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Le fantastique : inscription d'un genre séculaire dans le médium-série

Chapitre 1 : La question du surnaturel dans la série télévisée fantastique

2. Doute et hésitation fantastique : des limites de la théorie todorovienne

2.2. L'injure faite au réel

Nous l'avons vu, les oppositions naturel/surnaturel ou réel/irréel sont insuffisantes pour tenter de définir ce que serait le fantastique dans la série télévisée. De nombreuses théories du

fantastique s'attachent à le définir comme une opposition au réalisme, à la réalité et de fait, au réel. De là, on voit affleurer un semblant de raisons pour lesquelles nous avons tendance à utiliser des préfixes privatifs et donc très souvent négatifs lorsqu'on souhaite le caractériser. « Im/possible, im/probable, im/monde ; in/compréhensible, in/assimilable ; il/logique ; […] u/topie, u/chronie ; [...]392 ». La notion de réalisme semble alors véritablement être une base pour appréhender le

fantastique, tout du moins dans une certaine mesure, et il convient de l'approfondir. Pour Louis Vax, les univers fantastiques restent soumis à un principe réel premier qui fonde son discours théorique : celui du tiers exclu. Lorsque nous sommes face à une série dans laquelle un événement étrange a lieu, il n'y a que deux solutions possibles : le phénomène surnaturel s'y déroule effectivement ou ne s'y déroule pas du tout. Il n'existe pas de troisième possibilité, ni d'entre-deux393. Ne pas être capable

de répondre n'entrave en rien ce principe. Dans Awake, nous ne savons pas si Michael Britten vit effectivement deux vies dans deux réalités différentes ou s'il se les imagine simplement suite à un traumatisme. Or, on le voit bien, si les deux explications sont séduisantes pour le discours qu'elles tiennent ne serait-ce que sur le fantastique et le réel, elles ne peuvent objectivement coexister au sein de la diégèse : Michael ne peut à la fois rêver ces vies et les vivre réellement. Les univers fantastiques obligent donc à opérer un choix entre le réel et l'irréel.

Dans L'Air et les Songes, Bachelard avance l'idée que le psychisme humain fonctionne autour de deux principes fondamentaux dans notre rapport au réel. La première se fonde sur notre perception sensible du monde et cherche à « former une image du monde correspondant à ce que nous enseignent nos sens394 ». Elle procède ainsi du réel et permet de formuler des « certitudes

objectives395 » quant à notre représentation sensible du monde. Même si ces certitudes sont sans

cesse remises en cause et réévaluées à la lumière des nouveaux acquis de la connaissance, elles respectent les lois de la nature. À l'inverse, Bachelard note l'existence conjointe d'une fonction antagoniste liée à l'irréel. Celle-ci est bien évidemment liée au pouvoir de l'imagination et permet d'envisager des solutions imaginaires à des problèmes réels. C'est bien sûr la rêverie, mais aussi un formidable vivier d'idées menant à l'évolution des technologies. Les œuvres surnaturalistes appartiennent davantage à cette catégorie. Elles relèvent de l'imaginaire, mais pour se faire accepter il leur est nécessaire de convaincre un public qui rejette parfois toute liberté prise avec le réel. Il semble alors nécessaire de passer un contrat moral avec le public qui doit se laisser aller à imaginer une alternative au réel. Dans l'univers appartenant aux contes de fées de Once Upon a Time, toutes les créatures merveilleuses et les actes magiques font partie intégrante de sa réalité, il n'a jamais été

392 Sophie Geoffroy, « Théories du fantastique (1980-2005) : construction, déconstruction, reconstruction », op.cit. 393 Louis Vax, L'Encyclopédie du fantastique, op. cit., p. 923.

394 Christian Chelebourg, op. cit., p. 17. 395 Idem, p. 17.

mis en doute. Le spectateur est prévenu d'emblée qu'une partie de la diégèse ne présentera pas la magie comme surnaturelle grâce au titre de la série, qui comme dans les contes de Perrault, permet de franchir le pas, de glisser de notre réalité à celle, totalement différente, du merveilleux. Si dans cette œuvre, le discours est redoublé par la confrontation de l'univers féerique avec le réel, certaines font fi de tout ceci en donnant à voir des mondes fictionnels dans lesquels la magie est partout. C'est le cas de séries prenant appui sur des récits mythologiques comme Hercule ou Xéna la Guerrière. Ici, aucun personnage ne s'étonne de pouvoir converser avec les dieux de l'Olympe ou de voir une hydre surgir à tout moment. Pourtant, nous sommes dans une relecture des récits antiques, le spectateur sait donc que l'univers présenté n'est en aucun cas mimétique. Malgré tout, dès le générique, la voix-off nous rappelle que nous nous trouvons « À l'époque des dieux de la mythologie », supposant dès lors que la série prend place dans notre passé. Ces univers mythologiques s'éloignent des œuvres que nous avons convoquées jusqu'à présent dans la mesure où ils ne présupposent pas l'existence d'un monde débarrassé de toute magie possible. En ce sens, elles ne cadrent pas totalement avec la définition du fantastique sériel que nous tentons d'élaborer. Mais elles reposent tout de même sur la mise au jour d'éléments que le spectateur interprète d'emblée comme contraire aux règles de son propre monde. Quel spectateur sensé ira croire que les différents épisodes d'Hercule sont inspirés de faits réels ?

Les différentes théories sur le fantastique s'accordent sur le fait qu'il est un genre qui a nécessairement besoin du réel pour exister :

Le récit merveilleux est non thétique, c'est-à-dire qu'il ne pose pas la réalité de ce qu'il représente. Le « il était une fois » nous coupe de toute actualité, et nous introduit dans un univers autonome et irréel, explicitement donné pour tel. À l'inverse, le récit fantastique est thétique ; il pose la réalité de ce qu'il représente : condition même de la narration qui fonde le jeu du rien et du trop, du négatif et du positif396.

Cette remarque d'Irène Bessière, qui fonctionne tout à fait pour les contes traditionnels et les récits estampillés « fantastiques » du XIXe siècle, n'en reste pas moins presque inapplicable à nos récits sériels contemporains même si, à travers ses théories, elle démontre que le fantastique se doit de côtoyer étroitement le réel, ce que nous ne réfutons tout de même pas. Dans son Introduction, Todorov se réfère au polonais Witold Ostrowski qui, dans son article The Fantastic and the Realistic in literature397, tente lui aussi de définir le fantastique par la position qu'il prend vis-à-vis du réel. Il met ainsi en place un système représentant l'expérience humaine de la narration régi par huit pôles que Florent Montaclair explicite ainsi :

396 Irène Bessière, Le récit fantastique, poètique de l'incertain, Paris, Larousse, 1974, p. 36.

397 Witold Ostrowski, « The Fantastic and the Realistic in Literature, Suggestions on how to define and analyse fantastic fiction », Zagadnienia rodzajow literakich, IX, 1966, pp. 54-71, cité par T. Todorov, op. cit., p. 108.

- un ensemble de personnages qui se définit par un corps (matière vivante) et un esprit (conscience) ;

- un cadre de la narration, le monde des objets, signalés par la matière inerte et l'espace ; - une série d'événements, mêlant les éléments précédents dans une action ;

- une motivation de l'action régie par la causalité ou un et plusieurs buts ; - le tout s'inscrivant dans le temps398.

Toute œuvre réaliste correspond pour lui à ce système et un récit serait alors fantastique s'il déroge à une de ces règles en les transgressant. On peut ainsi constater que bon nombre de séries considérées comme fantastiques semblent obéir à ce principe : dans The Walking Dead la matière morte est capable de revenir à la vie, dans Awake l'esprit du personnage principal est mis à mal et remis en cause, des figurines et peluches, objets inanimés, se retrouvent doués de parole dans Wonderfalls, plusieurs espaces peuvent cohabiter dans divers plans existentiels dans The Lost Room, les sorcières d'American Horror Story Coven sont capables de remettre en cause les lois naturelles en ressuscitant les morts et montrent ainsi les limites de la causalité tout comme la quête d'immortalité de Fiona fait injure à la raison, et enfin dans Heroes le temps n'est plus une notion linéaire et indomptable. Cette systématisation a le mérite de mettre en avant l'idée que le fantastique ne peut se concevoir qu'à travers le prisme du réel. Pour Sophie Geoffroy, la nature ontologique du phénomène n'aurait finalement que peu d'importance car « seul compte ce face à face du sujet avec un morceau insécable et opaque du réel, non soluble dans le logos, impossible à assimiler ou à évacuer399 ». Ainsi, ce qui caractériserait réellement les œuvres fantastiques serait cette

confrontation du sujet avec un phénomène dépassant l'entendement humain et brouillant du même coup toutes ses catégories référentielles fondées sur le réel. Dès lors, elle fonde sa théorie sur ce décalage :

Ce décalage historique, épistémologique et culturel, diégétique, narratologique (d'ordre dialogique), et phénoménologique est dynamique et constitue la base d'une définition du fantastique non pas comme une structure […] mais comme une trajectoire hyperbolique entre deux blanks ou ellipses (manque et absence), d'une part du côté de l'expérience, du « réel », et d'autre part du côté de la saisie de cette expérience par le logos (la raison et le langage)400.

Une œuvre est dite fantastique si elle s'évertue à créer, à rendre sensible l'écart entre une expérience du réel et la manière dont le phénomène fait injure à cet empirisme premier. Pourtant, à trop s'appuyer sur le réel, on en vient à mettre de côté un des critères que nous avons présentés comme essentiel et qui est la présence effective du surnaturel. En effet, on peut objecter à cette

398 Florent Montaclair, op. cit., p. 194-195. 399 Sophie Geoffroy, op. cit.

théorie un certain nombre d'exemples dans lesquels un des huit pôles est transgressé sans que l'on puisse pour autant dire que l'oeuvre relève du fantastique. Dans Six Feet Under, les frères Fisher tiennent de très nombreuses fois des conversations avec leur père décédé ou encore avec les morts dont ils préparent les funérailles. Nous en rediscuterons lorsque nous aborderons la figure du fantôme, mais il faudrait réellement extrapoler pour voir ici une manifestation du surnaturel car on comprend aisément qu'il ne s'agit que de projections mentales, de fantasmes nécessaires au développement psychologique des personnages. Or, présentées à l'écran, ces manifestations transgressent tout de même une ou plusieurs lois d'Ostrowski bien qu'elles n'aient aucune incidence sur la causalité puisqu'elles ne sont que le produit de l'imagination des protagonistes. On peut constater le même procédé dans Ally McBeal où les projections mentales loufoques de l'avocate éponyme sont symptomatiques d'un potentiel dérèglement de la conscience. Utilisant les éléments du registre fantastique que sont les apparitions, ces séries ne sont pourtant pas fantastiques.

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