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Origine de la gauche au Maroc

CHAPITRE I : LA GAUCHE MAROCAINE : DÉFINITION ET ORIGINE

1.3 Origine de la gauche au Maroc

Pour de nombreux chercheurs et historiens, la gauche marocaine qui est née entre les deux guerres mondiales 1919-1939, trouve ses racines dans le mouvement de lutte contre l’occupation étrangère du pays.88 Cette

occupation fit émerger des mouvements de contestation contre l’exploitation des Marocains dans les usines, les fermes et les chantiers. On assista alors à la formation d’un « vaste mouvement social au sein duquel se forment divers mouvements sectoriels : les scouts, les associations de femmes, de jeunes, ainsi que les premiers noyaux étudiants et syndicalistes. »89 La genèse de la gauche au Maroc est ainsi le résultat d’un long processus qui fut

amorcé avec la conquête étrangère et s’est poursuivi jusqu’à la lutte politique pour l’indépendance et les tentatives sans succès pour la démocratisation du système. Elle fut donc influencée par les différents changements de la société marocaine vécus tout au long de ce processus.

Si la gauche marocaine parait aujourd'hui sous la forme d'une mosaïque composée d’une multitude de partis se réclamant tous de gauche, il demeure qu’elle puise son origine de deux principales sources : l’une d’origine communiste internationaliste, et l’autre d’essence nationaliste.

Le Parti communiste au Maroc a été fondé par des militants du Parti communiste français (PCF) qui a établi une succursale au Maroc durant la présence coloniale française au pays. Le Parti s’est par la suite transformé en Parti communiste marocain (PCM) à la suite de l’adhésion des Marocains à ses instances. À partir de 1945,

87 Resta, Valeria. 2018. “Leftist Parties in the Arab Region Before and After the Arab Uprisings: ‘Unrequited Love’?” In Political Parties in

the Arab World: Continuity and Change, Edited by Francesco Cavatorta and Lise Storm. Edinburgh: Edinburgh University Press, p.27.

88 Bouaziz, Mostapha, « Chronique d’une gauche éparpillée », Zamane, No 27, février 2013, p.68. 89 Ibid., p.68.

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la marocanisation du parti s’est accentuée avec l’arrivée de Ali Yata à la direction du parti, qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1997. Ce parti a fait l’objet d’interdiction à plusieurs reprises par les autorités des forces coloniales, et par la suite, par les autorités marocaines. Le pouvoir marocain justifiait son interdiction par l’incompatibilité de sa doctrine avec la religion musulmane et la monarchie, tel que présenté dans l’arrêt daté du 9 février de la cours d’appel de Rabat en 1960. Le Parti communiste marocain se réclamera, lors de son troisième congrès en 1966, de l’idéologique du socialisme scientifique et un mode d’organisation fondé sur le centralisme démocratique. Après son interdiction, il se reconstitue en Parti de la libération et du socialisme (PLS). Il sera par la suite dissous en septembre 1969, puis réincarné en Parti du progrès et du socialisme (PPS) en 1974.

Le Parti communiste a connu de nombreuses scissions au sein dans ses rangs. D’abord à partir du début des années 70 avec l’apparition du Mouvement marxiste-léniniste Illal Amam (En avant), qui deviendra à partir de 1995 le Parti de Annahj Addimocrati (Voie démocratique). Ensuite, par la scission du Parti du Front des forces démocratiques en 1997 survenu après la mort d’Ali Yata.

L’autre source de la gauche marocaine trouve ses racines dans le contexte de la lutte pour la libération nationale pendant l’occupation étrangère du pays. Bien que le Parti nationaliste marocain de l'Istiqlal dont l’ancêtre est « le Comité d’action marocain » (CAM) créé en 1934 ne puisse être qualifié de gauche, il est néanmoins sur le plan historique et idéologique, la deuxième source dont dérive une bonne partie des formations se réclamant de la gauche marocaine. Un retour sur le passé nous aidera à comprendre le contexte dans lequel la gauche marocaine issue du mouvement national a vu le jour.

Les autorités du protectorat français, tout en veillant à sauvegarder scrupuleusement le régime du sultanat, et à instrumentaliser les sultans marocains pour étendre leur influence sur le pays, ont restreint l’autorité de ces derniers. Il en est ainsi du sultan Mohammed Ben Youssef qui bien, que désigné par le résident général Théodore Steeg90, a été réduit à un rôle effacé. C’est grâce au Parti nationaliste de l’Istiqlal que le sultan a pu

être réhabilité. Une fois, l’indépendance proclamée, le parti estima alors qu’il méritait d’avoir une place privilégiée au sein du pays. Il insistait sur le fait que le sultan, qui fut considéré par le peuple marocain à la lumière des sultans précédents lors du protectorat français comme « le sultan des Français », lui devait son retour au pays. À son retour, le sultan était alors obligé de composer et d’accommoder le parti qui avait joué un rôle essentiel dans la mobilisation populaire pour obtenir son retour. Il était également conscient du risque auquel l’exposait un parti politique autonome et se réclamant d’une véritable assise populaire. De plus, étant conscient que certains nationalistes et dirigeants du parti avaient formulé des réserves sur son retour d’exil, le sultan sentait

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que le rapport de force n’était pas en sa faveur et qu’il devait y remédier. Il faut dire que certains nationalistes comme Mehdi Ben Barka auraient préféré que le sultan reste à Paris, le temps de trancher sur son sort par un référendum national et de décider s’il devait revenir au pays pour gouverner ou régner sans gouverner. Même si le Mouvement national marocain s’était allié pour des raisons tactiques au sultan à partir de 1943, Ben Barka, tout comme certains nationalistes progressistes, voulaient néanmoins préparer les institutions à un éventuel retour du sultan de son exil. Ils voulaient un Maroc moderne et progressiste soumis à la volonté populaire plutôt qu’à la volonté d’un seul homme. Si certains nationalistes et hommes de gauche soutenaient le sultan Mohammed Ben Youssef, c’est que ce soutien obéissait selon eux, à la condition de créer un régime de monarchie constitutionnelle où le chef du nouvel État indépendant « aurait été le symbole de la continuité des institutions et où un gouvernement responsable aurait exercé le pouvoir ».91 Le Parti de l’Istiqlal s’appuyant sur

une solide base ouvrière et des éléments de l’armée de libération et de résistance ne cachait pas ses ambitions pour une prise ou un partage du pouvoir. Mehdi Ben Barka, en tant que secrétaire exécutif du parti de l’Istiqlal, parcourait le pays et mobilisait les masses populaires. Il plaça ses partisans acquis au parti tout en marginalisant les éléments opposés à sa vision. Sa stratégie consistait alors à faire du parti de l’Istiqlal, le parti unique du Maroc, qui, avec l’appui de la puissante centrale syndicale (UMT), entraînerait le Maroc vers le socialisme. De plus, le mouvement nationaliste contenait une frange radicale qui voulait continuer la lutte pour la libération de l’ensemble du territoire marocain, et accélérer le départ des troupes et coopérants Français présents au pays. Le Palais tentait au contraire de conserver la position dominante que les occupants lui ont cédée. Aussi, face aux prétentions de l’Istiqlal de devenir l’organisation dominante comme cela a été le cas notamment en Tunisie avec le Néo-Destour, le Palais comprit qu’il était mieux d’agir rapidement afin de contenir son influence. La lutte entre le Palais et le Parti de l’Istiqlal était alors prévisible et tous les moyens sont utilisés pour s’approprier le pouvoir et contrôler les rouages vitaux de l’État.

Pour ce faire, le Palais tendra d’abord la main aux anciens féodaux qui ont collaboré avec les autorités coloniales. Ces féodaux seront sollicités et cooptés pour prêter main-forte au nouveau régime. Au même moment, des dissidences rurales seront également encouragées discrètement par le Palais afin de contrecarrer l’implantation du Parti de l’Istiqlal dans les campagnes. Pour le Palais, cette stratégie obéissait à l’impératif d’affaiblir ce parti afin de l’isoler et le couper définitivement de la paysannerie pour ensuite l’écarter du pouvoir.92

91 “La gauche marocaine riposte” : Interview de Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid, Libération, 29/10/2013. Propos recueillis par

Gut Sitbon alias Kamal Jawad, [en ligne]. https://m.libe.ma/La-gauche-marocaine-riposte-Interview-de-Mehdi-Ben-Barka-et- Abderrahim-Bouabid_a43485.html

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Il faut dire aussi que le Parti de l’Istiqlal, dès sa fondation, regroupait en son sein plusieurs groupes hétérogènes et tendances antagonistes dont la préoccupation principale était la libération nationale. Aussi, l’atteinte de ce grand objectif nécessitait l’unanimité de toutes les tendances. Cependant, à la suite de la déclaration d’indépendance du pays, certaines divergences sont ressorties au sein du parti et des conflits ont commencé à surgir entre ces groupes et leurs représentants à propos de certains choix stratégiques et de leur vision de l’indépendance.

À la fin de 1955, note John Waterbury, « les forces en présence ressemblaient à un puzzle composé des mouvements de résistance et de l’Armée de libération, de la centrale syndicale qui venait d’être créée, et de l’Istiqlal, où se dessinaient des tendances qui ne s’entendaient ni sur l’utilisation de la violence, ni sur la conférence d’Aix-les-Bains ni sur le retour du roi. » 93 Des conflits et rivalités entre une aile qualifiée de

conservatrice et traditionnelle du parti de l’Istiqlal et une aile progressiste et moderniste, rendaient difficile la cohabitation entre les deux groupes. On assistait alors à l’apparition de deux visions différentes. D’un côté, les défenseurs du maintien « de l’ordre hérité du protectorat (…) et de l’autre, les défenseurs de l’idée de la construction d’un nouvel ordre, éventuellement mieux adapté aux exigences de l’ensemble des forces nationales et populaires du pays »94. Le Palais, qui observait de près la situation, se mit à exploiter ces

divergences et envenima les relations entre les deux ailes en nommant Abdellah Ibrahim, l’un des représentants de l’aile progressiste de l’Istiqlal, comme premier ministre en 1958. À ce propos, Claude Palazzoli amène certains faits quant à l’implication du Palais dans la stratégie de division du mouvement nationaliste et l’apparition de l’UNFP. Pour l’auteur : « l’hétérogénéité des milieux istiqlaliens portait en germe, bien avant 1959, une scission que l’épreuve du pouvoir, les manœuvres du Palais et la clarification progressive des positions politiques ont finalement rendue inévitable. » 95

Toutefois, l’UNFP qui désirait incarner la gauche marocaine et représenter l’ensemble des forces vives du pays s’est lui aussi trouvé face à de nombreux problèmes insurmontables. Il regroupait en son sein des forces sociales hétérogènes qui présentaient elles-mêmes des clivages internes et des dissensions qui ne tarderont pas à se manifester. Malgré les efforts entrepris par Ben Barka et la volonté d’Omar Benjelloun, syndicaliste et idéologue du parti, de s’assurer de la collaboration de l’UMT, l’aile politique et l’aile syndicale se sont dissociées et ont mis fin à leur étroite collaboration depuis 1962. Le bref rapprochement opéré en 1967-68 entre l’UNFP

93 John WATERBURY, 1975, Le Commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite, Paris, Presses Universitaires de

France, p. 194.

94 Ibid., p. 194.

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et l’UMT n’a pas pu se concrétiser en un réel partenariat et l’UNFP ne pourra plus compter sur l’appui d’un syndicat bien implanté dans le monde ouvrier.

Après la rupture finale entre l’aile politique et l’aile syndicale en 1972, l’UNFP dite branche de Rabat fera scission et se reconvertit en Union socialiste des forces populaires (USFP) en 1974. Cette reconversion sera ratifiée lors du congrès extraordinaire du parti en 1975. De l’UNFP s’est scindé également le mouvement d’extrême gauche du 23 mars en 1969 qui deviendra en 1983, après sa légalisation par le régime, l’Organisation d’action démocratique et populaire (OADP). La mouvance communiste marocaine est à son tour subdivisée. Le Parti communiste marocain (PCM), dissous en 1959, se mua en Parti de la libération et du socialisme (PLS). Il sera divisé à son tour au début de 1970 quand certains de ses éléments révolutionnaires feront scission pour créer en 1973 l’organisation marxiste-léniniste Ilal Amam (en Avant). Ils fonderont par la suite avec le mouvement 23 mars, le mouvement marxiste-léniniste marocain (MMLM). À partir de 1974, le Parti de la libération et du socialisme se transformera en Parti du progrès et du socialisme (PPS).

La gauche marocaine tirait principalement sa force en s’appuyant sur l’Union marocaine du travail (UMT), le syndicat étudiant (UNEM) ainsi que sur la classe ouvrière. Toutefois, il est important de mentionner « qu’exceptée la décennie 1959-1969, la base sociale des formations de gauche n’est ni les couches populaires, ni la classe ouvrière, mais bien au contraire la classe moyenne ».96

Après une période marquée par une confrontation avec le régime, qui s’est notamment illustrée par des tentatives de renversement et d’appels à la révolution armée de la part de certains leaders historiques et d’anciens chefs de l’armée de libération nationale proche de l’UNFP, la gauche marocaine s’est progressivement acclimatée. Des membres de la direction de l’USFP et du PPS vont négocier un arrangement avec le pouvoir en vertu duquel le discours partisan sera remodelé et changera de ton. Le projet révolutionnaire laissera alors la place au processus démocratique et au consensus national. On parla alors de participation aux différents niveaux des mécanismes électoraux afin de faire passer les messages politiques de gauche.

Nous sommes alors au milieu des années 1970, le régime décide d’entamer une certaine ouverture à l’égard de l’opposition de gauche à la suite du conflit du Sahara occidental. Ainsi, au nom du consensus national et de l’unanimité pour défendre l’intégrité territoriale du pays, les partis politiques de gauche seront autorisés à tenir des congrès. Le Parti de la libération et du socialisme, ex-Parti communiste marocain, sera à nouveau autorisé

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et portera le nom du Parti du progrès et du socialisme en 1974. Les leaders de l’USFP et du PPS seront envoyés comme émissaires spéciaux du Palais et seront chargés par ce dernier d’expliquer et de défendre la thèse marocaine sur le Sahara. La gauche marocaine sera alors obligée de reprendre à son compte la rhétorique nationaliste en acceptant d’adhérer aux thèses officielles du régime de peur de vivre le même scénario vécu par Ben Barka et les activistes de l’UNFP durant le conflit avec l’Algérie en 1963. Seul le mouvement marxiste- léniniste Ila El Amam se prononcera en faveur de l’autodétermination du peuple sahraoui.

L’Union socialiste des forces populaires (USFP) connaîtra une scission en 1983 avec la naissance du Parti de l’avant-garde socialiste et démocratique (PADS). Vers le milieu des années 1990, des éléments de l’OADP et du PPS feront scissions pour fonder des formations connues respectivement sous les noms du Parti socialiste démocrate (PSD) et du Front des forces démocratiques (FFD). Le PSD fusionnera par la suite avec l’USFP. Quant aux militants de l’organisation Ila El Amam, certains de ses anciens cadres, décident de créer en 1995 un parti connu aujourd’hui sous le nom de la Voie démocratique (Annahj Addimocrati).

L’entrée de l’USFP au gouvernement en 1998 lui a valu les désaccords de son aile syndicale et d’une partie de ses intellectuels et de sa jeunesse. Ils feront scission quelques années plus tard quand la Confédération démocratique du Travail (CDT), l’aile syndicale du parti, annonce la création en 2001 d’un nouveau parti, le Congrès national Ittihadi (CNI). Mohamed Sassi et Najib Akesbi, représentants des intellectuels et de la jeunesse de l’USFP, décident de leur côté, de créer l’association : « Fidélité à la démocratie » qui fusionnera en 2005 avec le PGSU et se réincarner en Parti socialiste unifié (PSU).

En somme, la répression et la manipulation des services marocains contre les militants et les leaders de l’UNFP et de l’USFP, ainsi que la perte de ses grandes figures de proue comme Ben Barka et Omar Benjelloun, ont porté un coup dur à la gauche marocaine d’essence nationaliste. À cela s’ajoute, le flou idéologique et les nombreuses scissions qu’elle a connu et qui l’ont également paralysé et affaibli. L’ensemble de ces facteurs ont largement contribué à la mosaïque de formations politiques qui se réclament de gauche dans le paysage politique marocain actuel.

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