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En guise d’introduction, il n’est pas anodin de revenir sur le cas d’une écrivaine qui donne le ton à l’économie des supports qui nous intéresse : Laure Conan. Comme l’écrit Marie-Pier Savoie dans son mémoire de maîtrise, Conan (pseud. Félicité Angers) trace les premiers repères d’une professionnalisation de l’écriture des femmes dès la fin du XIXe

siècle (2015 : 65). Point de départ de cette trajectoire de « pionnière », le roman Angéline

de Montbrun est publié en deux temps et par deux moyens différents : d’abord, en 1881-

1882 en feuilleton dans les pages de la Revue canadienne ; puis, en 1884, en volume. Marie-Pier Savoie, et avant elle, Nicole Bourbonnais (2007) ont bien montré comment l’initiateur du « mouvement littéraire en Canada », l’abbé Henri-Raymond Casgrain, avait

10 Grosso modo, la stratégie du succès consiste à gagner les faveurs du public (ce qui l’apparente à une quête

de capital économique fondée sur le circuit de grande consommation), tandis que la stratégie de la réussite vise à une accumulation de gains vis-à-vis des institutions et des pairs (Viala, 1985 : 178-238).

joué les rôles de mentor et d’agent littéraire en conseillant à Conan de publier sous une forme remaniée le roman, qui avait alors reçu un succès important dans la presse. Ce passage du support de la revue au support du livre illustre une hiérarchie du medium conditionnelle à l’émergence d’une institution du littéraire au Québec (Robert, 1989). Si la presse favorise l’entrée de Conan en littérature, précisément en faisant connaître l’auteure auprès des animateurs de la vie littéraire, c’est le livre qui la consacre et lui permet d’envisager une carrière d’écrivaine sur le plan symbolique comme sur le plan économique.

Comme le rappelle Lucie Robert, « publier, c’est se définir comme écrivain et prendre les moyens qui s’imposent pour conquérir ce statut » (2010 : 125). Cette vérité générale n’a rien de réductible à la littérature des femmes, cela va de soi. Or, comme l’a montré Isabelle Boisclair dans son ouvrage Ouvrir la voie/x (2004), l’accès des femmes au livre s’apparente à une entreprise ardue qui conditionne les stratégies de placement comme les pratiques discursives. Deux systèmes de valeurs, l’un reposant sur la différence entre masculin et féminin, l’autre se fondant sur la légitimité et la reconnaissance apportées par le

medium littéraire, sont ici à prendre en compte pour apprécier pleinement les efforts

déployés par une écrivaine pour parvenir à faire publier un livre, à une époque où l’édition littéraire, si elle ouvre ses portes aux femmes, le fait toutefois selon des conditions précises d’attribution du capital au féminin. Si « l’exclusion ne fut jamais totale » (Boisclair, 2004 : 52), il est important de considérer la production livresque féminine selon des degrés d’acceptabilité qui auront permis à leurs auteures, à un moment donné, d’accéder au livre et à l’ensemble de valeurs et de capitaux qu’il draine.

Durant l’entre-deux-guerres, le champ éditorial canadien-français connaît un processus d’autonomisation dans lequel Jacques Michon conçoit « la naissance de l’éditeur » (1999). Alors qu’à la fin du XIXe siècle, et jusqu’à la Première Guerre mondiale,

la production livresque dépend largement de l’imprimerie, de la librairie ou du journal, on assiste dans les années 1920 à l’apparition et à la consolidation d’entreprises éditoriales professionnelles qui tendent à se démarquer des contraintes cléricales par la mise en place d’une autocensure et d’une « autorégulation du milieu » (Michon [dir.], 1999 : 392). Deux éditeurs figurent cette émergence d’un commerce indépendant du livre. Du côté du circuit

de grande consommation, Édouard Garand table sur les attentes du lectorat de masse en proposant un catalogue de romans populaires aux formes convenues (historique, sentimental, aventure), tout en développant un système de rémunération des auteurs et en accélérant une industrialisation du livre annonçant les grandes maisons d’édition professionnelles des années 1940. Du côté du circuit restreint, Albert Lévesque, « marchand » et précurseur, devient le propriétaire de la Librairie d’Action française en 1926. Il dynamise alors l’entreprise éditoriale autour de la littérature consacrée, publiant tout autant les critiques de Louis Dantin que les poèmes de Jean Narrache ; les romans d’Harry Bernard ainsi que les œuvres d’une jeune cohorte d’écrivains sous la bannière « Romans de la jeune génération » ; faisant une part à peu près égale aux auteurs masculins comme féminins. Si les entreprises de Garand et de Lévesque s’essoufflent au cours des années 1930, elles injectent pourtant une vision moderne du métier d’éditeur au sein du champ littéraire canadien-français : découvreur de talents, gérant commercial, stratège laïc, homme de réseau.

Ces nouvelles tendances en matière d’édition ont pour effet de consolider le statut des producteurs culturels. Les auteurs se regroupent dans le cadre d’associations qui ont pour mission de veiller au respect de leurs droits et de leur propriété intellectuelle. Sous l’impulsion d’écrivains comme Louvigny de Montigny (Luneau, 2011), une virulente campagne est menée depuis le début du XXe siècle pour défendre les intérêts des écrivains,

ce qui aboutit, en 1924, à l’adoption de la loi canadienne sur le droit d’auteur. Les grandes maisons d’édition des années 1920 mettent en place un système contractuel garantissant une rémunération et une protection des auteurs, ce qui tend à concurrencer les moyens de rétribution déployés par les journaux et les revues. Si, au tournant du XXe siècle, le

journalisme était une profession payante pour celui ou celle s’adonnant à l’écriture, dès les années 1920, la structuration du champ éditorial redistribue les capitaux et conditionne l’apparition d’un véritable métier d’écriture. Ajoutée au développement des entreprises éditoriales, la question du statut économique et juridique de l’auteur joue sur le processus de démarcation du champ littéraire vis-à-vis du champ médiatique, tout en accélérant les effets de circularité entre les deux régimes.

Dans cette perspective, les femmes, autant que leurs pairs, profitent ce cette transformation majeure au sein de la vie littéraire pour accroître leur visibilité et faire fructifier leurs gains économiques et symboliques. En rassemblant leurs chroniques dans des volumes, les premières femmes de lettres du tournant du XXe siècle effectuent un effort

de conversion de leurs textes journalistiques en capital littéraire (Savoie, 2014b : 50). Ce passage du journal au livre éclaire un imaginaire des supports où le volume est synonyme d’une véritable entrée en littérature. Il permet aux journalistes de se confronter au milieu éditorial et à ses acteurs ainsi que de se familiariser avec le medium du livre et ses dynamiques poétiques. Quittant les colonnes du journal et leur nature de fragment au sein de la mosaïque médiatique, pour reprendre une expression chère à Marie-Ève Thérenty (2003), les chroniques ainsi rassemblées offrent une saisie des sujets privilégiés de l’auteure, comme elles propulsent la narrativité en invitant le lecteur à lire bout à bout les pièces d’un ensemble discursif, donnant dès lors l’illusion d’un grand récit annonçant le déplacement vers les formes narratives longues comme le roman. Ce phénomène de publication des chroniques en volumes atteint son apogée dans les années 1910, et perdure jusque dans les années 1940. Toutefois, si cette pratique éditoriale permet à la femme de lettres de trouver une place limitée dans la sphère littéraire, elle reste marquée du sceau du médiatique. Avec la séparation de plus en plus distincte entre les deux champs de production et de réception, les femmes multiplient les stratégies d’écriture pour amorcer et fortifier leur entrée en littérature. Ce sera le cas, dans les années 1920, de la génération des poètes, comme Bernier et Senécal qui, outre l’écriture journalistique, publient plusieurs recueils de poésie leur permettant d’obtenir une consécration au regard des acteurs de la vie littéraire.

Conséquemment, l’expansion de l’écriture des femmes dans l’économie des supports et de leurs différentes médiations participe d’une renégociation de l’acceptabilité de la parole féminine dans l’espace public. Débordant de l’espace médiatique où elle est normalisée depuis la fin du XIXe siècle, cette parole s’infuse dans d’autres circuits grâce à

des agents qui la sanctionnent. Bien qu’elles soient encore marquées par les contraintes idéologiques et religieuses, les entreprises éditoriales détiennent, au même titre que le directeur d’un journal, un pouvoir de reconnaissance et de légitimation qui encourage la

production féminine. L’éditeur apparaît ici comme un médiateur : en ouvrant son catalogue aux signatures féminines, il contribue aux transformations du personnage de l’auteure dans le discours social. Suppléant au journal dans son rôle de modificateur des pratiques d’écriture et de lecture, et s’inscrivant dans un courant plus large de redéfinition du rôle des femmes dans la société, l’édition littéraire stimule l’infusion d’un statut de l’écrivaine qui prend le pas sur la femme de lettres. Quant aux rapports entre les différents supports et leur place dans l’économie littéraire, il est faux de croire que l’essor éditorial marque la fin de la littérature dans le journal. Au contraire, il est intéressant de voir que cet accroissement et cette complexification de l’industrie du livre tendent à marquer un peu plus la différence entre les deux régimes textuels, ceux du littéraire et du médiatique. À titre d’exemple, le développement de la presse magazine esquisse les contours d’une nouvelle culture médiatique qui renouvelle les pratiques d’écriture et de lecture. Respectivement fondées en 1906 et en 1919, La Revue populaire et La Revue moderne transposent, dans le cadre de magazines remplis d’illustrations et imprimés sur un papier plus luxueux, les récits et les romans qui alimentaient les collections de poches jusqu’au début du XXe siècle

(Michon [dir.], 1999 : 180). Plus particulièrement, pensée comme une revue intellectuelle, mais plongeant rapidement dans le magazine familial et féminin, La Revue moderne reproduit nombre de romans sentimentaux français, mais également des feuilletons canadiens-français (des Rivières et Rannaud, 2015). Ce sera le cas, en 1927, du roman Anne

Mérival, écrit par la fondatrice de la revue, Madeleine11. Ce dernier exemple accompagne la

progressive mutation de la parole féminine, non plus circonscrite dans le cadre de la page féminine, mais s’infusant dans le reste du medium médiatique puis, plus largement, dans l’ensemble du champ littéraire durant l’entre-deux-guerres.

11 Publié à la fin de l’année 1927, Anne Mérival, roman-feuilleton aux allures de récit autobiographique,

raconte l’histoire d’une jeune fille de la région souhaitant devenir journaliste. La peinture de l’urbanité, l’intervention de personnages nationalistes et féministes, les choix de l’héroïne marquent en creux le parcours d’un sujet féminin en voie d’accéder à son autonomie économique, mais également symbolique. On lira l’article de Denis Saint-Jacques et Marie-José des Rivières sur « le féminisme problématique » à l’œuvre dans le texte (2011a) ainsi que l’édition inédite en livre du roman dans l’anthologie Chercher fortune à Montréal (Saint-Jacques et des Rivières [éd.], 2014).