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Un « grelot […] vibre toujours »

2.7 1991-1994 : les derniers sursauts politiques

3 L’auto-organisation complexe

3.7 Radiographie de l’Ordre et résistance : Foglia mortale

3.7.3 Un « grelot […] vibre toujours »

Le gamin (« burdel ») introduit par Volponi dans certains poèmes de FM n’est pas que le

« dédoublement du je lyrique136 », mais aussi la bouée de sauvetage d’un dirigeant

d’industrie qui a vu s’effondrer un projet de renouveau sous les coups de l’Ordre. À partir de cet échec, Volponi revient sur son parcours pour identifier les erreurs à éviter et les indiquer à son jeune alter ego, afin que celui-ci apprenne à s’opposer à l’« infection » et qu’il soit à l’origine d’un renouveau à venir. Aux yeux du je paternel, son gamin doit tout d’abord procéder dès que possible à « rompre la vaste indulgence » qui s’étend sur toute

l’organisation je/tu féminin/paysage, car « le jardin, c’est la mort » 137. En outre, si le gamin

ne se libère pas de cette liaison aveuglante, il sera toujours une proie facile de cette « vieille raison » qu’est l’Ordre, qui se fonde, comme tout pouvoir, sur l’acceptation de ses lois

comme s’il s’agissait de lois naturelles138. Au sujet de cet Ordre et de son aspect artificiel, il

incombe au gamin de comprendre, plus tôt que son père, que, comme l’écrivit Baruch

Spinoza, « “[t]oute détermination est une négation“ ». En reprenant le philosophe du XVIIe

siècle, Volponi frappe au cœur l’idée même d’Ordre, qui relève d’une mystification du réel. En effet, déterminer le réel, en donner une seule interprétation est bel et bien une

134 Voir ibidem, p. 169 : « Non mi lamento più, ingordo / cerco d’infettare la bellezza, / discuto con cinismo, non ho indipendenza intellettuale, / enumero le particelle, / mi aggrappo alla menzogna […]. »

135 Voir Agendina, in ibidem, p. 180 : « Ho paura dell’infezione che ronza / come una tromba ; io stesso la suono / ignaro che appartenesse al nemico: / ho già in bocca il sapore di cloro / e di calcina… »

136 Cf. ZINATO E., Introduzione, in PO2001, note 28, p. XX : « [la] figura pedagogica del “por bordel“ [è] uno sdoppiamento dell’io lirico mediante l’invenzione di un destinatario adolescente o bambino. »

137 La première citation est tirée de La cadenza, in PP1980, p. 151 : « […] rompere la distesa indulgenza », alors que la deuxième provient de Canzonetta con rime e rimorsi, in PP1980, p. 187 : « l’orto è la morte ».

138 Cf. SERVAN J.M., Discours sur l’administration de la justice criminelle [1767], cité in FOUCAULT M., Surveiller et punir…, op.

cit., p. 122 : « “Un despote imbécile peut contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique les lie

bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées […] le désespoir et le temps rongent les liens de fer et d’acier, mais il ne peut rien contre l’union habituelle des idées, il ne fait que la resserrer davantage ; et sur les molles fibres du cerveau est fondée la base inébranlable des plus fermes Empires.” »

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« “négation“ », tandis que « toute substance […] est [en réalité] une totalité infinie »139. En

d’autres termes, ceux du philosophe et physicien grec Eftichios Bitsakis, « les lois que nous

formulons ne sont que des approximations souvent grossières140 », voire frauduleuses,

comme c’est précisément le cas pour le volet social et politique des lois de l’Ordre141.

Toutefois, l’enseignement du je paternel ne peut pas être résumé à une invitation à la rébellion, qui risquerait d’être du stérile volontarisme littéraire.

La maïeutique volponienne s’articule en trois moments distincts, qui vont crescendo de l’individu à la totalité des choses en passant par la société. C’est d’abord sur soi que doit travailler le gamin. C’est pourquoi, dans La pretesa d’amore, le je paternel liste les choses à éviter à l’avenir :

[…] non accendere un’altra idea senza controllare ; non inveire, e ripetere l’invettiva per rimanere allo [scandalo,

non accettare per gli altri la rassegnazione credendo per sé rivoluzionario

ogni gesto, ogni infondato tentativo, ogni studio ; non confondere l’ansia con il pensiero e la ragione, la noia o il divertimento con il giudizio ;

non pretendere la vittoria come la grazia,

non rovesciare infinite operazioni sopra il taglio del vero, non controllare e giudicare senza mai scegliere e credere ed intanto lavorare in servitù […].

[…] n’allume pas une autre idée sans contrôler ;

ne peste pas, ne répète pas l’invective pour t’en tenir au [scandale,

n’accepte pas pour les autres la résignation en croyant révolutionnaire

ses propres gestes, toute tentative infondée, toute étude ; ne confonds pas l’angoisse avec la pensée et la raison, l’ennui ou le divertissement avec le jugement ; n’exige pas la victoire comme la grâce,

ne balance pas des opérations infinies sur l’entaille du [vrai,

ne contrôle pas, ne juge pas sans jamais choisir ni croire alors que tu travailles en servitude […]142.

(PP1980, p. 173-174)

Véritable invitation à l’humilité sous laquelle transparaît la carrière industrielle et engagée de Volponi, ces vers ne sont que le premier volet de son « Connais-toi toi-même ». En s’appuyant sur la psychanalyse, dont il fut un lecteur attentif, Volponi indique à son élève quel est l’outil corporel de compréhension de soi : le phallus. C’est d’abord une figure masculine surnommée le « vainqueur » qui catéchise le gamin dans Dalla cava : «

139 Pour toutes les citations tirées de Canzonetta con rime e rimorsi, voir PP1980, p. 186-192 : « […] vecchia ragione » (p. 189) ; « “Ogni determinazione è negazione“ » (p. 186) ; « […] ogni sostanza […] è una infinita totalità » (p. 186).

140 BITSAKIS E., Basi della fisica moderna. La svolta neorealista nella fisica fondamentale, Bari, Edizioni Dedalo, 1992, p. 264 : « […] le leggi che formuliamo sono solo delle approssimazioni, spesso grossolane. »

141 Au sujet de la citation spinozienne, voir aussi le très bel article d’Igor Tchehoff : TCHEHOFF I., « Paolo Volponi e il dilemma della scrittura carnale », téléchargeable gratuitement à l’adresse suivante : http: / / rossy.ruc.dk / ojs / index.php / congreso / article / view / 5181 (dernière consultation : 10 janvier 2017).

142 Bien que le terme « burdel » ou « bordel » ne figure pas dans ce poème, il est tout à fait légitime d’imaginer que ce soit lui l’interlocuteur du je poétique, compte tenu du haut degré pédagogique du texte.

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vous et reconnaissez-vous et prenez / votre membre entre les mains et regardez-le / en

reniflant sa naissance, / et ensuite dites-moi quelle est votre peine…“ »143. Dans Canzonetta

con rime e rimorsi, en revanche, le je paternel se charge d’éduquer lui-même le burdel en

empruntant une voie plus directe : « […] chevauche, gamin, ton zizi / et envole-toi sur ce maître turgide / de la pénétration et de la distinction / au-delà de l’enclos de la vieille

raison144. » Au-delà du « miroir / pourpre du gland », le gamin pourra découvrir l’existence

d’une « source » en mouvement constant entre ordre et désordre, « la construction qui vole

sur l’explosion vivante », toujours en butte à toute détermination145. Une fois que le gamin

aura « saisi » cet « éventail sempervirent » qui se meut « aux marges » du paysage infecté

par l’Ordre, il deviendra enfin un homme « actif, non indulgent, heureux »146:

[…] quando vedi l’uomo costruito per intero, che ti pare pronto a decidere e sicuro,

allora ecco tu vedi come inutile un cerchio chiuda ogni [cosa,

l’occhio, il muro, e allarghi solo uno spazio dov’è richiesta un’altra impresa,

in un vuoto, un precipizio, ed ancora la sorpresa di un altro dubbio, e mai svuotato,

vivo nella matrice : il senso della colpa. Allora puoi riprendere, a quel limite, sfidando la tua colpa, per la sua stessa forza, un asserto, togliere l’usura dell’abitudine, dipanare il nebuloso terrore che minaccia ormai

dalla figura stessa dell’uomo e ritornare alle cose quiete […].

[…] quand tu vois l’homme entièrement construit, qui te semble prêt pour décider et sûr,

c’est à ce moment-là que tu vois comme un cercle inutile [enferme tout,

l’œil, le mur, et il n’élargit que l’espace où est demandée une autre entreprise,

dans un vide, un gouffre, et de nouveau la surprise d’un autre doute, jamais vidé,

vif dans la matrice : le sentiment de culpabilité. C’est alors, à cette limite, que tu peux reprendre, en défiant ta coulpe et sa force,

une assertion, ôter l’usure de l’habitude, démêler la terreur nébuleuse qui menace désormais depuis la figure même de l’homme, revenir enfin aux choses quiètes […]. (PP1980, p. 175)

143 Voir ibidem, p. 170 : « […] “alzatevi e riconoscetevi e prendete / il vostro membro in mano e guardatelo / annusando la sua nascita, / e allora ditemi qual è la vostra pena…“ ».

144 Voir ibidem, p. 189 : « […] cavalca bordel il tuo pistolino / e vola su quel turgido maestro / della penetrazione e della distinzione / oltre la chiusa della vecchia ragione. »

145 Les deux premières citations proviennent de Dalla cava, in ibidem, p. 170 : « […] specchio / purpureo del glande » et « […] una sorgente ». En revanche, la troisième citation est tirée de La pretesa d’amore, in ibidem, p. 178 : « […] la costruzione che vola sulla vivente esplosione ». Quant à l’opposition à toute détermination, voir en particulier les vers finaux de Dalla cava (Ibidem, p. 172).

146 Les trois premières citations appartiennent à Agendina, in ibidem, p. 179 : « […] un ventaglio sempreverde / al margine si flette / tentando di salvare una cosa : / aspetta che una mano si protenda ». La dernière est extraite en revanche de La

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En d’autres termes, dès lors qu’il aura effacé « les volutes d’un ciel imaginaire et ambigu / qui pénètre les choses pour chanter, / pour les soustraire au silence du réel », il pourra enfin revenir à ce silence, à cette quiétude, mais aussi à leur mouvement perpétuel, qui se moque du fait que l’homme puisse être à l’arrêt : « Les maisons se sont arrêtées, / mais les arbres continuent de marcher / séparés des rangées de la mémoire paysanne ». Muni de cette conscience, le gamin devra « regarder les formes, contrôler les espaces, / mesurer, retrouver le sens, la structure, / regarder le rejeton des coins et poursuivre cette force / qui grandit ». C’est grâce à ce travail de pénétration et distinction qu’il découvrira « la racine » de la totalité environnante, et qu’il pourra enfin appréhender la nature afin qu’elle devienne « la

figure, l’enveloppe ou la servante » de cette nouvelle « conscience »147.

À l’issue de son parcours de connaissance de soi, le gamin pourra ensuite s’adresser aux autres, leur montrer le chemin, depuis la plus simple des organisations sociales, c’est-à-dire la famille, jusqu’aux plus complexes. En effet, « revenir aux choses quiètes » signifie aussi appréhender autrement le rapport à l’être aimé :

[…] ritornare alle cose quiete, ai pegni di una donna, alla brocca, al filo del ricamo, alla finestra,

alla tenda che si annoda per tanti gesti ; e controllare la carta sul muro, il muro stesso, regolare la luce con la persiana, e vedi lei, la donna, stringere la bocca, rassettare i capelli, la blusa, preparare il canestro, versare il latte

e intanto da queste cose, la vedi, sollevare un pensiero, una parola, che indovinate insieme, entrare nella vita [facendo,

disponendo le cose : intervenire.

[…] revenir aux choses quiètes, aux gages d’une femme, au broc, au fil de la broderie, à la fenêtre,

au rideau qui se noue en raison de nombreux gestes ; contrôler le plan sur le mur, le mur même,

régler la lumière avec la persienne, tu la vois, cette femme, serrer la bouche, ranger ses cheveux, sa blouse,

préparer le panier, verser le lait,

et de ces choses, tu la vois, elle soulève une pensée, un mot, que vous devinez ensemble, elle entre dans la vie [en faisant,

en disposant les choses : elle intervient. (PP1980, p. 175)

Volponi renouvelle ici son admiration pour les seuls êtres qui avaient pu se sauver de l’organisation totalisante je/tu féminin/paysage dans laquelle le je poétique était au contraire emprisonné. Nous avions réuni ces êtres dans une seule et unique figure, celle de « l’homme complet ». À la fin de PP1980, ils deviennent donc rien de moins que l’homme nouveau,

147 La première, la troisième et la quatrième citation de ce paragraphe sont extraites de La pretesa d’amore : « […] cancellare le volute di un immaginario, ambiguo cielo / che entra nelle cose per cantare, / per sottrarle al silenzio del reale » (Ibidem, p. 176) ; « […] guardare, devi, le forme, controllare gli spazi, / misurare, ritrovare il senso, la struttura, / guardare il germoglio degli angoli e seguitare quella forza / che cresce » (Ibidem, p. 175) ; « […] scoprire la radice » et « […] allora la natura è la figura, l’involucro o la serva di tale / coscienza » (Ibidem, p. 176). La deuxième citation, elle, provient de La

durata della nuvola : « Le case si sono fermate, / ma gli alberi continuano a camminare / slegati dai filari della memoria

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dont le but ultérieur sera d’assouvir la soif de compréhension et de changement de ces hommes et femmes « imprimés, mais vivants », qui se souviennent encore des rêves de

libération de « juin 1945 », aussitôt piétinés par l’« accumulation capitaliste »148.

En somme, dans FM Volponi trace les contours d’une sorte d’« ultra-philosophie », pour reprendre une expression de Giacomo Leopardi. Ce dernier, dans une page très célèbre du

Zibaldone, définissait cela comme cette forme de savoir qui consiste à connaître « l’intégralité

et l’intimité des choses, [et à nous rapprocher] de la nature » en vue d’une possible

« régénération »149. En ce sens, FM est le lieu d’une véritable « ultra-philosophie », dans la

mesure où Volponi s’attache à connaître et à faire connaître « l’intégralité et l’intimité des choses » comme forme de résistance et de renouveau. Par ailleurs, on retrouve cette structure dans CTAFPP, si bien que ce dernier constitue l’étape suivante du parcours poétique de Volponi.