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Une sensualité persistante

2.7 1991-1994 : les derniers sursauts politiques

3 L’auto-organisation complexe

3.5 La conscience de la transition : L’antica moneta

3.5.1 Une sensualité persistante

Nombreux sont en effet les textes qui présentent la même totalisation à la fois du rapport intersubjectif et de l’espace/temps. C’est le cas de poèmes comme Dal melograno (Du

grenadier), Mia quaglia (Ma caille), Antica moneta (Monnaie antique), Compleanno (Anniversaire), Seguo la rondine (Je suis l’hirondelle), Foglietto d’autunno (Feuillet d’automne), Serenata (Sérénade)

et L.. Ces textes oscillent à leur tour entre adhésion luxuriante et répulsion, avec une prépondérance incontestable de la première. Par ailleurs, la plupart des poèmes relatant une adhésion totale du je à la sensualité d’origine maternelle affichent une tendance générale à

63 Voir ibidem, p. 67.

141

cette superposition entre le tu féminin et le paysage qu’on avait déjà constatée dans RAM. Elle agit par exemple dans un texte comme Dal melograno :

Dal melograno sui tuoi capelli cadono gocce rosse. Tu sei la donna dei trapassi stagionali con gli occhi di nebbia, quando le spume del mare salgono il monte

e marciscono gli ulivi. Sulla tua spalla piange l’uccello marino

perduto sopra gli argini dei fiumi e posa il tordo

la notte

che non ha più voglia.

Du grenadier sur tes cheveux

tombent des gouttes rouges. Tu es la femme

des transitions saisonnières aux yeux de brouillard, lorsque l’écume de la mer grimpe la montagne et pourrit les oliviers. Sur ton épaule pleure l’oiseau marin

perdu sur les berges des fleuves, s’y pose la grive

la nuit

qu’elle n’a plus envie. (PP1980, p. 51)

Alors que le quatrième vers indique que le tu est porté par une femme, le dialogue qu’entretiennent avec elle les autres êtres présents dans le poème, comme le « grenadier », l’« oiseau marin » ou « la grive », exprime la superposition entre elle et le paysage, ce qui est par ailleurs scellé par la comparaison de ses yeux avec un élément météorologique comme le « brouillard ».

Le sujet lyrique va encore plus loin dans Mia quaglia :

Della chiarissima quaglia che nasce sulla spiaggia agli approdi dei templi, nell’ora che la luna di marea rotola sabbia

e pesci luminosi, tu hai lo smarrimento e l’attonito canto. Conosci il canneto dove l’insetto sorpreso annega nelle gocce, il campo spiumato

alle pioggie meridiane del grano. Sul tuo collo

è giugno

stagione delle falci

De la cristalline caille qui naît sur la plage aux seuils des temples, à l’heure où la marée lunaire transporte sable

et poissons lumineux, tu as l’égarement et le chant stupéfait. Tu connais la cannaie où l’insecte surpris se noie dans les gouttes, tu connais le champ de blé plumé lors des pluies méridiennes. Sur ton cou

c’est juin

142 dal tenero filo,

luglio sulle spalle con steli d’avena, agosto sulla schiena dorme come un cacciatore.

au tendre fil, juillet sur tes épaules avec ses tiges d’avoine, sur ton dos

comme un chasseur dort le mois d’août. (PP1980, p. 53)

Ici, le tu féminin ne se contente pas de dialoguer avec d’autres êtres du paysage, elle est l’un d’entre eux, elle en reproduit même les comportements. Cela est le cas aussi du poème

Foglietto d’autunno, où l’aimée devient « la truite effrayée / chaque fois que tombe une

baie »65. Mais dans Mia quaglia, la superposition devient même vertigineuse à partir du vers

« Sul tuo collo », car c’est directement le plumage strié de la caille/femme qui est comparé au changement des saisons. Entre le tu féminin et le tu animal (et donc le paysage) règne ainsi la plus totale transparence, comme le soulignent trois vers du poème Serenata (« Tu es

de verre, / je vois mes mains / derrière ta nuque66 »), au point qu’on ne saurait pas dire si le

chant d’amour est dédié à une femme ou au paysage.

Toutefois, comme dans RAM, lorsque l’adhésion entre le je et le tu touche à son comble, elle peut aussi laisser sa place à la répulsion. On retrouve cela dans le poème Compleanno :

La tua palpebra oscilla come un lembo di spiaggia alla marea.

Caina nera,

femmina di tre ladroni, al tuo riso di cane tinniscono sul collo monete d’oro e cerchi di catene. Ondeggia su di te il carico del maschio, o galera d’immonda merce ad ogni porto rotta. Non conosci del fiume la pudica sosta ai sassi dell’estate ; ma il limo dei canneti colco ai tuoi giacigli e la piena autunnale

Ta paupière oscille comme un pan de plage lors de la marée. Ô noire Caina,

femelle de trois larrons, à ton rire de chien tintent sur ton cou des monnaies d’or et des cercles de chaînes. La charge du mâle ondoie sur toi,

ô galère à l’immonde fret, rompue à tout port. Tu ne connais pas

la halte pudique du fleuve devant les pierres de l’été, mais le limon des cannaies, étalé sur tes grabats, et la crue automnale

65 Ibidem, p. 67 : « […] tu la trota spaventata / ad ogni bacca che cade. »

143 che porta alle tue sponde

la pecora affogata ed i perversi pastori. Un altro anno

aggiungi alla specchiera, recane unguenti e pettini e un’altra treccia ai tuoi monili annoda.

qui mène à tes berges la brebis noyée et les bergers pervers. Ajoute une autre année à ta glace,

prends onguents et peignes, noue une autre tresse à tes colliers. (PP1980, p. 64)

À rebours de celui d’une femme aux mœurs légères, dont la sensualité est perversion,

Compleanno esquisse le portrait positif du tu/paysage. La pureté de ce dernier contraste avec

la lubricité de la « femelle » à laquelle le je poétique attribue le nom de « Caina », que Dante avait forgé pour désigner une zone précise de l’Enfer, c’est-à-dire le cercle qui accueille les âmes des ceux qui ont trahi et tué un ou plusieurs membres de leurs propres familles. En définitive, la répulsion suscitée par le tu féminin ne provient pas que de son trop plein de sensualité, comme c’était le cas dans RAM, mais aussi d’un sentiment de trahison ressenti par le je poétique. Il conviendra de revenir sur ce sentiment de trahison, car cela concerne une des grandes nouveautés de AM par rapport à RAM, c’est-à-dire l’apparition d’une nouvelle forme de désordre, à entendre cette fois-ci dans le sens de « mauvais ordre », et que nous appellerons Ordre, après Edgar Morin. Mais avant cela, il est opportun de montrer qu’outre l’adhésion totalisante que l’on vient d’analyser, un mouvement vers une auto-organisation transitionnelle du rapport intersubjectif est également à l’œuvre dans AM.