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Chapitre 1. Concepts fondamentaux et revue générale des écrits

1.3 Les rencontres médecins-patients et le processus de médicalisation

1.3.1 Médicalisation, sexualité et reproduction : une lecture à partir de la perspective de

La médicalisation peut être définie comme le processus à travers lequel les problèmes non médicaux sont définis et abordés en termes médicaux (Conrad, 2005). La thèse de la médicalisation des sociétés « modernes » suggère que, bien que la participation de la médecine dans le contrôle social ne soit pas quelque chose de nouveau, l’expansion de la médecine vers d’autres domaines fait en sorte que les étiquettes de « sain » et « malade » sont appliquées dans un plus grand nombre de sphères de l'existence humaine (Zola, 1972), tout comme le contrôle social qu'exercent les professionnels médicaux. Ainsi, on observe de plus en plus les conduites socialement désapprouvées comme recevant l’étiquette de « maladie » (Freidson, 1984). Dans cette perspective, la médicalisation de l’existence, dans ses diverses expressions, renforce l'autorité médicale en assignant aux professionnels médicaux la responsabilité de délimiter les paramètres des conduites et des événements comme « normaux » ou « pathologiques ». Il faut souligner que le processus de médicalisation est aussi un processus dynamique.

Pour Cornwell (1984), la médicalisation relève d’une partie du processus de rationalisation plus large que Habermas a défini comme étant l'élément clef de la modernisation. Cornwell(1984) dit de la rationalisation qu’elle est le processus qui a lieu quand la vie sociale est transformée par la substitution des légitimations traditionnelles par les légitimations modernes. Dans cette perspective, la médicalisation décrit les changements survenus dans la vision occidentale du corps et de l’esprit à partir du développement des connaissances scientifiques. Cependant cela ne veut pas dire que la médicalisation exerce une domination absolue et homogène grâce à ses explications scientifiques et médicales dans le monde social et dans la société. Ainsi, pour Cornwell, la médicalisation est un processus hétérogène qui touche les différents groupes et contextes sociaux avec une intensité variable.

En même temps, nous pouvons affirmer que la médicalisation est étroitement liée à la notion de construction sociale de la réalité (Nettleton, 1995), en postulant que la connaissance et les pratiques médicales autour de la santé sont des constructions historiques (Lupton, 2003). Dès lors, il faut reconnaître que les catégories se saisissant de la maladie et de ce qui est défini comme « pathologique » contribuent au renforcement des structures et valeurs sociales

existantes en naturalisant les relations et les inégalités sociales (Taussig, 1980). Taussig (1980) soutient que la correspondance entre les relations sociales et la construction de la maladie travaille dans deux directions : d’’un côté, les relations sociales contribuent à construire les maladies; de l’autre côté, le « langage de la maladie »,lequel est assumé comme « naturel », contribue réifier les relations sociales. On a ainsi indiqué que les objets de la science médicale ne sont pas des réalités stables ni des découvertes neutres à propos du corps humain et de la maladie. Au contraire, ceux-ci sont des constructions historiques continûment renégociées, où la reconnaissance des faits « scientifiques » son le résultat de processus sociaux contingents qui sont produits à travers le discours et les pratiques sociales (Nettleton, 1995). De cette façon, l'institution médicale est une institution qui, en articulation avec d’autres institutions sociales, participe activement dans le processus de subordination de divers groupes sociaux (Turner, 1992, 1995).

Par ailleurs, il se dégage de la critique féministe et des études de genre dans le champ de la santé que la société a été historiquement organisée à partir de l'inégalité de genre (Lorber, 1997), ce qui, articulé avec la thèse de la médicalisation en Occident, conduit à reconnaître que la connaissance et la science médicales ne sont pas des pratiques sociales neutres, mais qu’elles constituent un mécanisme supplémentaire de maintien de la subordination des femmes (Ehrenreich et English, 1982; De Koninck, Saillant et Dunningan, 1983). La profession médicale exercerait une autorité sur les groupes sociaux subordonnés (Turner, 1992), considérant le rôle central de l'institution médicale en conjonction avec d’autres institutions sociales pour reproduire les valeurs patriarcales qui régulent et contrôlent la sexualité et la capacité reproductive des femmes (Lupton, 2003).

Nous disposons de divers travaux qui abordent la médicalisation de phénomènes initialement considérés « naturels » (comme le cycle menstruel) comme moyen de contrôle et domination sur les femmes (Ehrenreich et English, 1982; Scully, 1994). Ainsi, il a été avancé que les expériences oppressives (dans le cadre de la santé, de la sexualité et de la reproduction) sont socialement construites et façonnées par la médiation de diverses institutions sociales et ne sont pas le résultat de la biologie ou d'une différence sexuelle corporelle (Annandale et Clark, 1996; Scully, 1994). Par exemple, Oakley (1984) soutient que l'État exerce des contrôles indirects à travers des politiques économiques et sociales mises en œuvre par diverses professions, dont la profession médicale.

Quant à la médicalisation de la sexualité, celle-ci s’est exprimée, d'une part, par la stigmatisation de certaines pratiques sexuelles et, d’autre part, par la définition sociale de qui sont ou doivent être les sujets de la sexualité. La médecine a transformé des fonctionnements sexuels « inadéquats » en objets d'intervention médicale. À ce sujet, Tiefer (1994) affirme que la médicalisation de la sexualité masculine a contribué à perpétuer la définition phallocentrique de cette dernière en réifiant les corps masculins, ce qui a contribué à créer des surveillances médicales et des contrôles médicaux dirigés vers les hommes. De cette manière, la médicalisation a contribué à régulariser le phallocentrisme en introduisant de nouveaux standards de fonctionnement sexuel (Stephens, 2007), ce qui constitue une partie intégrale de la construction des identités de genre et des subjectivités sexuelles contemporaines. En ce qui a trait à la médicalisation de la sexualité féminine, le travail d'Ehrenreich et English (1982) a problématisé « la politique sexuelle de la maladie » appliquée par la médecine, laquelle a non seulement participé au contrôle des corps, de la sexualité et de la capacité reproductive des femmes, mais a également « hystérisé » le corps (et l'identité) de la femme. Ce processus définit et analyse le corps de la femme comme saturé de sexualité et sous l'effet d'une pathologie qui lui serait intrinsèque et donc intégrée au champ des pratiques médicales (Ehrenreich et English, 1982; Foucault, 1976).

De surcroît, le processus de médicalisation dans les sociétés contemporaines a acquis des caractéristiques et des expressions spécifiques dans le cadre de la reproduction. Par exemple, des études comme celle de Scully et Bart (2003) ont abordé la construction de la « normalité » au moyen du discours médical en indiquant que, dans ces discours, la « normalité » pour les femmes est définie par des caractéristiques « féminines » (comme une vie centrée sur la reproduction et sur la vie domestique). Ces caractéristiques renforcent les discours hégémoniques et reproduisent la domination des femmes en ayant des répercussions sur l'interaction entre les professionnels médicaux et les patientes (Foster, 1999). Nous y reviendrons.

Par ailleurs, on a démontré comment divers événements du cycle reproductif (comme la menstruation, la ménopause, l’accouchement etc.) ont été définis selon la médecine comme des « problèmes médicaux » et par conséquent comme des objets d’intervention et de contrôle médicaux (Martin, 1992; Oakley, 1984). Ceci contribue à naturaliser la surveillance continue des corps féminins et des événements qui n’étaient pas

considérés du domaine médical, en transformant l'interprétation et les expériences des femmes par rapport à ces événements (lesquels ont tendance à être interprétés en termes médicaux) (Davis- Floyd, 1987). Nous verrons plus loin que les nouvelles technologies reproductives (NTR)12 ont joué un rôle central dans ce processus (Rothman, 1987,1989; Corea, 1988).

De plus, diverses études ont indiqué l'importance de mettre en évidence le contexte dans lequel se déroulent les interventions médicales sur le corps des femmes en problématisant les raisons pour lesquelles certaines femmes maintiennent une « attitude favorable » face aux interventions médicales (Fordyce et Maraesa, 2012). Cela démontre le poids des contextes sociaux (économique, politique, culturel, institutionnel, idéologique, etc.) dans lesquels se déroule la grossesse et dans lesquels sont faits les choix reproductifs (Lazarus, 1994; Lupton, 1995).

Dans le prolongement de ces analyses, il est nécessaire de souligner que, dans le modèle biomédical, les femmes enceintes deviennent de plus en plus responsables des résultats de la grossesse et de l’accouchement. Ceci contribue à construire les femmes comme des sujets de sanctions, de régulations et de contrôles médicaux, moraux, sociaux et légaux pendant la grossesse (Fordyce et Maraesa, 2012; Lazarus, 1994). Ces contextes restreignent les possibilités reproductives (et même les choix reproductifs) à un nombre limité d'« options raisonnables » et socialement acceptées. Ceci conduit à mettre en lumière la manière dont les femmes sont informées sur les options qui s’offrent à elles et sur la façon dont les institutions médicales définissent ce qui est négociable ou non en examinant « la façon dont ces technologies sont proposées et/ou imposées aux femmes, et correspondent à des choix ou à des contraintes voire à des coercitions » (Akrich et Laborie, 1999 : 10). Cela implique d’interroger les notions de « choix » et de « libre décision » en assumant que les pratiques et les décisions reproductives se déroulent dans un contexte concret dans lequel se catégorisent et se valorisent de façon différentielle tant le corps des femmes que les résultats des événements reproductifs (grossesses, accouchements, etc.) (Fordyce et Maraesa, 2012; Ellison, 2003).

12 Les nouvelles technologies reproductives (NTR) comprennent une vaste variété d'interventions

technologiques en reproduction, incluant : l’avortement, les technologies prénatales (telles que l'ultra-son, les diagnostics génétiques, les dépistages), ainsi que les technologies contraceptives et de la conception.

Par ailleurs, on a montré comment différentes procédures gynéco-obstétriques de routine et interventions médicales (telles que l'épisiotomie, la position semi- horizontale/horizontale de la femme pendant l'accouchement, etc.) ont été introduites sans évaluer systématiquement leur efficacité (Davis-Floyd et Davis, 1996) pour faciliter la tâche des spécialistes et sans nécessairement vouloir faciliter le processus d'accouchement lui-même (ce qui a parfois aggravé les effets iatrogènes de ces procédures sur les femmes et sur les nouveau-nés) (Kitzinger, et al., 2006). Ainsi, dans le contexte de la médicalisation de la reproduction, on a critiqué le fait que les interventions médicales soient socialement présentées comme « sûres », non douloureuses et potentiellement désirables et idéales pour toutes les femmes (Mello et Souza, 1994).

En ce qui concerne les technologies contraceptives, certains travaux ont souligné l’existence d’une acceptabilité différentielle des risques liés à ces technologies selon le sexe des personnes auquel ces technologies sont destinées (Van Kammen et Oudshoorn, 2004; Barroso et Corea, 1991). Ces études ont montré comment la production, l'innovation et l'incorporation des technologies (reproductives et contraceptives) supposent ainsi plusieurs processus sociaux, politiques et idéologiques complexes et genrés (gendered). Cela signifie de reconnaître premièrement que les choix qui entrent en jeu dans le développement de nouvelles technologies contraceptives ne sont pas des choix neutres. Deuxièmement, cela signifie que ces technologies peuvent avoir différentes utilisations et significations selon la réinterprétation donnée en différents contextes par les acteurs sociaux qui les emploient et les incorporent. Troisièmement, il faut prendre compte du fait que la culture et l'organisation sociale et institutionnelle façonnent tant le développement de certaines technologies que l'utilisation et l’expansion de celles-ci dans les pratiques contraceptives (Dudgeon et Inhorn, 2004).

Par surcroît, certaines études ont mis en évidence le fait que les technologies prénatales (comme l'ultra-son, le dépistage et l’échographie fœtale), qui avaient été initialement introduites pour contrôler les grossesses à « haut risque », sont devenues par la suite des pratiques courantes du « contrôle de la grossesse » (Kitzinger et al., 2006). Ainsi, il a été indiqué que les technologies prénatales comme l'ultra-son (dépistage) ou la diffusion des examens d'amniocentèse et de plasma pour « garantir » l'absence de malformations génétiques peuvent également contribuer à l'accroissement de pratiques eugénésiques

(Oakely, 1984, 1993; Nettleton, 1995; Akrich et Laborie, 1999)13 ou à la construction de nouveaux paramètres de « qualité » et « normalité » fœtale (Rapp, 1998). En même temps, ces études ont problématisé (et politisé) la manière dont les nouvelles techniques reproduisent tant les divisions sexuelles que diverses inégalités sociales.

En ce qui a trait aux NTR (nouvelles technologies reproductives), nous devons indiquer leur rôle dans le processus de médicalisation et dans les expériences reproductives. Nous insistons sur le besoin de politiser la manière dont les NRT (surtout celles utilisées en matière de contraception) reproduisent les divisions sexuelles ainsi qu’un certain ordre social et corporel qui expriment les rapports inégaux de genre, de classe, d’ethnicité, etc. dans les domaines de la reproduction et de la sexualité (Oakley, 1987; Petchesky, 1987). Cela nécessite de reconnaître que ces technologies s’inscrivent non seulement dans la trajectoire des acteurs sociaux, mais aussi dans l’histoire des politiques publiques de santé et de contrôle démographique (Akrich et Laborie, 1999), histoires auxquelles participent à différents niveaux divers acteurs et institutions tels que les femmes, l’État, l’Église et les institutions médicales. Cependant, penser la médicalisation comme facteur de reproduction des inégalités ne signifie pas pour autant nier que les NTR ont introduit des changements sociaux majeurs en donnant de nouveaux modèles d’interprétation des binômes nature- culture, sexe- genre, etc.,et en produisant de nouvelles options et/ou de nouvelles pressions sur les vies sexuelles et reproductives des acteurs sociaux (Rapp, 1998). Dans ce sens, il devient nécessaire d’examiner comment les technologies reproductives (en incluant les technologies contraceptives) ont été saisies, appropriées ou même rejetées par les femmes et les hommes placés dans divers contextes particuliers.