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Le fantastique : inscription d'un genre séculaire dans le médium-série

Chapitre 1 : La question du surnaturel dans la série télévisée fantastique

1. Le phénomène surnaturel

1.1 La crise de la subjectivité

Finalement, il apparaît que la forme ou l'aspect du surnaturel n'importe que peu :

Qu'il s'agisse de fantômes, d'aberrations spatio-temporelles ou de folie, toutes ces manifestations ont pour point commun de perturber profondément l'équilibre intellectuel du personnage, et par ce biais de remettre en question les cadres de pensée du lecteur lui-même. Ces manifestations, malgré les figures très différentes qu'elles revêtent, peuvent être regroupées et désignées sous le terme générique de « phénomène343 ».

Nathalie Prince ajoute qu'« en tant que surgissement du surnaturel, le fantastique s'apparente au foudroiement d'une conscience344 ». En d'autres termes, l'apparition du phénomène proprement

hors de la nature s'accompagne toujours, selon elle, d'une « crise de la subjectivité345 » qui touche le personnage. Le récit fantastique est alors « l'exploration d'une conscience qui éprouve la remise en cause radicale de ses valeurs346 ». En 1951 déjà, lorsque Pierre-Georges Castex publie sa thèse Le

Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, l'auteur pointe du doigt, et il sera pendant longtemps le seul, l'importance du personnage et de sa conscience. Pour lui,

le fantastique […] ne se confond pas avec l'affabulation conventionnelle des récits mythologiques ou des féeries, qui implique un dépaysement de l'esprit. Il se caractérise au contraire par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle ; il est lié

342 Catherine Johnson, op. cit.

343 Joël Malrieu, Le Fantastique, Paris, Hachette,1992, p. 48. 344 Nathalie Prince, op. cit., p. 15.

345 Idem.

généralement aux états morbides de la conscience qui, dans les phénomènes de cauchemar ou de délire, projette devant elle des images de ses angoisses ou de ses terreurs. « Il était une fois », écrivait Perrault ; Hoffmann, lui, ne nous plonge pas dans un passé indéterminé ; il décrit des hallucinations cruellement présentes à la conscience affolée, et dont le relief insolite se détache d'une manière saisissante sur un fond de réalité familière347.

Or, si c'est vrai dans la littérature fantastique du XIXe siècle par le recours sémantique aux modalisateurs dans des textes écrits à la première personne, cela ne peut rendre tout à fait compte de l'effet produit sur les personnages de séries. En effet, ces œuvres ne nous font pas pénétrer la conscience des protagonistes et nous n'avons ainsi pas accès au doute et à l'affolement qui saisissent le narrateur littéraire face à l'impossible. Pour autant, les personnages n'y restent pas insensibles et ressentent toujours un moment d'effroi ou d'hésitation. Ceux-ci sont cependant rapidement évacués et ils doivent souvent se rendre à l'évidence : le surnaturel est possible. Si ce passage de l'acceptation y semble plus simple, c'est que dans la série fantastique, ce moment de crise est rarement individuel, et le surnaturel bien moins discret. Ainsi, Rick Grimes dans The Walking Dead peut, dans l'épisode pilote, subir cette crise lorsqu'il se réveille, à la suite d'un coma, plongé dans un monde post-apocalyptique où la race humaine a été en partie décimée par des hordes de morts- vivants348. Pendant la première partie de cet épisode, il se retrouve seul dans un environnement

hostile où rien ne peut lui indiquer ce qui s'est passé.

Les scénaristes n'insistent que peu sur la crise qui potentiellement serait supposée le traverser, les attaques des rôdeurs ne lui laissant finalement que peu de temps pour s'interroger sur l'improbabilité des événements auxquels il est confronté. De même, dans ces séries, la présence puissante du surnaturel ne laisse que peu de place au doute de son effectivité. Quoi qu'il en soit, le personnage se retrouve toujours conforté dans l'idée que le phénomène est avéré, puisque très vite il est rejoint par d'autres protagonistes eux-mêmes témoins de l'étrange. Dans la série, l'existence du surnaturel ne peut expliquer le fantastique qu'en rapport avec la manière dont le spectateur conçoit les phénomènes dont il est témoin à travers l'écran, car très vite l'ensemble des protagonistes ne le ressentent plus comme relevant de l'impossible. Certes, les survivants de The Walking Dead ne comprennent pas ce qui pousse les morts à se relever, mais cela ne les étonne plus de croiser un cadavre en putréfaction dévorer un autre être humain au coin d'une rue. De même, on sait que la plupart des habitants de Sunnydale dans Buffy the Vampire Slayer ne sont pas ignorants du fait que la ville soit infestée de démons et monstres en tous genres. Si certains habitants restent surpris lorsqu'ils se retrouvent confrontés à un événement étrange, d'autres en revanche n'y accordent plus

347 Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, Éditions José Corti, 1951, p. 8.

348 Frazier Moore, « Walking Dead walks tall as bizarre human drama », ABC News Entertainment, en ligne : http://abcnews.go.com/Entertainment/wireStory?id=12119405, 11 novembre 2011, consulté le 14 Juin 2014.

aucune attention particulière349. Précisons que pour fonctionner, l'univers fictionnel mis en place par

la série doit tout de même montrer, au moins brièvement, la crise de la subjectivité traverser les personnages puisque ceux-ci sont supposés vivre au départ dans une copie du monde réel du spectateur. Dans le flash-back sur l'appel de Buffy dans « Acathla, Première partie » (saison 2, épisode 21), nous découvrons ainsi l'incrédulité de la jeune fille face aux propos de son premier Observateur, Merrick, et l'effroi qu'elle ressent lors de son premier combat avec un vampire. Très rapidement, de la même manière que le doute n'est plus possible pour le personnage, le spectateur est obligé de reconnaître que dans ces univers sériels le surnaturel est possible. Dès lors, il n'a de sens que pour lui, c'est-à-dire pour nos consciences rationnelles qui nous poussent à prendre de la distance et à envisager que ce qui se trame à l'image va à rebours de notre propre réalité350.

On trouve cependant des exemples de séries dans lesquelles une réelle crise de la subjectivité du personnage est palpable. Wonderfalls nous narre ainsi les aventures de Jane Tyler, jeune femme désabusée et vendeuse de souvenirs aux pieds des chutes du Niagara, qui voit son quotidien ennuyeux transformé lorsque des objets aux formes animales se mettent à lui parler et à lui dicter son comportement. Même si ce synopsis, relecture du mythe de Jeanne d'Arc, manque quelque peu d'originalité, voire d'intérêt, force est de constater que la série a le mérite de développer le malaise de Jane, convaincue qu'elle devient folle face à l'incrédulité de son entourage vis-à-vis de son comportement. Et le pilote entretient tout à fait cet espace intermédiaire entre effectivité du surnaturel (les objets ont réellement pris vie) et crise de la subjectivité (tout ceci n'est qu'affaire d'un dérèglement de la psyché du personnage) puisque la jeune fille semble être la seule à observer ces faits étranges. Certes, les actions que ses visions la poussent à faire sont à ce point curieusement orientées dans le but d'améliorer le quotidien des autres personnages qu'on aurait tendance à les accepter pour effectives, mais il n'en reste qu'on ne peut ici facilement trancher.

Dès lors, « apparenté à l'émergence du surnaturel, le fantastique relève d'une esthétique de la conjonction des improbables et des contradictoires351 ». On pourra qualifier alors de surnaturaliste

toutes les œuvres sérielles dans lesquelles des phénomènes allant à l'encontre de la nature de notre réalité se manifestent. Le spectateur est conscient lorsqu'il regarde des séries comme Once Upon a

349 Il suffira pour s'en convaincre de voir comment à la fin de la troisième saison, Buffy se rend compte, lors du bal de fin d'année, que tous les lycéens sont conscients des phénomènes étranges dont la ville est imprégnée. Forte de cette découverte, la jeune fille les emploiera pour mener le combat final contre le Maire Wilkins changé en serpent géant. On pourrait également s'interroger sur la crédulité de certains personnages, dont des explications bancales suffisent à expliquer ce qui est étrange. Ainsi, cette invitée à l'anniversaire de Buffy dans la sixième saison, qui accepte tout simplement que l'apparence physique du démon Clem soit due à un problème de peau ; idem pour la famille Harris lors du mariage avorté de Xander avec l'ex-démone Anya.

350 En effet, même si certains spectateurs objectaient en précisant que nous n'avons peut-être pas conscience de tout ce que notre monde recèle, il n'en reste pas moins que ces phénomènes déployés dans ces œuvres sérielles ne sont attestés par aucune loi dans notre réalité.

Time ou encore Game of Thrones que le surnaturel, présent dans ces mondes merveilleux, s'oppose à sa conception du réel. On y confond, de la même manière que dans Buffy ou Walking Dead, « des genres naturels (l'humain est animal, le minéral est humain, etc.) et des catégories logiques (le mort est vivant, l'extérieur est intérieur, l'inanimé est animé, l'invisible se voit, le passé est présent, etc352 .)». Il est vrai que le monde fictionnel déployé dans Game of Thrones n'est pas une copie de

celui du spectateur, mais puisqu'il semble falloir pour le moment définir le surnaturel dans la série par le rapport qu'il entretient avec lui, il n'en reste pas moins que les phénomènes sont perçus par l'interprète de la même façon. Nous savons que dragons, sorciers et autres morts revenant à la vie ne se conçoivent pas réellement. Pourtant, dans Game of Thrones, les protagonistes restent eux aussi surpris par le surgissement d'un surnaturel dont seules les légendes et quelques rares reliques attestent de l'existence passée. De même, les scénaristes ont choisi de conserver la ligne directrice imaginée par l'auteur George R. R. Martin en plaçant le surnaturel en filigrane. Aussi, celui-ci ne peut être au départ vu comme une motivation au cœur de la narration comme il peut l'être dans la plupart des séries que nous convoquons ici. Il semble n'être au premier abord qu'un prétexte, un arc narratif en retrait puisqu'il n'apparaît que sous les traits d'êtres mutiques dont on ne comprend pas réellement les origines ni les motivations. Mais très rapidement avec l'intervention de la prêtresse Melisandre et surtout avec l'arc narratif affilié au jeune Bran Stark, le spectateur comprend que le surnaturel sera au cœur de l'intrigue et qu'il en sera même probablement la clé :

Désormais, le surnaturel a acquis une véritable épaisseur dramatique et ne peut être vu seulement comme un accessoire obligé de la fantasy. Deux raisons expliquent cette inflexion. D'un côté Bran a non seulement acquis des pouvoirs, mais il les a aussi perfectionnés. De l'autre, les créatures surnaturelles [que ses compagnons et lui] rencontrent sont douées pour la première fois de la parole. L'enfant de la forêt comme le Vervoyant ne sont pas des épouvantails mutiques. Raisonnés et intelligents, ils manifestent une volonté qui transparaît dans leur dialogue avec Bran et entendent intervenir dans la marche du monde où la violence se déchaîne353.

Ainsi, ces phénomènes, bien que prenant forme dans un monde bien différent du nôtre, n'en sont pas moins de la même teneur que les vampires révélant leur existence dans True Blood ou que Ben Hawkins, dans Carnivàle, capable de guérir des blessures par le simple contact des mains.

Le fantastique entre ici dans le royaume de l'extraordinaire. Il s'oppose au banal, au courant, à la réalité de tous les jours. Des dragons crachant le feu ne seraient guère fantastiques si l'on était exposé à en rencontrer quotidiennement au coin de la rue, comme des autos (pourtant aussi dangereuses puisqu'elles peuvent écraser). Le fantastique fait entrer dans un monde autre354.

352 Idem.

353 Stéphane Rolet, Le Trône de fer ou le pouvoir dans le sang, Tours, PUFR, 2014, pp. 97-98. 354 Anne Souriau, « Fantastique » in Vocabulaire d'Esthétique, Paris, PUF, 1990, p. 768.

Au sein des univers imaginaires des séries télévisées, le surnaturel ne l'est plus tant qu'au regard de notre conscience, confinée dans l'espace domestique. Apparaît alors la première hypothèse que formule Nathalie Prince et qu'il faut néanmoins nuancer vis-à-vis des personnages : ainsi délimitée, une série fantastique présenterait donc une contradiction à la raison du spectateur en lui donnant à voir des mondes diégétiques dans lesquels des événements surnaturels sont propres à se manifester.

À cet effet, le genre cinématographique (et par extension la télévision en tant que médium de l'image animée pour le moment) apporte à la théorisation du fantastique un ensemble d'oeuvres disparates permettant d'ouvrir considérablement notre propos. La définition de Todorov étant pour beaucoup le mètre-étalon des théories fantastiques, on constate alors rapidement qu'en ce qui concerne le cinéma

peu de films répondent à cette définition en toute rigueur, et même des films comme La Féline (Tourneur, 1942) ou Rosemary's Baby (Polanski, 1968) qui maintiennent l'hésitation du spectateur longtemps, finissent par trancher, du côté du surnaturel dans les deux cas. En général, on adopte au cinéma une définition générique, plus vague ; un « film fantastique » peut d'ailleurs ressortir à la science-fiction, à la « fantaisie héroïque », au péplum, etc355.

Bien que fort séduisante car elle permettrait de régler d'un coup les problèmes théoriques, on voit bien que cette tentative définitionnelle est bien trop vaste et finit par ne plus rien représenter. Partant d'une caractérisation du fantastique cinématographique similaire, Florent Montaclair tente d'en dégager des catégories356. Il en met ainsi au jour quatre allant du fantastique légendaire,

équivalent du merveilleux littéraire, dans lequel il distingue deux sous-catégories : le féerique prenant place dans un univers médiéval et présentant dragons, fées et sorcières357 et le démoniaque

dévoilant l'existence d'anges et de démons dans notre univers, au fantastique tératologique mettant en scène des monstres de tous horizons, en passant par le fantastique psychologique exploitant les zones sombres de la psyché humaine, pour finir par y inclure un fantastique scientifique dans lequel nous pourrions insérer toutes les œuvres traitant de la pataphysique358 qu'elles prennent place dans

notre monde ou dans un espace utopique. Cette catégorisation prend le parti de placer sous le signe du fantastique toute œuvre non-mimétique s'éloignant dès lors du réel. Même s'il est vrai que les œuvres de science-fiction ont cela en commun avec le fantastique au sens où nous l'entendons qu'elles présentent des mondes dans lesquels les lois connues peuvent être transgressées, nous ne pouvons pour autant pas les qualifier de fantastiques. Elles participent bien toutes finalement de

355 Jacques Aumont, Michel Marie, Dictionnaire critique et théorique du cinéma, Paris, Nathan, 2001, p. 76.

356 Florent Montaclair, Le vampire dans la littérature française 1820-1868, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010, pp. 197-198.

357 C'est d'ailleurs étrangement dans cette catégorie qu'il place le péplum.

l'éventualité de l'existence d'autres lois plausibles, mais elles n'en sont pas surnaturelles pour autant. Les œuvres de science-fiction appartiennent à des mondes fictionnels dans lesquels ces dites lois sont réelles, tout comme le fantastique suppose que l'existence de vampires et du surnaturel est possible dans une certaine mesure. Malgré tout, la transgression des lois physiques ou autres supposée par la science-fiction (ce que Montaclair nomme donc le fantastique scientifique) repose sur des origines scientifiques et est donc justifiée rationnellement lorsque le surnaturel du fantastique, lui, semble beaucoup plus difficile à saisir et est alors capable de se passer d'explication logique. Le spectateur acceptera plus facilement l'explication science-fictionnelle qui veut qu'Olivia Dunham de Fringe possède des dons de télékinésie suite au traitement médicamenteux au Cortexiphan dont elle a été la victime dans son enfance. Les principes de cette drogue imaginaire inventée par la diégèse sont présentés par son créateur et permettent de comprendre les conséquences que cela a eu sur le cerveau de l'agent du FBI. Cette solution imaginaire devient dès lors légitime car la réponse apportée semble finalement logique et réaliste. Même si le spectateur aura nécessairement besoin de suspendre son incrédulité pour y adhérer, cette réponse n'est à proprement parler pas surnaturelle.

En revanche, même si dans Buffy the Vampire Slayer on nous explique que les pouvoirs des Tueuses sont dus à l'ingestion forcée, des siècles auparavant, de l'essence d'un démon par une jeune fille, cette solution ne repose sur aucun prétexte réaliste. Le spectateur est forcé d'y adhérer comme étant une cause plausible de la diégèse car finalement elle reste une explication logique uniquement dans ce monde fictionnel. Le processus de suspension de l'incrédulité est malgré tout ici beaucoup plus difficile car il suppose parfois de pouvoir tout accepter des lois naturelles sans esprit critique. Lorsqu'on ne fournit pas au spectateur d'explication rationnelle, applicable dans notre réalité ou que celle-ci ne peut être sous-tendue par la pataphysique alors la réponse est surnaturelle : « Un récit [fantastique] doit convaincre par lui-même, s'imposer à l'imagination et à l'affectivité par sa seule présence. Alléguer une doctrine scientifique […], c'est invoquer un argument d'autorité359 ».

Finalement, cela rejoint les réflexions de Steve Neale au sujet du film de cinéma lorsqu'il avance l'idée que le spectateur qui se confronte à ce genre d'oeuvres fantastiques a conscience qu'il lui est nécessaire du suspendre son incrédulité pour accepter comme relevant du plausible ce qui relève du genre. Ce qu'il nomme la « vraisemblance360 » ne pose dès lors plus réellement de problème

puisqu'elle est acceptée socio-culturellement comme s'éloignant du réel, même si une partie des spectateurs peut toujours envisager que la manipulation de notre monde par le surnaturel puisse être effective :

359 Louis Vax, La Séduction de l'étrange, op. cit., p. 165.

Pour autant, toutes les œuvres qui représentent le fantastique posent des questionnements qui repoussent les limites de la vraisemblance socio-culturelle. Il peut être socialement accepté que les aliens/vampires/démons et les autres n'existent pas, mais s'ils l'étaient ? […] De plus, cela ne veut pas dire que ces genres ne dépendent pas de la vraisemblance socio-culturelle pour rendre leurs univers fictionnels plausibles ou crédibles. Au contraire, cette vraisemblance socio- culturelle est un outil particulièrement important dans ces genres361.

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