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Le seuil de la monarchie

CHAPITRE II : LES FACTEURS INTERNES

2.1 Le rôle des élites de gauche

2.1.2 Les seuils

2.1.2.1 Le seuil de la monarchie

Dans les premières années suivant l’indépendance, les revendications de la gauche tournaient principalement autour d’une participation aux institutions sur une base démocratique qui consiste à ce que les responsabilités soient assumées devant le peuple. L’objectif envisagé consistait alors à se doter d’un État démocratique aux allures modernistes. Ce projet fut au cœur du contrat conclu entre les nationalistes et le sultan du Maroc et dont ils ne cessaient d’exiger d’honorer les termes une fois l’indépendance du pays acquise. Estimant que l’équilibre de force jouait en leur faveur, ils envisageaient alors que le contexte allait évoluer vers une modernisation de l’État marocain. À une vision traditionnelle s’oppose une vision plutôt moderne et adaptée à la réalité du siècle. Cela suppose pour la gauche, une refonte radicale des structures traditionnelles sur lesquelles se fondent le pouvoir. Or ce dernier faisait de ses structures la principale armature sur laquelle il fonde et assoit sa légitimité. L’épreuve engagée entre les deux visions parait alors irrémédiable, surtout devant la persistance de l’UNFP à faire de l’élection d’une assemblée constituante élue au suffrage universel direct une condition nécessaire pour tout compromis avec le Palais. Le parti soutient fortement « que toute constitution qui ne décréterait pas une profonde refonte des structures, condition primordiale de toute évolution, ne serait qu’une constitution octroyée, vouée à une inefficacité certaine ».338

337 Entretien avec Mostafa Bouaziz, Casablanca, 1er décembre 2017. 338 Claude PALAZZOLI, op.cit., p. 258.

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Le congédiement du gouvernement d’Abdellah Ibrahim le 20 mai 1960 et l’évolution du pouvoir vers un régime absolu, amena Mehdi Ben Barka à adopter des thèses révolutionnaires. Il fit l’éloge du mouvement progressiste révolutionnaire tiers-mondiste, et appela à suivre l’exemple des expériences cubaine, yougoslave, chinoise, algérienne et panarabiste. Il exprima formellement le fond de sa pensée sur le régime marocain en déclarant :

Nous aboutissons maintenant à une clarification des positions » et « nous nous trouvons en face d'une autre conception [que la nôtre], celle d'un régime théocratique et féodal, qui tendrait à maintenir ou à ressusciter les structures médiévales de la société traditionnelle marocaine pour conserver d'anciens privilèges et contrecarrer le processus d'évolution et de progrès. Cette conception est celle d'une minorité féodale terrienne, mercantile ou religieuse qui, naguère unie partiellement aux forces populaires dans la lutte pour l'indépendance, entend maintenant opérer à son profit le transfert des privilèges politiques ou économiques attachés au régime de protectorat, derrière le paravent du vocabulaire et de l'administration modernes hérités de ce même protectorat.339

À la conception du régime qui œuvraient pour maintenir et consolider les structures traditionnelles, Mehdi Ben Barka exposa la conception du pouvoir que l’UNFP tente de mettre en place.

Nous avons quant à nous la conception d’un État moderne démocratique et progressiste. Conception qui n’a cessé d’être l’idéal des organisations populaires politiques et syndicales, pour lesquelles l’indépendance apparaissait comme l’étape indispensable à l’édification d’un Maroc moderne par la mise en place d’institutions démocratiques, la reconversion et l’expansion économiques, la promotion sociale et intellectuelle du peuple marocain.340

Deux ans plus tard, dans son rapport Option révolutionnaire au Maroc soumis au secrétariat de l’UNFP lors de son 2ème congrès en 1962, Mehdi Ben Barka reconnut les principales erreurs ayant mené à l’échec du parti de

l’UNFP dans sa tentative de transformation de la société marocaine. L’ambiguïté des positions idéologiques de la gauche y est mentionnée. À cela s’ajoute les compromis passés avec « l’adversaire » ainsi que les batailles menées par le parti de 1956 à 1960 sans que le peuple n’en soit informé.341

La rupture entre la gauche et le régime semble désormais bien consommée. Cette rupture deviendra totale à la suite de la publication par le Secrétariat général de l’UNFP le 2 mai 1963 du Manifeste au peuple marocain dans lequel on assista à une radicalisation des positions :

L’UNFP, organisation révolutionnaire, reste l’adversaire déclaré du régime féodal et personnel. L’un de nos objectifs les plus immédiat est de mettre fin à ce régime auquel doivent nécessairement succéder des institutions populaires élues dans le cadre d’une saine et véritable démocratie. (…). À ceux qui seraient tentés de préconiser une espèce « d’union nationale », notre réponse est claire : il n’y a pas d’union nationale possible autour d’un pouvoir féodal, d’esprit fondamentalement réactionnaire (…) La constitution octroyée, fabriquée sur mesure par les assistants techniques du néo-colonialisme, est l’habillage du régime(..) Le pouvoir rétrograde qui s’est installé depuis mai 1960 est aujourd’hui bien identifié et nettement personnalisé : il est l’agent du néo-colonialisme qui lui fournit le soutien de sa propagande et son aide

339 Claude PALAZZOLI, op.cit., p. 258.

340 Mehdi BEN BARKA, propos recueillis et publiés par le journal Le Monde dans son numéro du 28 mai 1960. Cité dans Palazzoli,

Claude, Le Maroc Politique, de l’indépendance à 1973. Sindbad, Paris, 1974, p. 248.

341 Mehdi BEN BARKA, « Option Révolutionnaire au Maroc », Maspero, Paris 1966, pp.24-26. Rapport au secrétariat de l’UNFP, avant

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matérielle, après lui avoir façonné constitution, loi électorale et FDIC. C’est la fierté de l’UNFP d’avoir acculé ce régime à apparaître à visage découvert342

En dépit de ces positions radicales, l’UNFP décida néanmoins de participer aux élections législatives de 1963. La décision du parti fut une tactique savamment orchestrée et motivée par son souhait d’accéder à la tribune qu’offre le parlement afin de se faire entendre et de promouvoir ses idées. Cependant, c’est surtout sa volonté de vouloir combattre un parlement qu’il considère issu d’élections truquées qui justifia une telle décision. Le parti voulait ainsi mettre en échec la nouvelle expérience gouvernementale par l’exploitation de ses divergences.

Après les insurrections du 23 mars 1965, on assista à une certaine volonté de clarification de la nature de la structure étatique envisagée. L’UNFP déclara à ce propos qu’elle était prête à moderniser le pays et à mettre en place les structures conformément aux aspirations populaires à travers une réelle démocratie.343 Toutefois,

l’UNFP n’a pas su préciser si cette édification du socialisme se fera avec ou sans monarchie.344 Le parti est

encore une fois devant cette attitude ambiguë que l’on discerne à travers ses difficultés à définir une stratégie claire et à s’y attacher. Il s’est cantonné dans une posture conjuguant à la fois action légale en parallèle à des actions révolutionnaires et putschistes. La démocratie comme choix stratégique n’a réellement commencé à se préciser qu’à partir de 1975 suite au congrès extraordinaire du parti et à l’apparition de l’UNFP sous une nouvelle appellation : l’Union socialiste des forces populaires. Claude Palazzoli explique que le parti « s’est trouvé confronté, comme tout mouvement progressiste, à deux attitudes possibles, entre lesquelles il n'a pas su choisir : l'intransigeance révolutionnaire ou la prudence réformiste, la contestation du régime ou son acceptation assortie de l'espoir de le transformer en y participant, la lutte clandestine et l'action violente ou l'action légale et le compromis ».345

Les communistes ont quant à eux tenté de surmonter l’ambiguïté en formulant une stratégie de transition à travers un programme stratégique et tactique baptisée Révolution nationale démocratique. Celle-ci est définie comme :

Une phase préalable de la révolution socialiste…Elle consiste à mener à bien la lutte pour l’indépendance nationale complète. Cela s’entend sur le plan politique et également sur le plan économique par l’éviction complète du néo-colonialisme. Elle s’accompagne du progrès social par la satisfaction des revendications des travailleurs et de toutes les couches de la population et d’une élévation de l’action civique de tous les citoyens dans les partis et les organisations de masses et dans les assemblées de divers échelons. La

342 Claude PALAZZOLI, op.cit., pp. 263-264.

343 UNFP : bulletin intérieur, numéro spécial, Casablanca, septembre 1965, p. 17.

344 Mostafa BOUAZIZ,Les nationalistes marocains au 20 ème siècle : 1873-1999, thèse de doctorat en histoire, Université Hassan II,

faculté des lettres, Ain Chock, Casablanca, 2010, p. 396.

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RND se pose pour but de liquider toutes les structures archaïques ou paralysantes et de poser les bases matérielles et politiques de l’édification du socialisme.346

Cette thèse, conceptualisée comme une stratégie de transition et de réforme progressive des structures est considérée comme un processus long de lutte populaire. Elle a pour but, selon ses principaux promoteurs, de remplir certaines conditions objectives et subjectives afin de préparer l’avènement du socialisme. Ceux-ci justifient cette phase par le fait que les conditions de développement requises pour instaurer le socialisme, tant sur le plan économique que social, ne sont pas encore atteintes. La proposition du PPS s’articule entre le parachèvement de l’intégrité territoriale du pays, par « l’éviction complète du néo-colonialisme »347 et la

nécessité de mettre en place un processus démocratique qui doit également s’accompagner « du progrès social par la satisfaction des revendications des travailleurs et de toutes les couches de la population et d’une élévation de l’action civique de tous les citoyens dans les partis et organisations de masses et dans les assemblées de divers échelons ».348

Pour les communistes, la lutte à mener exige une alliance de l’ensemble des classes sociales et ne peut être que l’œuvre d’un pouvoir démocratique national.349 La signification à donner à l’étape transitoire de même que

la façon de passer d’un programme à l’autre est toutefois demeurée une embûche. Les seules réponses à ce propos avancent que la transition sera pacifique et démocratique dans le cadre de la monarchie et que la constitution devra émaner d’une assemblée constituante.350 Cette position des communistes du PPS présente

certaines ambigüités car le parti, bien qu’il se déclare opposé à la monarchie, considère en même temps que celle-ci a joué un rôle national important351. Certaines analyses attribuent cette position du PPS à deux

principales raisons. La première est que le parti ne dispose pas d’une véritable assise populaire et que dans les circonstances, il ne peut se retrouver dans une position d’opposition directe à la monarchie. La deuxième s’explique par la marge de manœuvre offerte par le pouvoir marocain à ce parti en comparaison avec d’autres systèmes dans le monde arabe.352

346 Ali YATA, Pour le triomphe de la RND et l’ouverture de la voie vers le socialisme 1975 brochure du parti, p. 126. Ali YATA, 1975,

Pour le triomphe de la révolution nationale démocratique et l’ouverture de la voie vers le socialisme. Texte du rapport présenté au congrès national du PPS, p. 126.

347 Ibid., p.126. 348 Ibid., p.126.

349 AbdelkaderEL BENNA, Le problème de l’unité de la gauche marocaine, Mémoire de D.E.S, faculté de droit, Rabat, 1981, op.cit.,

p.51.

350 Mostafa BOUAZIZ,Les nationalistes marocains au 20 ème siècle : 1873-1999, thèse de doctorat en histoire, Université Hassan II,

faculté des lettres, Ain Chock, Casablanca, 2010, p. 396.

351 Abdelkader EL BENNA, 1981, op.cit., p. 53. 352 Ibid., p. 53.

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La stratégie de la RND se heurte en plus aux objections du mouvement marxiste-léniniste marocain, qui tout en étant partisan d’un affrontement avec le régime, traite de réformiste toute action qui ne porte pas sur la violence révolutionnaire et la dictature du prolétariat.

À la suite de l’analyse de l’ambigüité entourant le seuil de la monarchie, ou plutôt la difficulté à définir le type de régime proposé, on constate que la mouvance démocratique de gauche marocaine n’a pas su préciser la marche à suivre pour passer de la monarchie absolue vers un autre type de régime. Ces hésitations ont fait en sorte qu’ils n’ont pas réussi à amener un positionnement clair. D’un côté certains réclamaient une assemblée constituante pour que la suprématie et la légitimité populaire soient souveraines par rapport à la légitimité royale. De l’autre côté, on cherchait un compromis positif entre la légitimité royale et la légitimité populaire en amenant le concept de monarchie parlementaire.

Selon Mostafa Bouaziz, le développement d’une culture démocratique citoyenne a pris du temps à s’élaborer dû à une évolution longue de la pensée qui fut parsemée de tentatives de coup d’États et de révolution.

Ces évolutions ont été très longues et pas claires, parce qu’il y avait des tentatives de coup d’État où la mouvance nationale démocratique, surtout l’UNFP, était impliquée dans le coup du 16 août. Il y avait aussi les tentatives de guérilla par le Fqih Basri, il y avait des tentatives de révolution par la mouvance marxiste- léniniste. Le concept de démocratie, de monarchie parlementaire ne s’est forgé que dernièrement avec la constitution de la Koutla au début des années 90, donc c’était un seuil, et quand on ne l’exprime pas avec clarté, on est accusé de dualisme. On parle d’un discours un peu vague sans préciser le système politique et on prépare par-dessous d’une manière secrète, une manière de renverser le régime. Donc, cela constituait un seuil et c’est pour cela que le dépassement vers une culture démocratique citoyenne a mis du temps pour sortir et pour s’élaborer353