• Aucun résultat trouvé

Entre sensualité désordonnante et paysage imposant

2.7 1991-1994 : les derniers sursauts politiques

3 L’auto-organisation complexe

3.4 L’auto-organisation de Il ramarro

3.4.1 Entre sensualité désordonnante et paysage imposant

Dans la partie du chapitre biographique consacrée à RAM, nous avons constaté la présence débordante de la sensualité, dont l’origine était à chercher dans celle, tout aussi débordante, de la mère du poète. Centre de propagation formidable, la sensualité maternelle se propage dans de multiples avatars en formant ainsi un véritable réseau, qui subsiste également dans la dernière lectio de RAM, celle qui figure dans PP1980, notre texte de référence. La mère est aussi à l’origine de l’irruption de l’altérité dans l’horizon du sujet lyrique. Il nous incombe à présent de voir quelles sont les manifestations de l’apparition du désordre dans les poèmes de RAM ainsi que les réactions du je poétique. Avant cela, il faut tout d’abord rappeler que la relation intersubjective va de pair avec un rapport particulier à l’espace.

En effet, si on prête foi aux théories de la psychanalyse de l’espace, on découvre que cette dernière distingue trois types d’espace selon le type de rapport que le sujet entretient avec la figure maternelle : 1) un « espace immédiat », dans lequel leur rapport est symbiotique, 2) un « espace lointain », où l’autre maternel est au point le plus éloigné du sujet, et, enfin, 3) un « espace transitionnel », dans lequel le sujet sait composer avec la présence de la figure maternelle, car il a réussi à intégrer la « séparation » induite par l’apparition du père dans

le champ de l’enfant56. Ces trois types d’espace apparaissent dans RAM, notamment l’espace

de la symbiose.

Lorsqu’on passe en revue les seize poèmes qui composent la section de PP1980 intitulée

RAM, on s’aperçoit que la relation intersubjective entre un je et un tu est très présente. Même

dans les poèmes où cette relation n’est pas apparente, c’est-à-dire Ho sentito lo spaventevole (J’ai senti l’épouvantable), Pareti rosse d’aria (Des parois rouges d’air), et, pour finir, Questa noia (Cet ennui), la relation intersubjective reste toutefois sous-jacente, car dans ces trois textes la

55 Ibidem, p. 82.

56 Ibidem, p. 141-143. Collot s’appuie ici sur les travaux du psychanalyste Jean Guillaumin, dont il reprend notamment l’article « Le paysage dans le regard d’un psychanalyste ; rencontre avec les géographes », in Bulletin du Centre de Recherche

134

sensualité maternelle se transmet au paysage. Un paysage indivis, totalisant, qui correspond à l’« espace immédiat », où le je et le tu sont tellement proches que le premier est « envahi » par le deuxième, il en est absorbé. La totalisation concerne aussi bien le paysage naturel que le paysage humain, comme on peut le voir dans Ho sentito lo spaventevole :

Ho sentito lo spaventevole dialogo dei morti,

fatto di tarli

nei legni scuri delle sacrestie ; di colpi di piedi scalzi in grandi camere vuote, dove il lucore della candela si fissa negli angoli delle porte aperte,

delle cornici d’oro degli specchi ; di zirli di tordi

saliti dai laghi di nebbia.

J’ai entendu l’épouvantable dialogue des morts, fait de vers

rongeant les bois sombres des sacristies, de coups de pieds nus

dans de grandes chambres vides, où la lueur de la chandelle se fixe dans les coins des portes ouvertes,

des cadres en or des miroirs. Un dialogue fait de trilles de grives provenant des lacs de brouillard. (PP1980, p. 29)

Les vecteurs de la totalisation du paysage investissent plusieurs sens du sujet lyrique percevant. Le « dialogue des morts » touche notamment l’ouïe du poète (« Ho sentito »), d’autant que nombreux sont ses vecteurs sonores : les vers rongeurs, les pieds nus de quelqu’un, et, enfin, les trilles des grives. À la totalisation sonore du paysage naturel s’ajoute une perception visuelle provenant des coins des portes et des cadres de miroirs, une lueur figée qui restitue la totalisation immobile du paysage humain. Nous avions vu que l’une des modalités iconographiques de la dimension sensuelle du recueil en question était la répulsion. Ici la répulsion est à peine évoquée par la réaction effrayée (« spaventevole ») que le dialogue funèbre du paysage suscite chez le sujet lyrique.

La négativité du paysage s’accroît dans Pareti rosse d’aria, le poème dans lequel figure par ailleurs le lézard vert du titre du recueil :

Pareti rosse d’aria costringono le vie dei ramarri, degli insetti lucidissimi. L’ape è pesante l’erba tagliente

e non c’è orso che cerchi miele. La rondine ha voli

cortissimi.

Des parois rouges d’air imposent

un chemin aux lézards verts, aux insectes brillants. L’abeille est lourde l’herbe tranchante

et point d’ours en quête de miel. Infimes, les vols

135 de l’hirondelle57.

(PP1980, p. 34)

Solitaire au deuxième vers, le verbe « imposer » souligne la force de la totalisation du paysage investi par la sensualité maternelle. Face au désordre global introduit par la sensualité de l’Autre, le sujet lyrique esquisse une timide réaction, incarnée par les vols

« infimes » de l’hirondelle58.

Cette réaction du je poétique est d’autant plus salutaire que, dans le troisième poème de cette série, le désordre du tu prime sans conteste sur le je :

Questa noia, fuori del tempo, che non si raffredda fra la neve.

Ha spento gli spazi. è nel bicchiere, sulla tavola

più grande di due deserti. Sono inutile

più di un’ala secca di cicala.

Cet ennui, hors du temps, qui ne refroidit pas sous la neige. Il a éteint tout espace. Il est dans le verre, sur cette table

plus grande que deux déserts. Je suis plus inutile

que l’aile

morte d’une cigale. (PP1980, p. 37)

Bien que grimée en ennui, la force totalisante qui paralyse le sujet lyrique est bel et bien la sensualité du paysage. Souvent introduite par des images liées au domaine de la chaleur, ici l’ennui est en effet décrit comme incapable de refroidir. Comme dans les deux poèmes qu’on vient d’analyser, la sensualité est en outre omniprésente, tant dans le paysage naturel que dans le paysage humain. Contrairement à ce qui s’était produit dans Pareti rosse d’aria, aucun battement d’aile n’est possible à la cigale, dont la résistance éphémère face l’adversité est d’ailleurs un topos trop connu pour que le poète ne l’ait pas soigneusement choisie. Lorsque le je poétique apparaît clairement face au paysage, la situation n’est guère meilleure. Le gole veloci (Les gorges rapides) est en effet un aveu d’échec :

Le gole veloci degli uccelli migratori

Les gorges rapides des oiseaux migrateurs

57 Dans l’édition en question, ce poème apparaît à deux reprises, respectivement aux pages 34 et 36. Il s’agit évidemment d’une erreur.

58 Dans son très beau livre sur les êtres ailés, Alfredo Cattabiani consacre un chapitre entier à l’hirondelle. Ce chapitre s’intitule de manière significative La rondine o della speranza [fr. L’hirondelle, autrement dit l’espoir]. Voir CATTABIANI A.,

136 filano la caligine.

L’ondoso ottobre è vastissimo. Vastità che soffro, che non si colma con i sassi che scaglio.

filent à travers la brume. Cet ondoyant octobre est très vaste.

D’une étendue que je souffre, que ne comblent pas

les pierres que je jette. (PP1980, p. 38)

Malgré les tentatives de rompre l’« étendue » totalisante du paysage, le sujet lyrique est condamné à la souffrance. Lorsque le vecteur de la sensualité est un tu féminin, les réactions du je poétique sont en revanche plus hétérogènes.