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Chapitre 3. La construction sociale du corps genré

3.2 La corporéité féminine et les changements corporels plus significatifs chez les

3.2.3 Les seins et leurs significations sociales : la construction du capital physique

de leur entourage dans la manière d’interagir avec elles lorsqu’elles ont commencé à expérimenter les changements corporels de la puberté, surtout quand leurs seins ont commencé à se développer, constituant un signe de féminité :

C : Quand tu as commencé à te développer physiquement, as-tu noté que les autres te traitaient d’une façon différente?

P : Oui, je crois qu’ils commencent à te voir d’une façon différente, comme une demoiselle, tu n’es plus une petite fille, alors ils te traitent d’une façon différente (Tatiana, 23 ans, non-Autochtone, urbaine) 88.

Une fois arrivées à la puberté, les femmes sont définies socialement comme étant des señoritas (demoiselles) et de nouveaux rôles sociaux leur sont assignés (mais pas nécessairement plus de libertés).

Remarquons qu’un des changements majeurs lors de la puberté pour les femmes participant à cette étude était la poussée des seins. À la différence des règles, il s’agit d’un des premiers changements corporels qui a un caractère visible extérieurement, ce qui a des conséquences sur les interactions quotidiennes :

C : À partir du moment où ton corps a changé, la façon de te traiter a changé aussi?

87 P : (…) Mucha gente decía que cuando a una le baja, se cuida más, hay que cuidarse de los compañeritos, te

empiezan a hacer burlas, o estás más propensa a que un tipo te haga algo, puedes quedar embarazada o que te hagan algo (…) una tiene que cuidarse mucho (…) los cambios hormonales te van cambiando físicamente, vamos a decir, te vas poniendo más bonita, mas mujer, y llamas la atención, también de tus compañeros como de hombres malos, te pueden llevar, violar, no sé, muchas cosas.

88 I : A partir de que uno cambia corporalmente ¿te tratan diferente? / P : Yo sí creo que te traten diferente, te

P : […] oui ça a changé, surtout avec mes camarades. À l'école, lorsqu'une fille avait des seins développés, elle devenait « la fille », elle devenait tout à fait populaire. Par conséquent, elle était dérangée tout le temps par les garçons. Moi, j’étais une fille très développée, j’avais des gros seins et, oui, ils ont changé avec moi, car, avant d’avoir des seins, j’étais seulement une fille de plus, et quand on avait des seins, « On devenait celle qui avait des gros seins » (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 89.

Lorsqu'une fille avait des seins développés, elle devenait « la fille ». Avant d’avoir des seins, j’étais seulement une fille de plus. Ce témoignage nous montre l'importance et le caractère central de la valorisation sociale des seins dans les sociétés patriarcales comme la société mexicaine. Dans ces contextes, les seins des femmes sont réifiés et deviennent un paramètre qui détermine la valeur des femmes. Cette réification des seins féminins contribue à normaliser le fait que les seins des femmes sont considérés comme étant des objets d’examen public (surtout du regard masculin), ce qui fait en sorte qu’ils sont continuellement évalués selon les normes culturelles dominantes, selon leur apparence (taille, couleur, forme, etc.). Ceci peut être vu comme une partie des processus disciplinaires et de régulation des corps qui hiérarchisent et valorisent certains corps et en stigmatisent et dévalorisent d’autres.

En outre, le témoignage précédent nous oblige à problématiser les significations sociales attribuées au développement des seins et aux seins mêmes. Tout d'abord, en reprenant Millsted et Frith (2003), nous considérons que les seins féminins ont des significations sociales, culturelles et politiques qui façonnent la manière dont les femmes expérimentent leur corps en tant que sujets incorporés (embodied subjects). En effet, divers discours sociaux soulignent et produisent un consensus sur la façon dont les seins des femmes (et leurs corps) doivent être montrés, soignés et modelés en considérant qu’ils sont un capital physique important dans la vie des femmes. Ces significations sociales et ces discours sociaux autour des seins suscitent chez les femmes une considération confuse,

89 P : A partir de los cambios corporales que viviste ¿Cambió la manera en que los otros te trataban? / P : (…)

sí cambió sobre todo en la escuela, con los niños, cuando a una chica le crecían los pechos era como “la chica”. Entonces no te dejan de molestar. Yo era una chica muy desarrollada, tenía mucho pecho (…) ¡claro que sí cambiaba!, si no tenías pecho eras como cualquiera, ya cuando tenías pechos eras “la que tenía los pechos grandes”.

contradictoire et problématique dans la manière d’expérimenter leur poitrine (et leurs corps).

Parallèlement, si on prend en compte que les corps des femmes constituent un capital physique important dans leur vie, il devient donc logique que la plus grande source de compétition entre les femmes soit leur corps :

P : Je me rappelle qu’avec mes amies, on jouait, on faisait des compétitions pour comparer qui se développait plus que l’autre (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 90.

Rappelons que la compétition chez les hommes, bien qu’ayant une base matérielle- corporelle (avoir plus ou moins de poils, avoir le pénis le plus long, etc.), tourne davantage autour de leurs capacités physiques. Autrement dit, ce qui compte, c’est ce que les hommes peuvent faire avec leur corps. Par contre, chez les femmes, la compétition lors de cette étape de changements physiques est axée sur l’apparence et le regard que les hommes portent sur leur corps : avoir plus ou moins de seins, des hanches, etc. Cette compétition est vécue avec plus d’ambivalence et de gêne chez les femmes que chez les hommes. Notons que, chez les femmes, ces compétitions corporelles acquièrent du sens, considérant que les femmes sont enracinées (au moyen de différents mécanismes sociaux) dans leur corps.

En outre, il devient donc important de se demander dans quel contexte il est possible de « déranger » les filles en raison de leurs changements corporels. Par exemple, le fait qu’une fille soit dérangée par ses camarades à cause du développement de ses seins acquiert du sens dans les sociétés et les cultures où les seins (et le corps) des femmes sont réifiés. En même temps, il existe des attentes sociales par rapport aux garçons (faisant partie de la réaffirmation de leur masculinité) pour « déranger » (draguer) les femmes dans les espaces publics. Rappelons que la masculinité fonctionne à travers la production de discours et de pratiques qui sont dirigés vers les hommes, mais aussi vers les femmes. Ceci nous amène à mettre l’accent sur le caractère fluide et relationnel des identités masculines et féminines. De même, il faut mettre en évidence ce que signifie pour les femmes dans cette étude le fait d’être « dérangées » par les hommes. En approfondissant un peu plus leurs discours, il est

90 P : También entre amigas me acuerdo de las competencias, no competencias pero era a ver quien ya se

possible de conceptualiser les pratiques dérangeantes comme des formes subtiles et parfois directes d’harcèlement, comme nous le verrons ultérieurement dans ce chapitre.

Quant aux seins, il a été suggéré que les gros seins des femmes ont été hypersexualisés en tant qu’objets centraux du désir sexuel masculin et comme marqueurs de la réputation et du comportement sexuels des femmes en constituant un capital physique important pour elles. De même, les seins sont aussi un des objets principaux du harcèlement sexuel masculin. En conséquence, bien que les seins jouent un rôle important dans le plaisir sexuel des femmes ainsi qu’au cours de leur maturité sexuelle, ils sont rarement socialement conceptualisés comme une partie du corps féminin appartenant aux femmes. Autrement dit, les seins féminins sont socialement construits comme un des « objets » favoris de l'intérêt sexuel et du plaisir sexuel masculin. Notamment, comme d'autres auteures l’ont indiqué (Young 2005; Millsted et Frith, 2003), les témoignages des participantes suggèrent que l’appropriation publique des seins commence à la puberté.91 À partir de ce moment, comme certains témoignages nous le montrent, ils commencent à être visibles et deviennent l’objet du regard masculin. Il devient aussi primordial de problématiser la visibilité factuelle du développement des seins, car cette visibilité découle des arrangements sociaux et des croyances qui façonnent et hiérarchisent les changements corporels et leur importance.

Il est nécessaire de mettre l'accent sur l’organisation sociale des pratiques discursives et non discursives autour des seins féminins. Ceci permet de dévoiler le caractère socioculturel et politique derrière la grande importance attribuée aux seins et à l’appropriation des corps des femmes (nous y reviendrons). À la lumière des témoignages, les femmes découvrent à un âge précoce que leurs seins (comme leur corps) sont continuellement réclamés par d'autres, ce qui contribue à la normalisation de ce phénomène social en permettant la construction d'une unité de sens hétéronormative où les hommes, les familles et même l’État au moyen des politiques de population, réclament et s’approprient les corps féminins. Comme nous verrons dans la section suivante, les femmes normalisent cette appropriation.

91 Ce qui ne veut pas dire que l’appropriation sociale du corps des femmes ne commence pas avant, comme