements proposés par les femmes à l’imaginaire générique et au champ littéraire des années 1930. Partant de là, il faudra s’attacher à comprendre les objets, les enjeux esthétiques et sociaux ainsi que les limites de la littérature dite « sentimentale », littérature qui se greffe doublement à une logique économique du champ littéraire et au processus de minoration de la production littéraire féminine. Dans cette perspective, et à partir des quatorze romans publiés par les auteures de l’échantillon34, je postule qu’il existe une matrice générique du roman d’amour,

matrice sur laquelle les romancières des années 1930 jouent afin de consolider une tradition littéraire. À partir des effets de distorsion que sous-tend la notion de matrice générique dans la texture narrative, il s’agira de délimiter les contours d’une autre forme, celle-ci, émergente : le roman psychologique.

La matrice générique du roman d’amour : conjonctures euphoriques et