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Le fantastique : inscription d'un genre séculaire dans le médium-série

Chapitre 1 : La question du surnaturel dans la série télévisée fantastique

2. Doute et hésitation fantastique : des limites de la théorie todorovienne

2.4. Efficacité du surnaturel : la menace

Plus encore, Nathalie Prince ajoute que la présence effective du surnaturel n'est pas suffisante pour qu'un récit puisse être désigné comme fantastique : « il faut lui adjoindre une efficacité, c'est-à-dire que cette présence surnaturelle doit paraître concerner de près le monde, la vie, le corps d'un personnage414 ». Le phénomène doit affecter les personnages et remettre en cause

certains aspects du monde : si les vampires existent dans True Blood, et les dernières saisons posent bien cette question, les humains ne deviennent-ils pas du même coup des êtres inférieurs dont l'unique vocation est de leur servir de repas ; si les morts reviennent à la vie dans The Walking Dead ou même Game of Thrones alors est portée atteinte à la vie des personnages. Le fantastique suggère qu'à tout moment le monde peut dévier de sa course logique et naturelle. Et cette suggestion se doit de passer par un sentiment, sinon d'effroi, du moins d'inquiétude pour le spectateur qui envisage alors des scénarios possibles à sa réalité. Ces séries nous confrontent à des versions plausibles mais secrètes du monde réel.

Dès lors, le fantastique sert à perturber cette représentation. En cela, une nouvelle donnée vient s'ajouter à notre définition, celle qui veut que le surgissement du surnaturel participe d'une menace. Les phénomènes doivent se présenter de prime abord comme menaçants envers les personnages pour remettre en cause les principes établis par le réel. Ou plus simplement, « pour qu'il y ait fantastique, il faut qu'il y ait du surnaturel non seulement possible mais potentiellement hostile pour moi ou pour un personnage415 ». C'est là ce qui distingue, en littérature, le merveilleux

inhérent au conte de fées du surnaturel dans le fantastique. Dans le premier, s'il y a présence du surnaturel, il peut être à la fois bénéfique et maléfique et n'est qu'un prétexte à l'émerveillement recherché par le récit. Dans le second, l'irruption du surnaturel est angoissante pour les personnages qui ne le comprennent pas car il n'obéit à aucune règle qui leur serait connue et de ce fait est imprévisible et potentiellement dangereux. Le surnaturel y est donc toujours vu en premier lieu

413 D'autres seraient possibles : The Walking Dead, Charmed ou encore Pushing Daisies participent toutes de ce même principe.

414 Idem. 415 Idem, p. 29.

comme un événement malfaisant et qu'il faut éradiquer. Le fantastique met donc au jour la plausibilité de l'irruption d'un surnaturel perçu comme malveillant dans un monde fictionnel régi par des lois strictement rationnelles. Ainsi, lorsqu'ils évoquent les effets du fantastique en littérature Denis Labbé et Gilbert Millet constatent que

l'enjeu du narrateur de tout récit fantastique est de faire monter l'angoisse, de créer une situation dans laquelle le lecteur va peu à peu, ou subitement, perdre ses références. Celle-ci va être causée par l'intrusion du surnaturel, entraînant chez lui une crainte funeste pour les personnages. Une menace pointe, la mort rôde, la douleur, sûrement, faisant sombrer les personnages, et le lecteur qui s'identifie à eux, dans une peur intense416.

Il faut cependant nuancer quelque peu ces remarques en précisant que dans la série télévisée l'événement peut être de prime abord présenté comme menaçant avant d'être finalement privé d'une grande partie de son pouvoir anxiogène. Après quelques saisons, l'univers fictionnel surnaturaliste de Buffy the Vampire Slayer n'apparaît plus ainsi uniquement malveillant. Comme les personnages de la série s'évertuent à le faire remarquer lors de la quatrième saison du show, tous les démons et monstres ne sont pas foncièrement mauvais, tout n'y est pas blanc ou noir et des nuances de gris sont possibles. À partir de là, la série met en place un monde dans lequel le surnaturel tente de s'insérer naturellement et d'obéir aux codes de l'espèce humaine : les démons ne vivent plus dans les cimetières mais prennent des chambres d'hôtel, ils sont invités à des soirées d'anniversaire, peuvent veiller sur une sœur trop jeune pour aller chasser la nuit ou passent leurs soirées à jouer au poker. Ainsi, à trop avoir recours au surnaturel, on risquerait de le vider de certaines de ses effets :

Pour bien des lecteurs et des critiques, c'est au contraire la trop grande netteté des apparitions surnaturelles qui risque de désamorcer instantanément l'effet fantastique, à l'instant où elles prennent forme sur ce que Charles Grivel (Fantastique-fiction, Paris, PUF, 1992) appelle « l'écran fantastique » des textes et des images. Le fantastique serait alors inséparable d'un effet d'incertitude417.

Malgré tout, le surnaturel dans les séries reste trop imprévisible pour être totalement débarrassé de son caractère maléfique. Et c'est précisément cela qui semble apporter une réponse à la question fantastique. Le fait que le vampire Angel, dans la série éponyme, possède une âme l'empêche d'être malveillant et l'amène dès lors à être du côté des « bons ». Seulement, de par l'absence de lois qui régissent le surnaturel, le spectateur sait que cette donnée est temporaire : la diégèse tendra toujours à montrer la tendance du surnaturel à être une menace pour les hommes et pour le monde. Ainsi Angel finira bien évidemment par perdre cette âme et redevient le temps de

416 Denis Labbé, Gilbert Millet, Le fantastique, Paris, Éllipses, 2000, p. 11. 417 Denis Mellier, op. cit., p. 4.

quelques épisodes le tueur sanguinaire qu'il était jadis. Les vampires de True Blood cherchent à s'intégrer dans la société en mettant en avant le fait qu'ils ne sont plus dangereux pour la population car avec la création d'un sang de synthèse, il ne leur est plus nécessaire de se nourrir d'humains. On le voit, l'être surnaturel qu'est le vampire devrait dès lors être débarrassé de tout caractère dangereux. Or le fantastique s'ingénie à montrer que ce qui relève du surnaturel n'est pas domptable et ne peut se naturaliser si facilement. La série nous montre ainsi, entre autres arcs narratifs, le combat des êtres surnaturels pour se faire accepter par la race humaine, pour prouver qu'ils ne leur sont pas une menace.

Pourtant, les épisodes dévoilent constamment que le surnaturel est précisément trop dangereux pour ne plus l'être. Lors de la cinquième saison, la secte des Sanguinistes déclare pour des motifs religieux que la race humaine n'a été créée que dans le but de servir de nourriture aux vampires, êtres supérieurs car immortels, et qu'ils ne doivent donc pas tenter de s'intégrer à eux mais bien les réduire en esclavage. Ned, le héros de Pushing Daisies, n'est pas dangereux pour l'existence du monde mais pour son intégrité. Il possède le pouvoir de ramener à la vie les morts en les touchant. Pourtant, passé la caractère contre-nature de ce geste, celui-ci s'accompagne de désagréments qui offrent à son pouvoir un caractère foncièrement négatif : pour compenser cette résurrection, une personne géographiquement proche devra à son tour mourir, et il sera impossible à Ned de toucher à nouveau le ressuscité sous peine qu'il perde la vie, cette fois de manière définitive. L'événement surnaturel, puisqu'il n'obéit à aucune loi humaine, reste ainsi dangereux et profondément malveillant. Il remet en cause les principes établis et est donc une menace pour les personnages même lorsqu'il est vidé d'un peu de son hostilité :

[Les] effets pathétiques [du fantastique] ne peuvent dépendre des seuls contenus sémantiques et imaginaires dont sont porteurs ses créatures et ses phénomènes. […] Ce n'est pas le fantôme qui est en soi effrayant ou ambivalent, c'est la modalité de son apparition qui l'est […]. C'est pourquoi les objets les plus anodins ou les plus familiers peuvent se révéler d'excellents vecteurs d'effroi fantastique. Dès lors, le fantastique contraint chaque auteur à s'interroger sur les moyens expressifs et sur les formes […] dont il dispose pour objectiver cette manifestation418.

Pourtant, la distinction entre merveilleux et fantastique fondée sur la dangerosité de l'événement surnaturel, ne semble fonctionner que dans les exemples convoqués par Nathalie Prince. Les multiples tentatives sérielles de la télévision mettent ainsi au jour un certain nombre d'oeuvres dans lesquelles le phénomène ne peut réellement être vu comme totalement menaçant alors qu'il s'insère tout à fait dans une illusion de notre réalité. Si l'on écarte les thèses théologiques, le surnaturel est présent dans Les Anges du bonheur par l'intervention divine des anges gardiens

venus veiller sur les Hommes. Chaque épisode se termine sur une épiphanie dans laquelle Monica et Tess se révèlent aux yeux de leurs protégés. Le surnaturel fait donc bien irruption dans le quotidien des personnages, mais jamais celui-ci n'est présenté comme effrayant ou menaçant419.

Bien au contraire, il rassure car il est la confirmation qu'il existe bien une Puissance Supérieure qui veille sur l'humanité. Dead Like Me joue subtilement avec ce principe en nous donnant à voir la jeune Georgia Lass, morte prématurément, devenir contre son gré une faucheuse. Elle se voit dès lors contrainte et forcée de recueillir les âmes humaines destinées à mourir accidentellement pour les faire passer dans l'au-delà.

À première vue, l'événement surnaturel pourrait s'insérer dans une logique qui chercherait à donner une explication fantasmée du phénomène naturel qu'est la mort. Ainsi, aucun humain n'est jamais mis en présence du surnaturel et ne peut donc ressentir son caractère malveillant. En revanche, ce discours tend à disparaître car la série introduit l'idée de la présence des sépulcreux, créatures elles aussi invisibles aux yeux humains, dont le but est de semer le chaos et de provoquer des accidents mortels. Dès lors, même si les personnages humains ne sont pas conscients du fait que le surnaturel est précisément ce qui provoque la mort, et est donc profondément malveillant, c'est du côté du spectateur que le sentiment anxiogène est à chercher. On peut facilement se laisser aller à apporter du crédit à la plausibilité qui voudrait que les accidents n'ont rien d'hasardeux et qu'ils seraient provoqués par une quelconque puissance inconnue. La série fantastique met donc toujours en scène des événements qui, d'une manière ou d'une autre, font injure au rationalisme du spectateur et en cela menacent ses conceptions et sa représentation du monde. S'il est si menaçant pour les personnages et le spectateur c'est que les moyens et les fins du surnaturel ne sont pas toujours évidents à entrevoir. Il n'obéit pas aux lois connues, on ne sait pas réellement pourquoi il s'insère dans la diégèse.

Ainsi, l'Homme n'est plus capable de maîtriser ses connaissances et ses représentations car ce que suppose l'irruption du surnaturel n'est pas aisément envisageable pour un esprit rationaliste. Pour Sartre, le fantastique est menace car il inverse le rapport de l'Homme au monde420. Celui-ci se

retrouve soudainement plongé dans un univers dont il ne maîtrise pas les codes et dont il semble que le caractère surnaturel l'instrumentalise. C'est donc là que se cristallise ce sentiment de malveillance du surnaturel : « le personnage peut être le moyen, l'ustensile, l'outil d'une fin qu'il n'a

419 Remarquons également cette vogue particulière de séries jeune public à vocation comique mettant en scène un personnage possédant des pouvoirs surnaturels. Dans Sabrina, l'apprentie sorcière ou Phénomène Raven, le surnaturel est prétexte à créer des situations comiques. Pour autant, bien que très peu menaçants pour les personnages, ces séries mettent en avant l'impossibilité pour le genre humain d'accepter l'existence du surnaturel car il reste contraire aux lois de la nature.

pas comprise et qui l'emploie malgré lui421 ». L'île de Lost est fantastique car, non seulement elle

n'obéit pas aux lois rationnelles de notre monde mais qu'en plus, elle semble douée d'une vie propre qui lui permet de communiquer avec les survivants du crash aérien à travers des visions ou des rêves dans lesquels elle leur fait passer des messages et tente de les pousser à agir dans un but final énigmatique. En cela elle est irrémédiablement menaçante et dangereuse car elle suppose que l'Homme a d'ores et déjà perdu son combat de dompter la nature et de maîtriser le monde rationnel. On ne peut donc exclure de la définition du fantastique ce critère nécessaire du risque d'une menace surnaturelle.

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