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L’échec de la stratégie de lutte démocratique

CHAPITRE II : LES FACTEURS INTERNES

2.1 Le rôle des élites de gauche

2.1.3 L’échec de la stratégie de lutte démocratique

En ce qui concerne l’échec de la stratégie de lutte démocratique, une mise en contexte nous semble nécessaire pour comprendre les raisons qui ont mené une partie de la gauche marocaine à opter pour une stratégie de compromis avec le régime.

Après plusieurs tentatives de putsch notamment celles de 1971 et 1972 ainsi que la tentative d’insurrection de la branche armée de l’UNFP en 1973, le régime s’est radicalisé davantage en usant de grands moyens en termes de répression contre tous ceux qui s’opposaient au système monarchique. La vie politique fut suspendue jusqu’à ce que le régime décide d’entamer vers le milieu des années 1970, une timide ouverture politique mais contrôlée. Au même moment, le conflit du Sahara occidental lui offrait une excellente opportunité pour domestiquer les partis d’opposition traditionnelle qui se sont trouvé obligés d’accepter son autoritarisme au nom de l’impératif nationaliste. Parallèlement à cette évolution, ces partis, contrairement au passé, changeront alors de ton dans leur discours partisan et apaiseront leurs slogans en faisant preuve de modération. Les directions de l’USFP et du PPS feront alors preuve de compromis en acceptant les règles du jeu imposées par le système. Elles se verront octroyer un espace limité d’action tout en acceptant d’abandonner le projet révolutionnaire. Les dirigeants de l’USFP décidèrent de rompre avec les pratiques blanquistes en adoptant une nouvelle forme de lutte. Dans ce contexte, le parti opta pour une stratégie baptisée de « stratégie de lutte démocratique ». Contrairement à la ligne politique dure de l’UNFP qui se manifesta par son « refus catégorique de participer à la vie politique officielle du pays jusqu’à ce que ses revendications soient satisfaites, l’USFP oppose conjointement la lutte et la participation, pour que ces revendications soient justement satisfaites ».369

368 Entretien avec Mohammed Sassi, Rabat, 25 novembre 2017. 369 AbdelkaderEL BENNA, op.cit., p. 333.

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L’USFP entama alors sa participation au processus démocratique avec la volonté d’être présent dans toutes les batailles électorales, parlementaires, communales, municipales et gouvernementales tout en militant sur les autres fronts auprès des organisations de masse comme dans la rue. Il n’est alors plus question de changement radical de régime, mais plutôt d’une action visant à amender le régime de l’intérieur. Ses principales critiques s’orienteront dorénavant davantage vers la majorité gouvernementale et parlementaire que contre le régime monarchique.

Pour arriver à cet objectif, un combat de conscientisation auprès des masses populaires sera mené afin d’approfondir la conscience politique des citoyens et de créer les conditions de l’avènement de la démocratie. Celle-ci devient le discours dominant excepté l’extrême gauche, dont « le rêve révolutionnaire structure toujours l’imaginaire collectif. »370

Selon Mohammed Sassi, au milieu des années 1970, la gauche marocaine a procédé à des révisions qui ont permis de concilier les valeurs issues de la révolution française aux idéaux du socialisme. La gauche a alors renouvelé ses idées et s’est inscrite dans la lutte démocratique en estimant qu’on ne peut dissocier la démocratie du socialisme. Elle a analysé le socialisme en critiquant l’application de ses principes dans les pays de l’Est. La gauche marocaine a opté pour cette démarche qu’elle considérait comme une stratégie de changement en étapes progressives. En assurant une présence dans les institutions ainsi que dans la rue et à travers les luttes dans les organisations de masses, la gauche voulait s’assurer d’éviter la politique de la chaise vide. Elle visait également à changer l’équilibre des forces au profit des choix démocratiques à partir de trois évidences.

La première concerne la reconnaissance de la légitimité du régime en place basée sur le fait que la monarchie ne peut pas forcément être contre la démocratie. À un certain moment, la gauche considérait que la république est l’expression d’un régime qui incarne la liberté et la démocratie. Pour la gauche, ce n’est donc pas la forme du régime qu’il faut débattre mais plutôt son contenu. Un régime peut être une république mais despotique, mais il peut être une monarchie et être démocratique. Deuxièmement, la gauche a revu sa stratégie de changement en mettant fin à l’idée d’un renversement du régime par différents moyens, que ce soit par l’alliance avec l’armée ou encore avec des actions armées comme ce fut le cas en 1973. Troisièmement ça sera la fin de la dualité, d’un côté il y a le parti, mais d’un autre côté, il y a des branches armées qui peuvent intervenir pour réaliser les mêmes objectifs. Le parti était alors perçu comme une façade et avec ce dualisme, il devenait difficile de savoir si le parti était dirigé de l’intérieur ou de l’extérieur. 371

Donc la gauche marocaine ne rejetait plus le régime monarchique mais considérait davantage la lutte pacifique à travers la démocratie et la lutte à l’intérieur comme à l’extérieur des institutions. Elle estimait aussi que le régime marocain n’était pas considéré comme un régime dictatorial, mais ne pouvait pas non plus être qualifié

370 Mostafa BOUAZIZ, « Chronique d’une gauche éparpillée », op.cit., p. 71. 371 Entretien avec Mohammed Sassi, Rabat, 25 novembre 2017.

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de régime démocratique. On y trouve par conséquent une marge démocratique mais pas la démocratie en tant que telle. La stratégie de lutte démocratique vise ainsi à transformer la marge démocratique en une démocratie, c’est-à-dire à amener le régime politique vers la démocratie.

Dans notre pays, on trouve une certaine forme de démocratie symbolisée par des institutions que l’on retrouve dans les pays démocratiques. Cependant, ce sont des structures sans âme, la forme est là mais pas le contenu. On a considéré qu’avec la stratégie de lutte démocratique on allait pouvoir introduire l’âme dans la forme. Comme par exemple le parlement, il n’est pas autonome, il reflète la volonté royale et non pas celle des partis, il est donc une simple façade ayant pour fonction de légitimer un pouvoir absolu. On a considéré qu’en participant aux élections, on pourrait conscientiser le peuple sur la nécessité de la démocratie afin de changer le régime de l’intérieur. Il s’agit alors de changer les règles du jeu en place notamment celle ayant trait à la souveraineté royale, afin de la transformer en souveraineté populaire. Toutefois, la stratégie considère qu’un changement de cette ampleur ne peut se réaliser d’un seul coup. Elle suggère plutôt de passer par une étape grise allant d’une monarchie quasi absolue à une étape qu’on peut appeler « de partage de pouvoir ». Et finalement, la troisième et dernière étape qui nous amènera à la souveraineté populaire.372

Il s’agissait par conséquent selon Mohammed Sassi d’une tâche complexe et difficile car elle nécessitait une révision complète des positionnements précédents. L’institution parlementaire marocaine ne permettait pas de faire valoir les valeurs de la démocratie et de la lutte contre les forces qui s’opposaient au changement. En dépit de ces obstacles, les forces de gauche misaient sur un changement de l’équilibre des forces en présence en vue d’atteindre une plus grande représentation au parlement, dans les communes et dans les municipalités.

La participation aux élections figurait donc parmi les moyens permettant de contrebalancer les forces antidémocratiques. Cependant, les élites de gauche ont commencé à goûter peu à peu aux attraits de la participation et à céder à la tentation.

Quand on participe au parlement et dans les communes, on demeure une force d’opposition, ce qui veut dire que nous refusons toujours les règles du jeu en vigueur. Pour participer, ceci exige des garanties pour nous, et que dans cette participation, on devrait accomplir ce que les autres n’ont pas accompli avant nous. Donc, on a commencé à chercher des arrangements non productifs. Dans ces arrangements, il y a une satisfaction par rapport à des stratégies individuelles et des ambitions personnelles plutôt que les exigences du changement démocratique.373

En somme, du point de vue de Mohammed Sassi, le recul de la gauche s’explique essentiellement par l’échec de ce qui a été appelé « la stratégie de lutte démocratique », et la responsabilité des élites marocaines de gauche par rapport à cet échec.

La tragédie de la gauche au Maroc aujourd’hui, provient de ses élites. On peut l’analyser sous différents angles, certains la lie à la chute du mur de Berlin, d’autres avancent que le socialisme ne compte plus, mais c’est du côté de ses élites qu’il faut se pencher pour comprendre le recul de la gauche. Celle-ci a été trahie par ses élites qui l’ont abandonnée de différentes façons. Un certain nombre de comportements ont poussé les Marocains à s’en laver les mains pour rejoindre la famille islamiste qui essayait un moment

372 Entretien avec Mohammed Sassi, Rabat, 25 novembre 2017.

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donné de s’imposer. Le contexte de l’époque l’empêchait néanmoins de prendre de l’avance car la gauche était enracinée. Cependant, lorsque qu’elle s’est affaiblie, et comme la nature n’aime pas le vide, les islamistes ont pris la relève. 374

Ce constat quant au rôle des élites de gauche et au virage pris par certaines figures historiques du mouvement de gauche démocratique au Maroc est partagé également par Najib Akesbi. Selon lui, l’abandon des élites militantes peut s’expliquer par des considérations sociologiques et psychologiques. Après des décennies de militantisme, celles-ci se sont retrouvées face à une réalité où malgré leur mobilisation importante, le pouvoir dans sa forme originelle est demeuré intact.

À mon avis, il y a d’autres considérations sociologiques, psychologiques, et je pense que c’est le problème de toute une élite dite militante qui a en fait perçu son militantisme comme une sorte d’investissement pendant deux ou trois décennies. Des militants qui sont des intellectuels qui ont passé 20 ans, 30 ans dans le militantisme qui arrivent au tournant des années 90, ils ont 50 ans, 60, ans, 65 ans, et ils s’aperçoivent qu’ils sont toujours là, professeurs à l’université ou responsables de telles ou telles organisations partisanes et il y a une sorte de panique qui les prend. Il y a beaucoup d’ouvrages sociologiques qui parlent de cette dérive des élites et donc, il y a un moment où on se dit que le pouvoir est trop fort, on n’a pas réussi à l’abattre, et on a 60 ans et on a des obligations et on a des enfants qui grandissent et c’est un suicide de classe d’une autre nature.375

Toutefois, la responsabilité des élites de gauche marocaine s’est accentuée davantage à la suite de sa participation au gouvernement de 1998 après des négociations avec le Palais. Cette participation s’est soldée par un échec et une désaffection totale de la population et des bases de ces partis.