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La série télévisée américaine dans la programmation française

Du fantastique dans la sérialité

Chapitre 4 : La sérialité télévisuelle

6. La série télévisée américaine dans la programmation française

L’histoire de la télévision française est très différente de celle que nous avons évoquée jusqu’alors. En effet, la démocratisation de celle-ci s’est faite beaucoup plus lentement que dans les autres pays occidentaux. Au milieu des années 1950, seuls soixante mille foyers français sont équipés d’un poste lorsque les familles américaines en sont déjà pourvues de plus de vingt-trois millions. Le Royaume-Uni et l’Allemagne de l’Ouest, quant à eux, ont franchi la barre du million de foyers équipés. De plus, en 1963, la télévision française ne possède toujours qu’une seule chaîne et reste exclusivement publique jusqu’en 1984. Un réel retard de développement se fait sentir. On note ainsi une production chaotique et sans cohérence quant à l’unité des programmes, de leur durée, des genres ou des créneaux de diffusion. C’est en 1964 que la RTF devient ORTF et se rapproche du modèle britannique de la BBC avec une autonomie somme toute relative sous la présidence de Charles de Gaulle. À l’aube des années 1970, 70% des ménages français possèdent un poste. Pourtant, ils restent loin derrière les États-Unis et leurs 98%.

À partir de 1971, l’ORTF commence à diffuser des pages de publicités. Ces réclames apportent de l’argent permettant d’augmenter les recettes et donc le budget alloué à la production de fictions. Les chaînes se mettent à émettre en couleur dès 1972 mais peu de foyers possèdent un poste leur permettant d’en profiter. La même année naît une troisième chaîne et un an plus tard, le président Valéry Giscard d’Estaing met fin à l’ORTF. Ainsi, la première chaîne devient TF1, la seconde Antenne 2 et la dernière FR3, toutes les trois toujours publiques312.

Par ailleurs, ce sera François Mitterrand qui tentera de relancer l’économie et permettra ainsi à la majorité des Français de s’équiper de téléviseurs couleur avec télécommande et de magnétoscopes, modernisant dès lors les pratiques télévisuelles. En 1982, il annonce également son choix de développer l’audiovisuel français en donnant naissance aux radios libres et le 4 novembre 1984, à la première chaîne privée à péage, Canal Plus. La réception de cette chaîne reste chère et donc inaccessible pour la majorité qui ne peut profiter des diffusions de films récents, des retransmissions sportives ou des films interdits aux mineurs. Parallèlement à la naissance de Canal Plus, les premières chaînes câblées (Canal J, Paris Première, etc.) apparaissent. Or, les difficultés de

311 Les informations historiques générales ainsi que les remarques sur les modes de diffusion et de réception de la télévision française doivent beaucoup aux ouvrages de : Ahl, Nils C., Fau, Benjamin, Dictionnaire des séries

télévisées, op. cit. ; Baudou, Jacques, Schleret, Jean-Jacques, Les Feuilletons historiques de la télévision française : de Thierry la Fronde à Maria Vandamme, Paris, Huitième Art, 1992. ; Baudou, Jacques, Schleret, Jean-Jacques, Meurtres en série : les séries policières de la télévision française, Paris, Huitième Art, 1994. ; Boutet, Marjolaine, Les Séries télé, op. cit. ; Brochand, Christian, Histoire générale de la radio et de la télévision en France, tome II (1944-1974), Paris, La Documentation française, 1994 ; Jelot-Blanc, Jean-Jacques, Télé Feuilletons, éditions

Ramsay, 1993.

312 Christian Brochand, Histoire générale de la radio et de la télévision en France, tome II (1944-1974), Paris, La Documentation française, 1994.

réception (impossible dans certains recoins du pays) et le prix exorbitant de l’abonnement (plus de cinq cents francs par mois) font que ce mode de diffusion reste sous-exploité. Pourtant, cela n’empêchera pas l’augmentation du rythme de création dans les années à venir. En 1986, La Cinq, première chaîne privée française gratuite, se met à émettre. Sa plus grande particularité est d’avoir négocié des accords-cadres avec les studios américains afin d’assurer son approvisionnement en séries. Elle laisse donc une large place à la diffusion de fictions sérielles américaines (Supercopter, K 2000, Magnum, Shérif, fais-moi peur ! produite de 1979 à 1985 mais aussi Twin Peaks) et d'animés nippons.

Ces premières sont achetées par « paquets » d’une douzaine d’épisodes et les programmateurs attendent de voir si elles fonctionnent pour en acquérir la suite. Ces programmes peu coûteux et diffusés en masse, sont toujours programmés de manière aléatoire et appauvrie (saisons incomplètes, épisodes diffusés dans le mauvais ordre, doublages rarement à la hauteur de la version originale, transcription sur seize millimètres alors que l’original est filmé en trente-deux, etc.) et permettent de remplir les grilles facilement malgré les quotas de productions étrangères à respecter313. Les réactions du public ne sont pas positives et les élites intellectuelles (ainsi que

beaucoup de parents, ce qui n'est pas sans rappeler les accusations portées aux autres formes sérielles précédemment étudiées) accusent ces programmes d’abêtir leurs enfants. Pourtant, selon Vincent Broussard, directeur des acquisitions de France Télévision, « au début des années 1980, entre 8 et 12 % seulement de la production américaine était diffusée en France314 ». C’est en 1986

que Jacques Chirac, alors premier ministre, annonce la privatisation de TF1 et le 1er mars 1987

apparaît une deuxième chaîne privée généraliste : M6.

Le début des années 1990 est marqué par le regroupement des chaînes publiques sous le nom de « France Télévision ». Antenne 2 devient France 2 et FR 3 change son nom pour France 3. En 1992 est créée Arte, chaîne franco-allemande à vocation culturelle lorsque La Cinq cesse d’émettre le 11 avril. Deux années plus tard, La Cinquième voit le jour et partage le même canal hertzien qu’Arte. La première diffusera ses programmes en journée tandis que la seconde émettra le soir. La grille de programme des chaînes dans les années 1990 se résume à diffuser des séries étrangères ou des productions AB315 la journée et des films ou téléfilms (unitaires ou récurrents) le

soir. TF1 prend le parti de divertir ses téléspectateurs avec des programmes populaires et ne s’en

313 Guillemette Faure, « L’économie du marché », in Les Inrokuptibles hors-série, op. cit.

314 Vincent Broussard, cité par Guillemette Faure, « L’économie du marché », in Les Inrokuptibles hors-série, op. cit. 315 Cette décennie est marquante pour le public pré-adolescent de l’époque car c’est l’époque des productions « AB »

sur TF1. Diffusées dans le cadre du Club Dorothée, toutes ces séries sont des spin-off ayant pour origine Salut les

Musclés (1989-1994). Des feuilletons comme Premiers baisers (1991-1995), Hélène et les garçons (1992-1994), Le Miel et les abeilles (1992-1997) ou Les Filles d’à côté (1993-1995) ont ce point commun qu’ils sont tournés

rapidement et avec très peu de moyens. En résultent des dialogues pauvres et des situations irréalistes voire totalement invraisemblables dans des sitcoms ultra-colorés aux effets comiques traditionnels.

cache pas pendant que les chaînes du groupe France Télévision la singent pour attirer le public. Seule M6 tire son épingle du jeu en misant sur une stratégie de contre-programmation visant à attirer les jeunes téléspectateurs à travers la multiplication de séries américaines. C’est d’ailleurs grâce au travail entamé par la « petite chaîne qui monte » que le regard des Français sur la série télévisée commence à évoluer316.

L’évolution des séries et de la télévision française est due à plusieurs facteurs. Les progrès technologiques comme l’abondance des chaînes disponibles et l’importance prise par la diffusion de séries américaines ont contribué à la rendre possible. Comme nous l’avons déjà évoqué, celles-ci étaient tout d’abord utilisées pour combler les périodes de creux dans les grilles des programmes des chaînes. Ces programmes étaient, dès leur diffusion française, amputés d’un certain nombre de leurs caractéristiques (ordre des épisodes, etc.) et ne pouvaient être vus que par un certain public. En effet, leur diffusion en cours de journée privilégie comme public cible les jeunes. Canal Jimmy diffuse les séries américaines en vogue outre atlantique comme Friends, Star Trek ou Twin Peaks en version originale, et y fait adhérer un nombre restreint de téléspectateurs. De plus, cette même chaîne consacre de façon bimensuelle une émission traitant des séries au cas par cas ou sous l’angle du genre : Destination séries (1992-2002).

Ce type d’initiative renforce l’intérêt alloué à la production sérielle et marque les débuts de la critique de fiction télévisuelle. Celle-ci sera redoublée par l’intérêt grandissant que lui offrent certains auteurs comme Martin Winckler317 et par l’édition d’ouvrages de fond. La création en 1993

de la chaîne Série Club ajoute à cela un désir de défendre la série télévisée et d’en modifier la réception et la perception. Au même moment, M6 bouscule les codes de la grille des programmes en diffusant des séries américaines en prime-time. La première, X-Files (tout d'abord renommée Aux frontières du réel), série mêlant habilement le fantastique et la science fiction donc, est diffusée le samedi soir à raison de deux ou trois épisodes d’affilée et va générer un véritable engouement de la part du public. La chaîne mise alors sur cette contre-programmation et lance « La Trilogie du samedi » en 1997 dont le but est de diffuser trois séries fantastiques ou de science-fiction différentes en s’appuyant sur l’effet d’appel qu’elles sont susceptibles de produire entre elles. Le public découvre alors Buffy contre les vampires, Charmed, Roswell, Le Caméléon (1996-2000), Smallville (2001-2011) et bon nombre d’autres programmes. Les autres chaînes vont par la suite « imiter » ce type de programmation des séries. France 2 avait déjà pris le pari de diffuser Urgences le dimanche soir, autrefois réservé à un film de cinéma, dès 1996 et continue sur sa lancée en acquérant les droits de la série Friends. M6 contre-attaque en 1998 en offrant un soir de la semaine à Ally McBeal

316 Jean-Jacques Jelot-Blanc, Télé Feuilletons, éditions Ramsay, 1993.

(1997-2002) qui, elle aussi, rencontrera un franc succès. Dès lors, l’expansion de la « diffusion de qualité » des séries américaines dans le paysage audiovisuel français ne va cesser de croitre318.

Il faudra passer le nouveau millénaire et des séries comme FBI Portés disparus (2002-2009) en 2004 et Cold Case (2003-2010) afin que le service public batte le privé en termes d’audience. La première chaîne, afin de ne pas perdre sa suprématie, riposte en leur opposant Les Experts dès mai 2005. Cette dernière recueille plus de téléspectateurs que n’importe quelle fiction française diffusée sur la même chaîne. Quelques mois plus tard, TF1 consacre ses soirées du samedi à la série fantastique Lost en misant sur son scénario original et ses multiples rebondissements. La stratégie fonctionne mais s’essouffle rapidement à cause de la lenteur de la diffusion française, bien en retard en comparaison de ce que le public peut trouver sur la toile, de la diffusion parfois désordonnée des épisodes de certaines séries qui ne permettent pas de comprendre l’évolution des personnages (pourtant indispensable pour toutes les séries réalisées après les années 1990) et d’un doublage bâclé. Depuis ce moment, la politique de TF1 est de diffuser très régulièrement des épisodes des Experts en prime-time. La chaîne élargit ensuite son offre en s’ouvrant à la série médicale (Dr. House et Grey’s Anatomy).

À présent, les chaînes françaises signent des accords pour avoir des droits de premiers regards sur ce que les studios préparent et obtiennent ainsi des output deals, à savoir la possibilité d’acheter l’ensemble des séries produites par un studio. Ainsi, TF1 a la main mise sur les fictions Universal, Warner et Sony et M6 sur celles produites par Fox, CBS et Disney319. Malgré l’atout

commercial que revêtent les fictions sérielles, celles-ci continuent d’être mésestimées par les programmateurs français et sont très souvent encore utilisées pour combler la grille des programmes de la journée et de la nuit. Pourtant, de la part du public, elles ont depuis bien longtemps acquis une légitimité320.

Les évolutions techniques des années 2000 vont obliger les téléspectateurs français à modifier leur manière d’appréhender le médium. L’accès à la télévision par satellite, au câble ou même à Canal Plus se démocratise et chacun peut maintenant y avoir accès à moindres frais. En 2005, l’offre télévisuelle en France est décuplée par l’arrivée de la TNT (Télévision Numérique Terrestre) et de ses chaînes spécialisées. Parallèlement, l’essor des ventes de séries en DVD permet au plus grand nombre de jouir des fictions dans le respect de leur création. Par ailleurs, il devient de plus en plus difficile pour les chaînes d’attirer un spectateur dont l’attention est déviée sur les nombreux écrans faisant à présent partie du quotidien. Il est maintenant possible de voir les

318 Marjolaine Boutet, op. cit.

319 Guillemette Faure « L’économie du marché », in Les Inrokuptibles hors-série, op. cit. 320 Marjolaine Boutet, op. cit.

programmes télévisuels en direct ou en rediffusion sur l’écran d’ordinateur ou même sur celui du téléphone portable. Le spectateur cherche une autonomie et s’émancipe donc du cadre rigide de la grille des programmes. Pour contrer cela, TF1 crée un nouveau type de programmation totalement opposée au modèle américain : la diffusion par paquets de plusieurs épisodes d’une même série à la suite. Ce système a ses limites mais permet une diffusion plus rapide et assure à la chaîne de retenir l’audience pendant toute la durée du prime-time. Il n’est pas rare d’ailleurs que les chaînes françaises mettent au jour un univers fictionnel et se fassent ensuite doubler par internet qui offre au téléspectateur affamé les épisodes déjà diffusés outre-Atlantique. Leur chance de perdurer se trouverait donc dans la production et plus dans la diffusion. Or, les chaînes mineures de la TNT n’ont pas les moyens financiers adéquats à ce type de projets.

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