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Sentiments contradictoires et émotion fantastique

Le fantastique : inscription d'un genre séculaire dans le médium-série

Chapitre 1 : La question du surnaturel dans la série télévisée fantastique

2. Doute et hésitation fantastique : des limites de la théorie todorovienne

2.5. Sentiments contradictoires et émotion fantastique

Tout ceci fait émerger l'idée que le fantastique participe d'un événement s'insérant dans une expérience sensible et intellectuelle. Comme le précise Denis Mellier, « que ce soit sur le plan moral et psychologique de Caillois, rationnel et subjectif de Vax, ou de la structure de Todorov, l'inadmissible, l'inconcevable et l'hésitation font du fantastique, avant tout autre chose, une expérience intellectuelle422 ». Les quelques exemples que nous avons convoqués montrent qu'il

nous impose de remettre en cause, au moins en partie et temporairement, notre rationalisme. Si on réduit le fantastique à l'éventualité d'une présence surnaturelle ou au sentiment d'hésitation qu'elle suscite, ce serait le restreindre à une logique essentiellement intellectuelle fondée sur une contradiction au sein de nos conceptions rationalistes. Or, dans ce cas on omet totalement le caractère potentiellement dangereux de l'événement surnaturel pour l'intégrité du monde, des personnages ou encore du spectateur. De là, il apparaît qu'outre l'injure aux croyances rationnelles que le fantastique semble mettre en place, il faille également prendre en considération les sentiments qu'il met en œuvre et qui semblent étroitement liés à la menace dont le surnaturel est nécessairement empreint. Nathalie Prince en arrive ainsi naturellement à l'hypothèse que pour appréhender le fantastique dans sa globalité il faut également l'envisager du point de vue de ses effets, c'est-à-dire finalement de l'affectivité qu'elle nomme « l'émotion fantastique423 ». Elle n'est pas la seule théoricienne à avancer cette idée. En 1969 déjà, Lovecraft disait :

Néanmoins jugeons le vrai récit fantastique, non pas sur les intentions de l'auteur ou sur le mécanisme extérieur de son intrigue. Mais plutôt par le degré émotionnel qu'il réussit à atteindre dans sa signification la moins stéréotypée.

Une grande œuvre du genre ne doit être jugée que par l'émotion produite, son intensité. [...] Il n'existe qu'un seul critère permettant de détecter le vrai conte d'horreur fantastique : le lecteur

421 Nathalie Prince, op. cit., p. 31. 422 Denis Mellier, op. cit., p. 13. 423 Idem, p. 32.

a-t-il oui oui non été excité, effrayé, bref bouleversé réellement et dans le vrai sens du terme ? Est-ce que l'auteur a véritablement ressenti une impression authentiquement mystique de frayeur cosmique ? A-t-il trouvé un contact avec les forces de l'Inconnu et de l'au-delà ? A-t-il éprouvé l'horrible et subtile sensation qui consiste à être paralysé par un silence, une attente, un visage ? A-t-il cru un instant que des esprits diaboliques frappaient à sa porte ou que des êtres extra-terrestre le frôlaient, que des entités venues d'un monde où personne n'est jamais allé, se jouaient de sa sensibilité exacerbée ? Si oui et si les impressions ressenties le sont d'autant plus profondément et plus totalement, c'est qu'alors l'histoire a réellement charrié des flots atmosphériques d'ouragans exacerbés, et que oui, réellement, l'oeuvre est littéralement fantastique. Elle devient une œuvre d'art dans son sens le plus unique424.

Pour lui, le fantastique ne se résume donc pas à l'irruption de l'impossible dans le quotidien et nombre de théories semblent ne pas prendre en considération cet élément constitutif du genre en littérature. Car si un personnage (ou par extension le spectateur) se retrouve confronté au surnaturel, la crise de subjectivité qui l'accompagne ainsi que le sentiment de menace se cristallisent nécessairement dans une affectivité troublée de l'interprète. On imagine aisément que la réaction première d'un personnage face à l'irruption du surnaturel est l'effroi ou la peur. En revanche, le spectateur, qui a lui-même choisi de se confronter à l'impossible, ne peut réagir exactement de la même manière. La série fantastique est ambiguë puisque sous couvert d'une illusion du réel, elle présente en son sein sa propre contradiction en cherchant à prouver que le phénomène est avéré dans le but d'offrir une fiction vraisemblable et acceptable. Ainsi, même si le personnage est tout entier plongé dans l'incompréhension et la remise en cause de ses expériences face au réel, le spectateur sait qu'il est face à une œuvre qu'il ne peut délibérément pas interpréter comme une reproduction fidèle de son propre monde. Le spectateur d'une série fantastique, pour peu qu'il se laisse emporter par la diégèse, croit ce qu'on lui présente, c'est-à-dire ce qu'il voit, tout simplement parce que, pour éprouver un plaisir, que celui-ci soit fondé sur l'envie de se faire peur ou de s'échapper des règles, il a envie d'y croire. L'effet fantastique est donc conjointement lié à la durée effective de l'épisode sériel : tant que le spectateur est sous le joug d'un sentiment contradictoire qui lui procure du plaisir, il croit à la fable qui lui est présentée.

Ainsi, on peut facilement avancer l'idée que si le surnaturel paraît indispensable au genre, c'est sans doute car, hors de nos représentations rationnelles et rassurantes, il inquiète et effraie. Tout récit fantastique, serait ainsi récit de peur, et Jean-Jacques Pollet d'ajouter que « l'événement ou le phénomène représenté dans le fantastique […], contrairement à une idée reçue, n'a pas besoin d'origine surnaturelle425 ». Pourtant Lovecraft dans son étude des liens entre surnaturel et épouvante

dans la littérature mettait déjà en garde contre cet amalgame :

424 H.P. Lovecraft, op. cit., p. 17.

425 Jean-Jacques Pollet, Introduction à la nouvelle fantastique allemande, Paris, Nathan, 1997, p. 5, cité par Nathalie Prince, op. cit., p. 33.

Le genre de la littérature fantastique ne doit pas être confondu avec un autre genre de littérature, apparemment similaire mais dont les mobiles psychologiques sont très différents : la littérature d'épouvante, fondée principalement sur un sentiment de peur physique. Quoique de tels écrits bien sûr possèdent leur place comme la possèdent, en soi, les récits mystérieux ou humoristiques se rapportant à des histoires de fantômes426.

À l'origine du fantastique il y aurait donc bien ce sentiment d'effroi, mais il est impossible de l'en détacher de la présence du surnaturel, sans quoi nous quitterions un des critères que nous avons présenté comme essentiel. Sans ce dernier, le récit fantastique se rapprocherait d'autres genres, tels que le thriller psychologique ou les splatter stories, cherchant eux aussi, d'une manière profondément différente, à provoquer l'effroi et l'angoisse.

Dans une approche sensiblement complémentaire le romancier Stephen King propose dans « Anatomy of Horror427 » en 1981 de catégoriser l'épouvante en fonction du type de peur qu'elle

suscite chez le lecteur. Il développe ainsi dix catégories allant de la peur du noir, à celle des difformités, des serpents, des rats ou encore des espaces clos et de la mort. Séduisante, cette idée repousse pourtant l'idée du fantastique car elle ne prend en compte qu'un seul sentiment, la peur, qui peut indifféremment être provoquée par des situations dans lesquelles aucun phénomène fantastique n'est venu interférer. Allant bien plus loin dans ses réflexions, Louis Vax avec La séduction de l'étrange en 1965 développe l'idée qu'est lié au fantastique un sentiment contradictoire qu'il nomme l'étrange. Pour lui, il n'existe pas de fantastique en soi, ni même d'étrange, puisque, nous l'avons vu, ce premier est difficile à saisir tant les œuvres semblent en infléchir les différentes définitions qu'on tente de lui donner : « Le sens du mot fantastique, c'est celui que lui donne, à un moment donné, un homme marqué par sa connaissance des œuvres et par son milieu culturel428 ». Quoi qu'il en soit,

Vax tente de déterminer un trait commun aux œuvres qu'il juge fantastiques. Cette caractéristique, il la nomme « l'étrange ». Est qualifiée ainsi une œuvre qui a pour but de provoquer ce sentiment car il est bien entendu que pour le néophyte, certains textes, films ou rites peuvent paraître étranges alors qu'ils ne le sont pas du tout.

Une œuvre fantastique serait étrange par essence, en cela qu'elle devrait potentiellement provoquer le même sentiment chez tous les spectateurs. « Le sentiment de l'étrange rend l'homme étranger à lui-même429 », nous dit Louis Vax. En effet, c'est la résistance des œuvres surnaturalistes

à toute rationalisation qui fait naître ce sentiment de malaise et renforce donc cette impression de mystère et d'étrangeté. Voilà pourquoi il est d'autant plus difficile de l'analyser. Il s'agit d'un sentiment qui n'a de réalité que pour celui qui le subit, au même titre que la joie ou la tristesse. Le

426 H.P. Lovecraft, op. cit., p. 14-15.

427 Stephen King, « Anatomy of Horror »,in Danse macabre, New York, Berkley Books, 1981. 428 Louis Vax, La Séduction de l'étrange, op. cit., p. 6-7.

sentiment de l'étrange est produit de la culture humaine. Dans ce cas, comment se fait-il qu'on puisse conditionner tel sentiment insaisissable pour le reproduire ad lib dans les séries télévisées fantastiques ? En d'autres termes, quelles images permettent de produire ce sentiment de l'étrange ? Pour Vax, la réponse est univoque :

Comment peut-on être épouvanté par une image aussi grossière, stupide et ridicule que celle d'un loup-garou ? C'est qu'à travers elle on appréhende l'idée de l'Épouvante, le principe cosmique de la Peur. Mais du Beau en soi, comme de la Peur en soi, nous n'avons nulle expérience directe, en ce monde du moins. Nous les trouvons au bout de notre raisonnement parce qu'ils sont nés de notre raisonnement et portés par notre sentiment. Notre sentiment, en somme, ne renvoie qu'à lui-même430.

En fait, il est nécessaire de convoquer l'idée d'une peur par conditionnement. C'est-à-dire que l'image du loup-garou, pour reprendre l'analogie de Vax, aurait déjà provoqué ce sentiment par le passé. Dans ce cas, il s'agirait d'un sentiment purement subjectif. Or, d'où vient que la plupart des spectateurs ressentent la même chose face à cette image ? L'émotion ne peut plus alors être qualifiée d'accidentelle et est donc bien présente quelque part au sein de l'image dévoilée. Certaines images auraient donc le pouvoir d'éveiller en nous des sentiments enfouis dans un subconscient collectif. Peut-être pas, car Vax précise immédiatement que de nombreuses incohérences et invraisemblance apparaissent si l'on tient cette thèse. Si le sentiment de l'étrange ressenti face à une œuvre fantastique provient d'un fond archaïque, alors les représentations surnaturelles visant à susciter un sentiment contradictoire sont toujours les mêmes et n'ont pas évolué. Cela reviendrait à dire que seules les grandes figures archétypales des mythes surnaturels ancestraux sont à même de susciter ce sentiment de l'étrange. Or, on le voit bien avec la quantité d'oeuvres sérielles tentant de renouveler le genre, que régulièrement de nouveaux types de monstres font leur apparition qui, s'ils semblent toujours se rattacher de près ou de loin à un des archétypes, n'en sont pas moins des traitements originaux du surnaturel. À l'inverse, certaines histoires de vampires, de loups-garous ou de sorcières, considérés comme les archétypes du récit fantastique, ne provoquent absolument aucune angoisse et frisent même le ridicule. C'est bien que la figure surnaturelle n'est pas capable à elle seule de susciter un sentiment contradictoire, c'est son insertion dans une fable où elle va susciter des enjeux de menace pour les personnages ou le monde qui le met au jour : « l'exécution de l'oeuvre a donc autant d'importance que son sujet431 ».

Plus encore, si l'ancêtre d'un spectateur lambda n'a jamais été effrayé par une quelconque représentation surnaturelle, cela voudrait-il dire que ses descendants ne seront pas concernés par l'étrange ? On le voit, ceci n'explique finalement pas grand chose, ce n'est « qu'une illusion

430 Idem, p. 16. 431 Idem, p. 29.

d'explication432 ». Pourtant, le sentiment de l'étrange n'est pas une projection de nos propres affects

comme peut l'être par exemple la nostalgie ressentie face à une vieille photo de famille. C'est peut- être inconsciemment que nous ressentons cette nostalgie, mais il n'empêche qu'elle provient de celui qui regarde l'image. Or le sentiment de l'étrange, lui, paraît réellement provenir des images et envahir le spectateur, car on ne peut se forcer à le ressentir. Si je suis mal à l'aise, voire effrayé, lorsque je vois une horde de morts-vivants dans The Walking Dead, c'est bien ce qui est représenté à l'image et ce qu'elle suscite qui a provoqué chez moi ce sentiment : je crains pour les personnages que j'ai appris à aimer, pour l'horreur représentée et à représenter à l'image et pour le discours que cela tient sur le monde. Le phénomène n'est pas inquiétant s'il n'est pas d'abord menaçant : « Ce n'est pas le motif qui fait ou ne fait pas le fantastique, c'est le fantastique qui accepte ou n'accepte pas d'organiser son univers autour d'un motif433 ». C'est l'ensemble de ces données - un motif

surnaturel mis dans une situation particulièrement menaçante - qui va produire ce sentiment d'étrangeté qui se doit d'être ressenti par le spectateur : « L'émotion fantastique est celle d'une raison scandalisée, d'une raison affolée, d'une raison qui ne parvient plus à se ressaisir et à ressaisir le monde434 ».

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