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La prise de conscience entre exaltation, désarroi et ataraxie

2.7 1991-1994 : les derniers sursauts politiques

3 L’auto-organisation complexe

3.5 La conscience de la transition : L’antica moneta

3.5.2 La prise de conscience entre exaltation, désarroi et ataraxie

Dans RAM, le mouvement vers un chronotope transitionnel capable d’organiser le rapport intersubjectif procédait par étapes, au terme desquelles le je et la parole poétique parvenaient à se libérer. Dans AM, en revanche, le je poétique affiche une conscience de la transition qui était impossible dans le recueil précédent, et qui se justifie aussi par l’ouverture à l’extra-texte social vécue par Volponi lors de sa collaboration avec Adriano Olivetti. D’un point de vue textuel, cette conscience se fait souvent sous le signe de l’excitation, parfois teintée de désarroi. Une fois métabolisée, cette exaltation devient enfin une sorte d’ataraxie stoïque.

Parmi les textes qui expriment l’exaltation du je poétique, nous pouvons évoquer Il

margine di notte (La marge, la nuit), La quinta stagione (La cinquième saison) et Altre strade

(D’autres routes). Dans le premier poème, l’excitation du je poétique est suscitée par la fuite d’un renard : « En rasant le dernier soleil, / s’incendie sur la neige / le renard ensanglanté.

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/ Quelle soif dans sa fuite / nocturne vers la marge / au-delà du bois ! »67. Ce renard n’est

autre qu’un avatar du poète, ce que confirma Volponi en personne, dans une interview donnée à Emanuele Zinato : « J’aime m’appeler Volponi, car je pense à l’héroïsme du renard [volpe en italien], qui, une fois capturé, mord sa propre patte jusqu’à la couper afin de

pouvoir s’enfuir. Je suis comme ça […]68 ». La transition vers une nouvelle organisation du

rapport je/tu est aussi signifiée d’un point de vue spatial, la « marge / au-delà du bois » constituant la destination désirée, séparée du bois qui rappelle ce « jardin sauvage /

d’épines et de jonquilles » de L. qu’est le sexe féminin/paysage dans L. 69. La transition ayant

aussi une valeur temporelle, nous apprenons dans La quinta stagione que le je poétique affirme avoir su surmonter la totalisation je/tu, car il possédait une « cinquième saison, /

temps des commencements70 ». Dans Altre strade, enfin, le motif de la transition vers une

nouvelle organisation n’est pas seulement inclus dans le titre, mais il se décline en une course (« Corriamo ») vers l’avenir (« là-bas ») :

S’alzano a volo gli uccelli all’urlo nostro

e allargano il cielo. Corriamo ; io so che le strade

hanno crocicchi dove si canta, dove le donne vendono vino e lupini.

Là sono le croci originali del Cristo,

con grossi chiodi, tenaglie e martello. Là nascono strade

verso ignote campagne, dove per lungo tratto

s’accompagna di notte ai carrettieri un demoniaco cane.

Là troveremo un cavallo,

S’envolent les oiseaux à notre cri,

ils élargissent le ciel. Courons :

je sais que les routes

ont des carrefours où l’on chante, où les femmes vendent

du vin et des lupins. Là-bas il y a les croix originales du Christ,

avec gros clous, tenailles et marteau. Là-bas naissent des routes

vers d’inconnues campagnes, où pour un long bout un chien démoniaque

accompagne la nuit les charretiers. Là-bas nous trouverons un cheval

67 Ibidem, p. 54 : « Radendo l’ultimo sole / s’incendia sulla neve / la volpe insanguinata. / Che sete la sua fuga / verso il margine di notte / che s’affaccia dal bosco ! »

68 Voir VOLPONI P., « Quello che sarà domani non ha una forma già prestabilita », in ID., Scritti dal margine, op. cit., p. 197 (« Mi piace chiamarmi Volponi e penso all'eroismo della volpe che, presa in trappola, si morde la zampa pur di scappare. Io sono così […] »). Rappelons enfin que le renard apparaît aussi, sous forme de clin d’œil ironique, dans le titre

Il leone e la volpe, le livre que Volponi écrivit vers la fin de sa vie avec son ami Francesco Leonetti.

69 Voir PP1980, p. 70 : « […] incolto giardino / di spine e di giunchiglie. »

145 lasciato da un soldato,

forse la via di un’antica villa.

laissé par un soldat,

le chemin peut-être pour une antique villa. (PP1980, p. 53)

Parfois l’exaltation cède la place au désarroi : c’est le cas dans Io porto al mare (J’emmène à

la mer), A quest’ora (À cette heure), La notte delle ceneri (La nuit des cendres) et Altra voce (Une autre voix). Dans ces quatre poèmes, la nécessité de la transition est ressentie par le je

poétique, qui parvient même à en saisir les conditions. Toutefois, cette conscience de la nécessité se heurte à des débouchés négatifs, qui peuvent conduire le poète à se voir comme un traître. Dans A quest’ora, la transition est un rêve de « contrées marines », bloqué toutefois par la nostalgie, dont l’étymologie est on ne peut plus claire : c’est ce « mal du retour » qui

gâche en effet le rêve du je poétique71. Pour que ce dernier puisse fuir l’organisation je/tu

qui domine depuis RAM, des conditions doivent être remplies, comme on peut le lire dans

Altra voce :

[…] II.

Quando a specchio della luna tra gli odorosi cespugli filtrerà la corrente

e colma sarà l’orbita dei fossi e il mio cavallo

vagherà libero ;

quando affioreranno i cimiteri d’antiche guerre ai valichi e infido alla foce

sarà il canneto ; e tra i sassi trepiderà l’allodola nuda e chiara

come un seno di sposa, nel mio diletto campo altra voce avrà

come un canto di coturnice

[…] II.

Lorsqu’en regard de la lune, dans les buissons parfumés, filtrera le courant

et que l’orbite des fossés sera comblée, et que mon cheval

errera libre ;

lorsque les cimetières de guerres antiques affleureront sur les cols

et qu’à l’embouchure la cannaie sera dangereuse ;

lorsque parmi les pierres palpitera l’alouette nue et claire

comme un sein d’épouse ; alors dans mon champ chéri la fille des bœufs aura une autre voix,

71 Cf. ibidem, p. 49 : « Io sogno / chiari paesi marini / e nostalgia m’invade / di essere in tutti / nello stesso tempo » (« Je rêve / des claires contrés marines / et la nostalgie d’être / tout le monde en même temps / m’envahit »).

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la fanciulla dei bovi. comme un chant de perdrix.

(PP1980, p. 72)

Toutes les conditions énumérées dans ce poème peuvent être résumées en une image, à condition de les lire en parallèle avec la première partie du poème, où triomphe l’organisation je/tu (le « champ chéri ») : il faut alors que « le courant » fasse fondre la « neige » qui couvre ce champ, qu’il sorte le je poétique de la « cabane » où il se complaît dans la nostalgie. C’est ce courant qui fera que le chant de la « fille des bœufs » ne soit plus « triste »72.

Cependant, ce qui attend le je poétique au-delà de l’horizon je/tu peut ne pas être une libération. C’est au contraire une nouvelle forme d’organisation totalisante qu’il rencontre dans Io porto al mare. Décidé à emmener « à la mer / [s]es « angoisses matinales », il se trouve aussitôt empêtré dans un « brouillard » si épais qui ressemble à la mer. Si le sujet lyrique atteint tout de même la « dernière plage », ce sont « les pleurs aigus » des « alouettes / qui traversèrent » qui l’accueillent. Il ne lui reste à présent qu’à constater la douleur à laquelle

semble se destiner sa fuite, une douleur épaisse comme du brouillard : « tout est mer73 ! »

Irrépressible, cette douleur est l’écot que doit payer le sujet lorsque « [s]on âme s’ouvre » à

la transition, l’écot que paya Judas le traitre « en se pendant au figuier74. » Toute douleur a

72 Pour la première partie du poème, voir ibidem, p. 71 : « I. Seppure è triste / il canto della fanciulla / che scaccia le cornacchie / dal dorso dei bovi, / facile è restare / sugli orli delle grotte, / cedere ai richiami del falco, / lludersi di scoprire / il covaccio delle volpi ; / la lunga neve / m’indulge a una capanna, / ai dolci sapori / di ghiande e di castagne. / Oracoli porta il letargo. » (« Bien que soit triste / le chant de la fille / qui chasse les corneilles / du dos de ses bœufs, / c’est facile de rester / sur le seuil des grottes, / de céder aux appels du faucon, / de croire découvrir / la tanière des renards. / La longue neige / me pousse vers une cabane, / vers les douces saveurs / de glands et de châtaignes. / L’hibernation amène des oracles. » Par ailleurs, on peut considérer ce « courant » comme la figura – au sens que lui donnait le critique allemand Erich Auerbach (voir AUERBACH E., Figura, tr. de l’allemand par D. Meur, Paris, Macula, 2003 [orig. all. 1938]) –, c’est-à-dire la préfiguration de cet « ordre différent » qu’invoquera le je poétique de L’Appennino contadino (voir infra, p. 160-169).

73 Pour toutes les citations tirées de Io porto al mare, voir ibidem, p. 46 : « Io porto al mare / queste mie ansie mattutine. / Cammino lungo i fiumi / e sento le anatre / destarsi nei canneti. / La nebbia lievitata / è mare / che sale ad incontrarmi / così che trovo conchiglie / tra le ginestre / e sabbia / per la mia impronta. / Sull’ultima spiaggia / giacciono le allodole / che traversarono. / S’alzano dalle spume con acutissimo pianto / e tutto è mare ! » (« J’emmène à la mer / mes angoisses matinales. / Je marche le long des fleuves / et sens les canards / qui se réveillent dans les cannaies. / Le brouillard qui s’est levé / est mer, / qui vient à ma rencontre, / si bien que je trouve des coquillages / parmi les genêts / et du sable / pour mon empreinte. / Sur la dernière plage / gisent les alouettes / qui traversèrent. / Elles se lèvent de l’écume avec des pleurs très aigus. / Tout est mer ! »)

74 Les deux dernières citations sont tirées de La notte delle ceneri. Voir ibidem, p. 62 : « […] In queste lunghe notti, / che intere la luna non sostiene, / erra a un pascolo d’orrore / il gregge delle nubi ; / s’apre l’anima mia / come l’angiolo sulle chiese / che s’anima d’inferno. / / A un attimo di luce astrale / vola nell’ombra con un grido / l’uccello che vide Giuda / suicida sull’albero di fico. » (« […] Dans ces longues nuits, / que la lune ne garde pas entières, / le troupeau des nuages / erre

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besoin d’être élaborée pour enfin être sinon acceptée, du moins oubliée. Le je poétique parvient somme toute à élaborer la sienne en faisant même preuve d’une certaine ataraxie stoïque.

Le premier pas vers cette détermination, on le trouve dans La fine dell’estate (La fin de l’été), l’avant-dernier poème de AM dans l’édition de 1980. La fin de la belle saison est mortifère tant pour les animaux (« […] meurent les insectes », ou encore « le scorpion rubis […] est un joyau terni ») que pour les corps célestes (« À chaque instant, en silence, / un astre à la queue venimeuse / s’accomplit dans le ciel »). Bien qu’encore un peu rétif au départ (« Sur mon regard / fixe sur le courant / comme sur un rocher / l’eau se ride »), le

je poétique doit s’apprêter à partir, tout comme le renard : « Désormais les gardiens des

vignes / préparent pour moi / leurs balles de gros sel »75. C’est toutefois dans Quartine

(Quatrains) que l’inexorabilité de la transition est intégrée par le sujet lyrique, ce qui est par ailleurs renforcé par les choix métriques du poète, comme on le verra dans la quatrième

partie de notre travail76. On se contentera pour l’instant de souligner la prégnance du

syntagme « Jamais plus » réitéré en presque tout début de quatrain (deux fois sur trois au total) pour introduire des images de l’organisation je/tu que le sujet s’apprête à abandonner :

Non più all’usata pianta l’usignolo

e l’erba viva nella fontana del portico di casa.

Non più il parlare sospiroso dei genitori dietro la persiana, né la buccola di stelle

nel tuo tenero orecchio […].

Jamais plus le rossignol à sa plante habituelle,

plus d’herbe vive dans la fontaine du porche de chez nous.

Jamais plus les soupirs

de mes parents derrière la persienne, plus de boucle d’oreille étoilée à ta tendre oreille […]. (PP1980, p. 63)

Le passage à une autre forme d’organisation je/tu est donc chose faite, mais cela conduit aussitôt le poète à se rendre compte qu’un autre désordre le contraint à se positionner. Il s’agit en particulier de l’Ordre – à entendre comme « mauvais ordre » – engendré par la

dans un pâturage horrible. / Mon âme s’ouvre / comme cet ange dans les églises / qu’anime l’enfer. / / Dans un instant de lumière astrale / s’envole en criant dans l’ombre / l’oiseau qui vit Judas / se pendre au figuier. »)

75 Voir ibidem, p. 73-74 : « Muoiono stasera / gli insetti » ; « […] lo scorpione rubino […] è un gioiello appannato » ; « Ogni istante in silenzio / nel cielo si completa / un astro dalla coda velenosa » ; « Sul mio sguardo / fisso nella corrente / come per uno scoglio / l’acqua s’increspa » ; « Ormai i guardiani delle vigne / preparano per me / i loro colpi di sale ».

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déruralisation massive, qui fut l’un des effets néfastes de la reconstruction italienne de l’après-guerre. On verra que les rangs de cet Ordre grossiront au fil de la poésie – et de l’œuvre – de Volponi en prenant des visages de plus en plus terribles. C’est en tout cas à ce

niveau que naît ce qu’on a appelé le poète-sociologue77.