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Le fantastique : inscription d'un genre séculaire dans le médium-série

Chapitre 1 : La question du surnaturel dans la série télévisée fantastique

3. Pour une définition du fantastique propre à la série télévisée américaine contemporaine

3.1. Insaisissabilité du fantastique sériel

La série fantastique n'est pas essentiellement œuvre de l'effroi même si elle produit une affection particulière due à l'ébranlement des croyances. En effet, le fantastique sériel ne peut s'envisager que si l'on a conscience de ce qui est rationnel et de ce qui ne l'est pas. Comme l'avance Roger Caillois,

Le fantastique manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel. […] Dans le fantastique, le surnaturel apparaît comme une rupture de la cohérence universelle. Le prodige y devient une agression interdite, menaçante, qui brise la stabilité d'un monde dont les lois étaient jusqu'alors tenues pour rigoureuses et immuables. Il est l'impossible, survenant à l'improviste dans un monde d'où l'impossible est banni par définition.[...] [Le fantastique] ne saurait surgir qu'après le triomphe de la conception

scientifique d'un ordre rationnel et nécessaire des phénomènes447.

Sa définition du fantastique s'appuie donc sur deux critères essentiels : la réception des-dits phénomènes par un personnage et l'espace dans lequel ils surgissent. Le fantastique vient alors apporter une contradiction et rend caduque l'ordre rationnel et moral qui gouvernait jusqu'alors le réel. Cela permet en outre à Caillois d'en distinguer en littérature les différents chemins empruntés par les récits liés à l'imaginaire. Merveilleux et science-fiction se distinguent du fantastique car les personnages et les espaces qu'ils mettent en jeu ne se fondent pas sur les mêmes principes de réalité. La définition de Caillois reste pourtant problématique pour la question qui nous intéresse car elle ne semble pas fonctionner dans les œuvres sérielles à partir de la fin du XXe siècle à la fois en ce qui concerne la réception du phénomène par les personnages et dans l'hypothétique espace réel qu'elles mettent en œuvre. Ses définitions permettent bien de clarifier les choses en ce qui concerne un certain pan de la littérature mais restent inadaptées en ce qui nous concerne car elles proposent une systématisation mécanique là où celle-ci semble ne pas se concevoir.

Le fantastique sériel contemporain est difficile à appréhender tant il est insaisissable et mouvant. En revanche, si on l'envisage davantage en rapport à la rationalité du spectateur, on se retrouve à même d'en démontrer les systèmes beaucoup plus clairement. Le fantastique n'est pas uniquement à envisager en rapport avec l'univers fictionnel mis en place. En effet, même en tentant de copier le plus fidèlement possible notre monde, l'irruption du surnaturel l'en éloigne nécessairement. Dès lors, le fantastique semble s'adresser essentiellement aux sentiments de celui qui le reçoit, c'est-à-dire l'interprète, le spectateur. Cependant, pour que ces sentiments, qu'ils soient appelés vertige, effroi ou angoisse, se puissent, il est nécessaire que les personnages perçoivent, au moins partiellement et temporairement, l'injure faite à leur propre raison et à leurs propres codes.

Quoi qu'il en soit, tous les exemples que nous avons convoqués semblent répondre à ce système et en cela peuvent finalement être regroupés malgré un certain nombre de différences. On n'y a finalement pas seulement peur du phénomène, mais surtout de ce qu'il implique et suppose sur les règles qui régissent notre monde. Certes l'existence de dragons dans Game of Thrones ne peut mettre en crise l'existence de notre univers puisque le premier n'en est pas une tentative mimétique, mais il en montre tout de même suffisamment le même principe appliqué à un monde totalement fictionnel. Trop de critères se contredisent selon les exemples convoqués pour que l'on puisse donner une définition systématique du fantastique sériel américain contemporain. Aussi, faut-il, il nous semble, l'envisager comme une catégorie globalisante dont les ramifications permettraient d'en déterminer les nuances. C'est ici que se cristallisent les différentes oppositions entre les théoriciens

du genre. Le fantastique est un genre évoluant, voire même un genre hybride qui semble s'inspirer à la fois des critères qui l'ont défini tout en s'ingéniant à contredire immédiatement ceux-ci : le fantastique du XIXe siècle n'est pas le même que celui du XXe. Et dans celui-ci, nous pouvons en trouver diverses définitions selon qu'on étudiera des œuvres littéraires, cinématographiques ou télévisuelles. Ces dernières mettent au jour des séries profondément hybrides, palimpsestes des essais antérieurs, et qui vont, à chaque tentative, remettre en cause les définitions génériques établies. Le fantastique sériel contemporain rend plus que poreuses celles-ci car il est à même d'appliquer certains critères sur des genres que l'on exclut d'emblée du fantastique. Nous savons que le merveilleux n'est pas le fantastique, or dorénavant, les critères génériques de ce premier peuvent en traverser les limites, finalement fines et floues. Fantastique et merveilleux ne peuvent plus être si nettement séparés dans la sérialité contemporaine, et plutôt que de convoquer le terme de fantasy448, nous défendons l'idée d'une singularité du récit sériel fantastique contemporain. Nous rejoignons ainsi l'idée que les définitions du fantastique sont nécessairement et intrinsèquement incomplètes et insuffisantes car « justement elles ne tiennent pas compte des états de croyance à l'époque où le genre utilise ces matériaux449 », ce que Nathalie Prince synthétise formidablement bien lorsqu'elle

dit :

Chaque époque véhicule ses propres peurs et le fantastique, protéiforme, évolue avec son temps. Ainsi, il serait né par scandale, par contraste, d'un siècle rationaliste, valorisant d'abord des bestiaires d'inspiration médiévale et inspirant ensuite des fantômes romantiques : en un temps où la raison est reine, nécessairement l'irrationnel est diabolique. Puis l'objet de la peur s'est déplacé vers une espèce de fantastique du réel, de fantastique du dedans et les monstres archaïques se sont écartés des territoires de l'étrange : on a surpris alors des horreurs intérieures, et l'on s'est effrayé non pas de l'absolument autre, mais de soi et des mystères de l'âme. Enfin des terreurs optiques ont resurgi, se plaisant à montrer des monstres sidérants, spectaculaires, excentriques. C'est le goût qui est touché alors, et des choses sanguinolentes, visqueuses, baveuses refont surface450.

Autrefois, les récits de l'étrange étaient transmis collectivement et oralement lors des traditionnelles veillées. Il est évident que ces histoires tiennent davantage de la légende populaire que du véritable récit fantastique. Avec les progrès techniques de l'imprimerie et l'alphabétisation croissante de la population, les pratiques changent et les veillées collectives sont remplacées par une pratique de la lecture beaucoup plus solitaire et intime. C'est au sein de celle-ci qu'apparait le fantastique. Et même si l'on peut trouver des thèmes communs aux récits de veillées et aux contes

448 D'autant plus que le terme « fantastic » existe aux États-Unis, comme nous l'avons démontré en introduction, selon une définition qui rejoint en tous points celle que nous démontrons ici : Gary Westfahl, « Fantastic », in The

Encyclopedia of Fantasy, op. cit.

449 Jean Fabre, Le Miroir de sorcière. Essai sur la littérature fantastique, op. cit., p. 66. 450 Nathalie Prince, op. cit., p. 106.

fantastiques du XIXe siècle, ils ne peuvent vraisemblablement pas être vecteurs des mêmes significations tant leurs publics sont différents. Peut-on comparer une histoire étrange racontée au coin du feu dans la campagne du XVe siècle et La Morte amoureuse de Gautier, trois siècles plus tard ? Et bien évidemment ce clivage ne s'arrête pas là :

L'idée qu'il puisse y avoir un mode de pensée et de représentation commun au XIXe siècle – et même de nos jours – à tous les individus repose sur une illusion propre à notre époque, due notamment à un certain nivellement social et idéologique. Mais au siècle dernier, il n'est rien de commun entre les paysans qui écoutent les légendes de leur pays à la veillée et l'intellectuel ou même la grisette parisienne qui se divertissent à la lecture de récits fantastiques451.

À cette idée de périodisation du fantastique, nous nous voyons obligés d'y ajouter celle du médium sur lequel s'inscrit le genre. Le fantastique participe d'effets de modes selon les époques, les craintes qui y sont liées et surtout le médium utilisé. Le définition du fantastique présent dans Le Horla de Maupassant n'est évidemment pas la même que celle du Dracula de Bram Stoker ; ces dernières sont profondément différentes du fantastique expressionniste de Murnau ; et celui de Buffy et de Twin Peaks l'en est d'autant plus. Le fantastique sériel contemporain ne peut évidemment pas être le même que dans le roman gothique.

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