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Le seuil de la démocratisation

CHAPITRE II : LES FACTEURS INTERNES

2.1 Le rôle des élites de gauche

2.1.2 Les seuils

2.1.2.3 Le seuil de la démocratisation

Tout en invoquant la démocratie dans leurs discours, il a été difficile pour les partis politiques de gauche de l’appliquer concrètement dans le champ partisan. Comme le souligne, Michel J. Willis, l’une des grandes caractéristiques fondamentales touchant aux aspects structurels et organisationnels des partis politiques marocains, est l’importance accordée au chef du parti. Presque tous les partis politiques sont dominés par leurs dirigeants. Il note que ce phénomène est associé au concept arabe traditionnel du zaïm qui reflète la persistance des structures traditionnelles et patrimonialistes omniprésentes dans tout le Moyen-Orient361.

358 Entretien téléphonique avec Mostafa Bouaziz, 21 avril 2018. 359 Entretien téléphonique avec Mostafa Bouaziz, 21 avril 2018.

360 Hisham, BUSTANI, 2014, « Dissonances of the Arab Left », Radical Philosophy, 184 (Mar/Apr), pp.35-42. 361 Michael J. WILLIS, op. cit., p.12.

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Comme disait Mostafa Bouaziz, l’évolution, même au niveau du mouvement marxiste-léniniste marocain, n’est apparue qu’au début des années 1980 grâce au Mouvement 23 mars. Celui-ci a procédé à une autocritique et s’est transformé en Parti de l’organisation de l’action démocratique populaire (OADP). Le mot d’ordre a alors changé et est devenu démocratisation de l’État et démocratisation de la société. Le parti croyait pouvoir faire adopter plus facilement par le peuple les changements souhaités avec ces adaptations, ce qui ne fut cependant pas aussi facile qu’espéré. Alors qu’il était encore membre du Mouvement 23 mars, Mostafa Bouaziz mentionne :

Nous croyons que le peuple était prêt à la révolution et nous disions qu’il nous fallait seulement construire l’outil de la révolution qui est le parti de l’avant-garde. Or le peuple n’est pas prêt, le peuple est conservateur, le peuple porte une culture qui favorise le despotisme comme le patriarcat. Donc, il faut aussi tout en luttant pour démocratiser l’État, lutter pour démocratiser la société en y insufflant une culture moderniste, rénovatrice etc. Les marxistes n’y sont arrivés qu’à la fin des années 1970. À partir de ces années, ce mot d’ordre est devenu important362

Il y avait donc une grande distorsion entre le discours et la pratique au sein des partis de la mouvance nationale démocratique de gauche. Il a été plus difficile d’appliquer les principes démocratiques au sein de ces rangs car les directions n’étaient pas remises en cause dû à leur légitimité historique. Chaque congrès était alors un moment difficile pour ces partis car les nouvelles générations qui voulaient accéder à des responsabilités ou voulaient inclure une démarche démocratique se trouvaient confrontées à ces directions historiques. Les aspirations des nouvelles générations motivées par des visées révolutionnaires étaient donc brimées de l’interne, ce qui créait de nouvelles scissions.

C’est pour cela qu’on peut lire l’histoire des partis politiques marocains comme des histoires de scissions. Pourquoi il y a plusieurs scissions ? Parce qu’on ne laissait pas aux nouvelles visions, aux minorités, aux nouvelles idées la possibilité de s’exprimer au sein des partis. Soit, ils sont dans la pensée hégémonique, soit, on les met dehors. Même jusqu’aux années 2000 avec la dernière scission de l’USFP, on disait le fameux « Ared Allah Wasâa », « la terre de Dieu est vaste » ou « si vous n’êtes pas contents, la terre de Dieu est vaste », c’est-à-dire, sortez. Voilà donc ce qui est le seuil de la démocratisation. Et quand elle est arrivée, plus ou moins, elle a été imposée, ce qui a donné l’anarchie et a affaibli ces partis. On ne peut pas être démocrates par décret, on est démocrates par culture, et cette culture est minoritaire dans la société même aujourd’hui.363

L’exemple de l’USFP est révélateur à cet égard. Ce parti a connu de nombreuses scissions depuis la décision d’une partie de sa direction de négocier des compromis avec le régime. Des tendances divergentes existaient en son sein. D’une part, celles qui luttaient en faveur de la participation inconditionnelle aux institutions et d’autre part celles qui exigeaient des réformes et des garanties pour y participer. Toutefois, le parti n’a jamais toléré l’existence de courants pluralistes au sein de ses rangs. Aussi, l’absence de mécanismes pouvant permettre aux contestataires et aux partisans des réformes de s’exprimer faisait défaut. La direction du parti

362 Entretien téléphonique avec Mostafa Bouaziz, 21 avril 2018. 363 Entretien téléphonique avec Mostafa Bouaziz, 21 avril 2018.

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interdisait l’existence d’une telle pratique et n’a donc pas pu s’ouvrir à de nouvelles tendances pouvant l’amener à une transformation vers un parti plus démocratique disposé à accepter les revendications incessantes de sa base. Elle rejetait les actions plaidant pour une alliance avec les autres forces démocratiques et modernistes en vue d’amorcer un véritable pôle de gauche capable de faire contrepoids devant l’influence de plus en plus grandissante des islamistes du PJD. Comme le souligne Thierry Desrues et Said Kirhlani, les apparatchiks du parti s’opposent « aux « reconstructeurs », qui prônent le rapprochement avec le reste de la gauche, la sortie du gouvernement et le retour au sein de l’opposition ».364

Nous citerons à ce propos la création du courant Fidélité à la démocratie qui a fait scission de l’USFP. L’un de ses fondateurs, Najib Akesbi, explique les raisons fondamentales derrière la constitution de ce courant qui fut d’abord une plateforme avant d’être une association. Il souligne que l’aile jeunesse du parti de l’USFP ne se sentant pas écoutée, a créé son propre mouvement afin de pouvoir discuter des enjeux qui lui tenait à cœur. À partir de 1995-1996, Mohammed Sassi, Khaled Soufiani, M. Bennani et Najib Akesbi, ont engagé un nouveau mouvement et parcouru le Maroc afin d’alimenter les débats à la demande des sections. Selon Najib Akesbi, ces débats portaient entre autres sur les raisons de l’acceptation de la Constitution en 1996 par l’USFP qui a alors décidé d’imposer le « oui » au sein du Conseil national. L’aile jeunesse remettait en question la légitimité du Conseil national de l’USFP sur les positionnements stratégiques et proposait plutôt de mettre sur pied un congrès qui s’attarderait à ceux-ci. Ils ont alors développé leur propre plateforme pour amener des discussions sur des enjeux clés. Ces protagonistes constataient que la base n’était pas toujours entendue. Ils désiraient plus de transparence et visaient la création de plateformes davantage près de leur base afin de s’assurer d’entendre l’ensemble des points de vue et que ceux-ci soient pris en compte ultimement dans un congrès. Cependant, dans le but d’éviter toute apparence de discordance, les dirigeants de l’USFP ont fait en sorte de les écarter du discours.

Najib Akesbi mentionne à cet égard qu’une plateforme a été rédigée dont a émané le courant Fidélité à la démocratie :

On l’a rédigé et on l’a déposé dans les règles, dans les délais officiels avec un reçu. La direction a été saisie officiellement, pour que la plateforme soit distribuée à la base, qu’elle soit discutée et qu’elle fasse l’objet d’un vote. C’est ce qu’ils ont refusé. Quand ils sont entrés au gouvernement, pas question pour Youssoufi et sa bande d’entendre parler de quelconque voix dissonante et donc, ils ont refusé. De plus, ils ont falsifié le congrès de 2001. Ils ont commencé par refuser notre plateforme qui n’a même pas été discutée, on leur disait, même si on obtiendrait 1%, on aura avancé, et on va faire prévaloir la démocratie interne du parti.365

364 Thierry DESRUES et KIRHLANI Said, « Dix ans de monarchie exécutive et citoyenne : élections, partis politiques et défiance

démocratique », L’Année du Maghreb [En ligne], VI | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 01 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/anneemaghreb/920 ; DOI : 10.4000/anneemaghreb.920

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Compte tenu de ce refus, ils sont demeurés au sein de l’USFP jusqu’au congrès malgré une rupture évidente de leur position par rapport aux dirigeants du parti en place.

On est resté dans l’USFP alors que cela fait des années qu’on est en rupture. Mais on est resté en son sein jusqu’au congrès parce que l’objectif, c’était de faire prévaloir l’idée des courants, que notre courant qui s’appelle Fidélité à la démocratie, que sa plateforme soit discutée et qu’elle soit sujette à un vote. Mais à partir du moment où ils ont non seulement refusé, mais aussi falsifié d’une façon grossière les élections pour faire venir au congrès ceux qu’ils veulent, on s’est dit que s’il n’est même plus possible de fonctionner selon un minimum de démocratie élémentaire, donc on sort. On a quitté en même temps que ceux qui ont fondé le Congrès national Ittihadi (CNI), c’est-à-dire l’aile syndicale de l’USFP, tous ont quitté. 366

Dans le contexte actuel, on assiste à une pression de la part des bases et des congressistes des partis de gauche qui réclament plus de transparence et de représentativité. Toutefois, excepté le Parti socialiste unifié (PSU) qui a institué dans ses statuts le principe de courants, le problème de la démocratisation interne au sein de ces partis persiste toujours. C’est pour cela que ce seuil est devenu l’un des enjeux principaux des formations se réclamant de gauche. Ce qui démontre que les conflits qu’ils engendrent « pèsent encore lourdement et empêchent l’éclosion d’une « citoyenneté partisane ».367

En somme, pour cette première analyse des facteurs internes, le déclin de la gauche marocaine tout comme celui de la gauche arabe s’explique par la difficulté des mouvements de gauche à se positionner sur le plan culturel. À cela s’ajoute, un certain nombre de seuils que les courants se réclamant de la gauche n’ont pas réussi à dépasser.

L’analyse de Mohammed Sassi amène quant à elle d’autres facteurs qui expliquent le recul et la régression du mouvement de gauche au Maroc. Il considère que ce recul est dû à ses protagonistes plutôt qu’uniquement à des phénomènes extérieurs. Ceux-ci ont tenté de s’adapter aux nouvelles réalités en initiant certains changements mais ils n’ont pas réussi à les concrétiser sur le terrain. Il réfute ainsi les analyses qui considèrent que la situation de la gauche au Maroc n’est que le prolongement du recul de la gauche dans le monde après la chute du mur de Berlin. Cette analyse tente selon lui d’écarter la responsabilité des élites marocaines de gauche quant à leur principal rôle par rapport à ce recul. La chute du mur de Berlin n’est pas vraiment la cause du déclin d’autant plus que l’attachement des Marocains à la gauche n’était pas un attachement basé sur une conviction idéologique au socialisme. Mohammed Sassi souligne que cet attachement à la gauche est en premier lieu en rapport avec la symbolique morale reflétée par l’intégrité de ses élites. La gauche visait à améliorer la situation du pays et elle disposait d’un projet de réforme global à différents niveaux. Le projet progressiste défendu visait l’abandon de structures traditionnelles existantes tant du côté de la société que de

366 Entretien avec Najib Akesbi, 16 mai 2018.

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l’État et l’entrée dans une ère basée sur la modernisation des institutions. Selon lui, l’attachement du peuple à la gauche s’expliquait particulièrement parce que :

La gauche était le refuge des opprimés. Chaque fois qu’un individu s’estimait lésé dans ses droits, il frappait à la porte du siège de l’USFP ou encore à celui du PPS. Les opprimés considéraient la gauche comme une voix pour ceux qui n’en avaient pas. Que le mur de Berlin chute ou pas, cela n’a pas affecté la relation des gens avec la gauche, car cette relation était fondée sur la réalité marocaine, peu importe les choix idéologiques ou les conflits entre les familles politiques à l’échelon international. 368

Par conséquent, la situation de repli de la gauche s’expliquerait notamment par deux principaux facteurs : d’une part, l’échec de la stratégie de lutte démocratique entamée vers le milieu des années 1970, et d’autre part l’échec de l’expérience de l’alternance consensuelle conduite par l’USFP et les autres formations de gauche en 1998.