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L'influence gothique dans la sérialité anglo-saxonne

Du fantastique dans la sérialité

Chapitre 1 : La sérialité littéraire

3. L'influence gothique dans la sérialité anglo-saxonne

Si l'on souhaite approfondir une étude des liens qui existent entre la littérature par tranches et le genre gothique, il est nécessaire de se tourner à nouveau du côté des productions étrangères et plus particulièrement anglo-saxonnes. Le « Newgate novel » apparaît dans les années 1830 et est d'emblée critiqué à travers un nom qui rappelle celui de la prison londonienne. Ces fictions montrent l'intérêt de leurs auteurs pour les crimes et les châtiments qui en découlent. Ainsi, on essaie de coller à l'actualité en réactualisant les faits divers les plus macabres et en introduisant des personnages issus des bas-fonds, véritables antihéros. On voit également se refléter dans ces œuvres le manque de considération du petit peuple pour la justice pénale de l'époque, préférant la rendre lui-même plutôt que de laisser faire les autorités. Le « Newgate novel » devient le vecteur des critiques de la société de l'époque et de ses multiples transformations. Le lectorat populaire apprécie ces histoires, mais les intellectuels y voient toujours le danger de la démocratisation de la lecture. Danielle Aubry cite l'exemple de William Makepeace Thackeray qui condamne régulièrement le « Newgate novel » qui fait « des héros de (sic) voleurs de grands chemins117 ». En réalité, il est lui

aussi, comme beaucoup d'auteurs, partagé entre les changements dans la matière du roman et l'envie de profiter des avantages de ce nouveau mode de production.

Par ailleurs, le « blue book » (du nom de la couleur de sa couverture) commence à connaître une popularité chez les jeunes lecteurs récemment alphabétisés. Il consiste en fait à rééditer des romans gothiques populaires en les abrégeant dans des publications très bon-marché, sans jamais citer l’œuvre d'origine. Il ne s'agit pas encore ici de romans sérialisés mais ils vont tout de même permettre, grâce à la littérature de colportage, de maintenir actif le genre et de parvenir quelques décennies plus tard au « penny dreadful ». Ce dernier est d'ailleurs particulièrement reconnaissable à la manière dont sont construites ses couvertures :

Un frontispice composé d'une gravure terrifiante tirée d'une scène du texte118 ; sur la page 116 Danielle Aubry, op. cit., p.82.

117 Danielle Aubry, op. cit., p. 89.

118 On remarque pourtant, à l'étude, que certaines illustrations reviennent dans des « penny dreadfuls » complètement différents. Ceci est souvent dû au manque de temps et à des raisons économiques.

couverture, l'utilisation de doubles titres très accrocheurs (comme par exemple, The Black

Forest, or the Cavern of Horrors ! A Gothic Romance), d'une citation littéraire qui donne le

ton (tirée la plupart du temps de Shakespeare) et parfois d'un synopsis de l'histoire « horrible » dont se compose la brochure119.

Sur la période de soixante ans pendant laquelle le « penny dreadful » a régné, il est possible de dégager différentes périodes : les « blood types » ou « blood and thunder », qui présentaient des séries d'histoire, prévalaient des années 1830 aux années 1850 ; puis à partir des années 1860, on trouve les « dreadful types » qui décrivaient des aventures horribles pour les jeunes lecteurs. En réalité, même si ces fictions sont d'abord destinées aux jeunes garçons, et parfois jeunes filles, et aux classes sociales basses, elles étaient lues en cachette par tous. D'abord appelés « penny parts », ces livrets faisaient de huit à seize pages et étaient parfois coupés au beau milieu d'une phrase qui reprenait alors directement lors du numéro suivant. Un périodique religieux, The Boys' Own Paper, critiquait le « penny dreadful » considéré comme de la littérature pernicieuse et donc à bannir pour la simple raison qu'il relevait d'une édition hebdomadaire et que certains auteurs mêlaient des histoires sensationnelles au vice en utilisant par exemple des expressions tirées du jargon des voleurs. Les thèmes principaux en étaient d'ailleurs la violence, les aventures extrêmes, les crimes et punitions inhumaines à travers des sujets aussi variés que la trahison, l'emprisonnement, l'évasion et ses poursuites, les héritiers perdus et retrouvés et où se retrouvaient des personnages comme les femmes trompées, les voleurs de haut-vol ou les pirates. Le « penny dreadful » n'était pas à l'origine destiné aux jeunes mais ils en furent les plus enthousiastes. On pouvait en trouver partout dans les rues et certains de leurs auteurs seraient reconnus plus tard comme de grands auteurs. Charles Knight, un des éditeurs de l'époque, déclare que le « penny dreadful » était un art populaire et qu'il était accepté partout dans le monde : « Bien évidemment, la plupart des lecteurs de « dreadfuls » équilibraient ce genre de littérature avec des livres de meilleure qualité120 ». Les littéraires de

l'époque pensaient que lire des romans stimulait l'imagination et rendait une personne moins humaine en détruisant sa moralité. On croyait que la fiction corrompait le goût pour le bien et que plus cette littérature grandissait, plus la criminalité augmentait. Le 1er Juillet 1868, le parlement britannique tente d'arrêter le « penny dreadful » sous prétexte que cette littérature corrompt la jeunesse et la classe ouvrière :

[On constate] une lamentable augmentation de la criminalité infantile, largement attribuée à la propagation de publications bon-marché et de représentations théâtrales avec des personnages immoraux, qui corrompent les enfants de la classe inférieure, et stimulent en eux une

119 Danielle Aubry, op. cit., p. 90.

prédisposition à la malhonnêteté et au vice121.

Or, la majorité de ses détracteurs n'ont jamais lu de littérature de colportage et savent seulement que le « penny dreadful » a supplanté le « chapbook » en revenant au roman gothique et à ses histoires de meurtres, d'horreur et de terreurs surnaturelles. De vrais succès voient le jour comme Black Bess ; or, the Knight of the Road d'Edward Viles publié pendant cinq ans du printemps 1863 au printemps 1868 (environ deux cent cinquante quatre épisodes) s'inspirant d'un vrai criminel, Richard Turpin, pour héros. Ou encore la série des « Jack Harkaway » publiée dans Boys of England de Novembre 1866 à Juin 1899 (entre huit cents et neuf cents épisodes). Wagner, the Wehr-Wolf (1846-1847) de George W. M. Reynolds est un bel exemple de ce que ces publications avaient à offrir. On y retrouve bon nombre de motifs narratifs maintes fois abordés, de répétitions dues à la nécessité d'écrire le plus de lignes possibles et de personnages creux et prévisibles. Mais plus que tout, c'est la place accordée à la violence gratuite et à la luxure qui mérite notre attention. En effet, à travers ce « voyeurisme sadique », Reynolds attaque les conditions de vie difficiles des pauvres du XIXe siècle et prend dès lors la défense des marginaux en ne les punissant pas de mort.

Malgré leur popularité la plupart des « penny dreadfuls » n'ont pourtant pas passé la diffusion en « penny parts » du fait de leur longueur trop conséquente pour l'époque. C'est bien la multiplication des personnages et des intrigues à travers les années de publication qui ont empêché bien souvent ces œuvres d'être publiées : il n'était pas concevable d'éditer en plus de trois volumes des récits foisonnants d'histoires et de protagonistes, qui plus est des récits dans lesquels le lecteur risquait de se noyer, incapable d'en comprendre le sens moral122. De même, il est très souvent

difficile d'associer un « penny dreadful » à son auteur. Ainsi, on a longtemps attribué par erreur la rédaction de Varney the Vampire (1845-1847) à Thomas Peckett Press, alors que son véritable auteur est James Malcolm Rymer. Dans ce très long « penny dreadful », l'auteur actualise la figure du vampire et annonce ce que sera le « sensation novel » des années 1860. Le vampire, Sir Francis Varney, décrit comme étant d'une laideur épouvantable, y apparaît tout d'abord comme un monstre représentant les travers de la société de l'époque lorsque dès les premières pages, il s'introduit dans une chambre un soir d'orage et y attaque une jeune fille, Flora Bannerworth, avant d'être mis en fuite par le frère et le fiancé de celle-ci. En réalité il « devient la projection de forces oppressives capitalistes réelles123 ». Le roman oscille d'ailleurs toujours entre le raisonnable et le surnaturel,

121 Extrait du discours du 1er Juillet 1868, cité par Vicki Anderson, op. cit., p. 56 (je traduis).

122 À cela il faudrait également ajouter la mauvaise qualité des éditions des « penny dreadfuls » qui étaient aussitôt jetés une fois lus, ou utilisés comme combustible.

exploitant le motif de l'homme de science incrédule, le docteur Chillingworth, et remettant même en cause pendant les deux premiers volumes la nature vampirique de Varney. Pourtant, les diverses péripéties que mène le personnage l'amènent à « mourir » à plusieurs reprises. L'auteur sème dès lors le doute dans l'esprit de son lecteur, tout en le maintenant en haleine quant aux réponses apportées, et va même jusqu'à humaniser son personnage en lui prêtant des regrets, voire une véritable aversion au sujet de sa condition monstrueuse. Ces introspections le pousseront d'ailleurs au suicide à la fin du roman, écœuré par une vie constituée d'horreurs124. Le lecteur est alors à même

de s'identifier à lui. Rymer apporte enfin une réponse à cette ambiguïté manichéenne dans le troisième volume lorsque le doute sur la condition vampirique de Varney n'est plus possible. Avant cela, le défaut de la matière étirable à souhait du roman par tranches se sera déjà fait sentir : les intrigues sont nombreuses (autres antagonistes plus mauvais que le vampire, réflexions sur sa condition, etc.) et s'entremêlent à un tel niveau que les erreurs sont nombreuses, l'auteur n'a plus alors qu'à compter sur l'oubli du lecteur sur certains détails de l'histoire pour que celle-ci paraisse totalement cohérente.

Dans le « penny dreadful », le gothique, le mélodrame et le réalisme se mélangent et constituent des intrigues dans lesquelles l'irrationnel peut apparaître à la manière de rêves (prémonitoires ou non) et où les mystères, les complots et les meurtres sont monnaie courante dans des lieux, autrefois hermétiques, allant des bas-fonds aux salons bourgeois. Sans doute cela est dû à l'essor du commerce de la littérature et sa popularisation : le château gothique où vivaient autrefois les monstres et les reclus est maintenant cette ville dans laquelle évoluent les criminels et les marginaux qu'ils soient issus de la tradition fantastique ou non. À partir de 1860, la maison d'édition Beadle and Adams commence à publier des « dime-novels » aux États-Unis en rééditant des « penny dreadfuls » du fait de leur grande popularité, de leur capacité à être rentables financièrement, mais surtout grâce aux lois qui permettent encore de réimprimer toute matière venue d'Angleterre sans avoir besoin de rémunérer l'auteur ou les illustrateurs.

Par ailleurs, aux XVIIIe et XIX siècles, la littérature américaine est à la recherche d'une autonomie culturelle. Elle cherche à s'émanciper d'un modèle littéraire qui n'est que le reflet de celle du vieux continent. Comme toute colonie, les modes y sont calquées avec quelques années de retard et le premier roman à être imprimé en Amérique est anglais. Ainsi, dans les romans typiquement américains, comme ceux de Charles Brockden Brown, on retrouve des caractéristiques propres aux romans gothiques de l'anglaise Ann Radcliffe : les mystères surnaturels y sont toujours expliqués rationnellement, cette fois sur fond de forêts américaines peuplées d'indiens. Le fantastique

124 La mort que Rymer offre à Varney est significative de l'étirement propre à la matière sérielle : pour éviter toute continuité possible, le vampire se jette dans le Vésuve.

américain au XIX siècle se situe très souvent en Europe et les thématiques reprennent celles du continent à travers par exemple les Contes d'un voyageur de Washington Irving, réécritures de récits allemands et français. Ainsi, la tradition du roman gothique anglais va peu à peu profondément s'enraciner en Amérique sans même prendre la peine de renouveler ces fonds. On voit alors apparaître des histoires de fantômes, de vampires ou même d'objets maudits. La veine fantastique américaine semble se nourrir de la mode anglaise pour le conte surnaturel due au climat menaçant de Londres. Malgré tout, « la littérature fantastique américaine, au XIXe siècle, se soumet à l'impact de la mode plus qu'à l'impact naturel. Corollaire direct : elle présente peu d'originalité thématique et se contente de reprendre, comme nous l'avons vu, les grands thèmes européens125 ».

Pourtant, on peut tout de même affirmer qu'elle est à la fois nouvelle de par son apparition tardive et ancienne puisqu'elle trouve son origine dans la littérature d'épouvante anglo-saxonne. On ne peut donc pas réellement parler de fantastique américain au XIXe siècle puisque celui-ci, si tant est qu'il existe, se contente de réemployer les fonds du gothique anglais. Jacques Finné, spécialiste de la littérature fantastique américaine, défend l'idée qu'on a tendance à voir en Edgar Allan Poe le premier conteur fantastique purement américain. Or, chez lui, le fantastique prend très souvent place en Europe. Il préfère conférer ce titre à Nathaniel Hawthorne, auteur de La maison aux sept pignons où il dépeint la malédiction ancestrale émanant d'une vieille demeure. Dans ses romans, le lecteur est plongé dans l'Amérique des pionniers avec ses villes et ses forêts inquiétantes. Chez Hawthorne, « le château hanté est devenu forêt, avec ses pièges et ses terribles Indiens – voilà bien un des premiers exemples de fiction gothique naturalisée américaine126 » dans laquelle il met en

scène la futilité de l'être humain face à un monde qu'il ne comprend pas. Entre 1819 et 1820, Washington Irving, sous le pseudonyme de Geoffrey Crayon, publie en sept séries The Sketch Book qui recueillera trente-quatre essais et histoires courtes dont deux de ses histoires les plus connues : Rip Van Winkle et The Legend of Sleepy Hollow. L'ensemble regroupe une douzaine de récits fantastiques se rapprochant davantage des légendes et récits folkloriques que du véritable récit fantastique et est le premier ouvrage américain à connaître un véritable succès en Grande-Bretagne et en Europe.

Bien que peu nombreux, les auteurs fantastiques américains du XIXe siècle ne méritent pas tous d'être cités. Mentionnons tout de même George Lippard qui se distingue des autres de par son long feuilleton paru pendant un an à partir de 1844 : The Quaker City : or the Monks of Monk Hall. A Romance of Philadelphia's Life, Mystery and Crime. Pour Jacques Finné, il s'agit du paroxysme du gothique qui accumule les intrigues compliquées qui s'enchevêtrent sans fin :

125 Jacques Finné, Panorama de la littérature fantastique américaine, Liège, Éditions du C.L.P.C.F., 1993, p. 26. 126 Jacques Finné, op. cit., pp. 33-34.

Le nœud de toutes les aventures : Monk Hall, immense bordel souterrain de Philadelphie, en 1840, sorte de Cour des Miracles, où les hors-la-loi et les amateurs de plaisirs frelatés se réunissent, se querellent, s'entretuent et forniquent. À la tête de ces joyeux drilles, un personnage haut en couleur évoque à la fois Quasimodo et Rigoletto – tout bon et tout mauvais. À ces ingrédients de base, ajoutons quelques jeunes débauchés, des séductions, réussies ou non, un inceste, une malédiction, deux ou trois fantômes, des visions, une victime enterrée vivante, une autre empoisonnée, un alchimiste, des vestales vierges, des pointes d'adultères, une pincée de viols, un zeste de pornographie et de nécrophilie, et nous obtiendrons, sans nul doute, une curiosité littéraire127.

Le roman gothique américain ne semble pas posséder de réel chef-d'oeuvre et prouve l'influence de l'Europe sur la littérature du Nouveau Continent à travers ce courant littéraire très limité dans le temps (à peine une trentaine d'années). Il faut d'ailleurs ajouter que la plupart de ces récits expliquent leur veine surnaturelle rationnellement, réduisant ainsi à néant des idées parfois originales. L'apport que le gothique américain a tout de même apporté au récit fantastique est ce glissement géographique qui remplace les fantômes par des Indiens, nous plaçant irrémédiablement dans un contexte réaliste. On est alors plus proche du fantastique tel que le conçoit Tzvetan Todorov128 que du gothique anglais.

Nous l'avons vu, l'influence mélodramatique et gothique qui prend possession de la littérature de masse du XIXe siècle est ainsi indissociable de l'essor du roman-feuilleton et du perfectionnement des presses rotatives. À travers plusieurs exemples, nous allons à présent tenter d'en montrer la portée.

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