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Chapitre 3. La construction sociale du corps genré

3.2 La corporéité féminine et les changements corporels plus significatifs chez les

3.2.1 Le vocabulaire émotionnel de l’arrivée des règles

Par ailleurs, nous considérons important d’analyser les émotions qui ont accompagné les changements corporels de ces femmes lors du passage de l’enfance à l’adolescence. À partir des réflexions phénoménologiques existentielles, Freund (1990) a mis l’accent sur la subjectivité et ce qu’il a nommé le corps expressif (expressive body) pour rendre compte du rôle du corps dans la vie émotionnelle. Nous assumons, en reprenant Lupton (1998), que la construction du soi et de la subjectivité est façonnée par l’expérience émotionnelle. Dans cette perspective, nous considérons que les émotions sont un domaine primordial pour étudier les réponses incorporées (embodied responses) ainsi que leur

64 P : Nosotras cuando tenemos una primera menstruación, el hecho de ver la sangre es más impactante, te

regresa a la consciencia: “ahí está, está pasando, es rojo, es sangre” así lo siento yo.

65 P : Si en cuanto me di cuenta que estaba el sangrado, si te impacta, de repente, aunque tengas idea de lo que

construction à travers la culture. Les émotions représentent un point de jonction (un lien) entre la société, la structure sociale et l’expérience individuelle (Barbalet, 2002; Scheper- Hugues et Lock, 1987). L'étude des émotions contribue à mieux comprendre les relations entre l’ordre moral et ces trois éléments. Dans cette veine, l’analyse sociale des émotions doit se focaliser sur les discours relatifs aux émotions et sur la manière dont les sujets sociaux utilisent les différents vocabulaires émotionnels (Harre, 1986). Il est donc justifié d’analyser la façon dont les femmes dans cette étude ont vécu sur le plan émotionnel l’arrivée des règles, car cet évènement a des conséquences sur leur image corporelle, leur sexualité et leur identité (Kissling, 1996). Dans cette perspective, notons que les discours de toutes les participantes sur l’arrivée des règles sont souvent accompagnés de diverses émotions comme la peur, la confusion et l’angoisse :

P : D’abord, c’était de l’angoisse, car je ne savais pas qu’est-ce qui se passait, je me demandais qu’est-ce que j’avais. Je me souviens que lors de l’arrivée de mes règles, je me demandais : « Qu’est-ce qui m’arrive?, Où est-ce que je me suis blessée? » (Andrea, 34 ans, non-Autochtone, urbaine) 66.

***

P : J’étais effrayée quand je suis allée aux toilettes et j’ai vu le filet de sang et je me demandais : « Qu’est-que c’est? Qu’est-ce qui m’arrive? ». Après, une amie m’a dit que c’était normal, mais d’abord j’étais effrayée (Luisa, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 67.

Notamment les discours sur les premières menstruations acquièrent leurs significations et leur sens dans le cadre d’un contexte particulier et selon les catégories culturelles dominantes. Remarquons que c’est à partir de ces catégories que ces femmes interprètent leurs changements corporels. Soulignons que les émotions négatives et/ou ambivalentes sont présentes chez la plupart de femmes (surtout parmi celles âgées de plus de 30 ans) même si elles ont reçu des renseignements concernant l’arrivée de cet événement. Cependant, les émotions négatives étaient plus fréquentes chez les femmes plus âgées (40 ans et plus), qui habitaient dans les régions rurales, moins scolarisées et qui

66 P : Pues primero angustia, no sabía lo que pasaba, yo llegué y dije qué es eso. Recuerdo que la primera vez

que me bajó la regla, me quedé “ay ¿y ahora qué tengo? ¿De dónde me corté?”.

67 P : Una amiga me dijo “ay no te preocupes a todas nos pasa” y yo “ahhh bueno” pero yo de repente dije “ay

avaient reçu peu d’information, voire aucune à cet égard. De même, l’expérience d’avoir vécu la première menstruation seule, sans être accompagnée d’autres femmes ou d’un réseau social, contribue à augmenter les émotions négatives par rapport à cet événement. Comme d’autres auteures l’ont précédemment indiqué (Beauvoir, 1970; Young, 1985; Martin, 1992), nous considérons que ces émotions moins positives vis-à-vis la menstruation découlent du statut subordonné de la féminité (et des femmes) dans les sociétés marquées par la domination masculine. Cependant, bien que peu fréquentes, nous pouvons trouver dans les discours des femmes participantes des émotions plus positives, mais toujours contradictoires :

P : J’ai ressenti un peu de peur, mais j’étais aussi émue […] je me sentais très bien (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine ) 68.

***

P : J’étais toute confuse, j’étais aux toilettes et j’ai appelé ma maman! […] Elle est venue à mon secours et elle était heureuse, moi aussi, car je savais que désormais, j’étais une femme et j’allais avoir plus de privilèges qu’une fillette.

C : Quel genre de privilèges?

P : Stupidement je savais que j’allais être acceptée par les hommes et je cherchais cette acceptation […], car, à partir de ce moment, je pouvais être désirée légitimement par les hommes (Ana, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 69.

Soulignons que tous les discours où apparaissent des émotions plus positives en lien avec les premières menstruations ont été produits par des femmes âgées de moins de 35 ans et non autochtones et avec au moins 12 ans de scolarité. Ces interprétations plus positives de l’arrivée des règles font référence à la production de nouvelles significations de la féminité dans des contextes moins restrictifs pour les femmes, mais elles peuvent aussi signifier une continuité de l’oppression des femmes. Par exemple, le témoignage d’Ana suggère que l’arrivée des règles pour elle signifiait que, dorénavant, elle pouvait être l’objet légitime du désir masculin. Définir l’acceptation des hommes comme un privilège implique

68 P : (…) se siente un poco de miedo pero también de emoción (…) yo me sentía soñada.

69 P : Mi experiencia fue desconcertante estaba en el baño (…) dije fue mi “mamá” (…). Se mete mi mamá y

le da como una especie de felicidad. Y para mí también era como ya saber que ahora ya era mujer, (…) y que iba a tener “mas privilegios” en relación a ser niña. como una especie de felicidad. /I: ¿Qué tipo de privilegios? /P : Pues estúpidamente ser más aceptada por los hombres lo que yo buscaba era esa aceptación (…) ya puedes ser deseada legítimamente por los hombres.

de s’assumer comme objet du désir masculin où le paramètre de sa propre valeur est encore défini par les autres (les hommes). Il est important notamment de souligner le fait que toutes les femmes ont décrit leurs menstruations comme ennuyeuses ou même comme une contrainte qui les empêchait parfois d’accomplir toutes leurs tâches quotidiennes normalement. Ceci arrivait même parmi celles qui initialement avaient indiqué avoir expérimenté des émotions plus positives à l’égard de leurs premières menstruations :

P : Après les premières règles, on a hâte, on veut que les règles arrivent encore, on achète des serviettes sanitaires. Moi, je comptais les jours, les heures et les minutes, pour que cela arrive à nouveau. C’est l’émotion de la première menstruation, tu sais, mais après cela devient une affaire incommode, alors tu ne veux plus (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 70.

Ce malaise que les femmes expérimentent lors des règles tire son origine dans les relations et arrangements sociaux produits par la dévalorisation sociale des femmes ainsi que par l’aliénation de leur corps. De même, si l’arrivée des règles est considérée comme le signe irréfutable qu’une fille est devenue une femme, nous pouvons supposer l’existence d’un lien entre ce malaise à l’égard des règles et le statut subordonné de la femme dans les sociétés marquées par les rapports inégaux de genre. Rappelons que, pour certaines théoriciennes, les contraintes physiques liées aux menstruations symbolisent les contraintes qui touchent les femmes dans les sociétés patriarcales (Beauvoir, 1970; Young, 2005; Martin, 1992). Ces contraintes découlent des arrangements sociaux, normativités et techniques corporelles touchant les corps menstrués : savoir comment elles doivent s’asseoir, apprendre à cacher les signes qu’elles ont leurs règles, etc. (nous y reviendrons plus loin). De plus, soulignons que dans les témoignages de femmes plus jeunes, non autochtones, provenant des milieux urbains, socialement moins défavorisées et hautement scolarisées, nous trouvons parfois des discours où les règles sont présentées comme non nécessaires, et peuvent même être supprimées :

P : Moi, j’ai une amie qui me disait : « Moi, je veux qu’ils m’enlèvent la menstruation, je n’en veux plus, je n’en veux plus », car on sait qu’il y a des chirurgies pour ce faire mais, parfois, si tu es trop jeune, cela pourrait causer

70 P : (llega) la primera regla y al mes la esperas como loca, ya ansiosa comprando las toallas, (…) me la

pasaba contando los días, las horas y los minutos. ¡Ya me llega! Es la emoción de la primera menstruación, tu sabes, pero después ya se vuelve tan incomodo, que ya no quieres más.

l’infertilité. Mais mon amie disait que, peu importe ça, elle n’en voulait plus […] moi je n’aime pas ça non plus, parfois mes sœurs se plaignent, car elles saignent beaucoup […]

C : Pourquoi pas?

P : Je me sens plus, comment dire, limitée? Parce que je me sens incommodée de porter quelque chose là. En plus, je sens que je ne peux rien faire, car je dois faire attention […] je n’aime pas ça (Caro, 24 ans, non-Autochtone, rurale) 71.

De plus, les discours sociaux et médicaux autour des menstruations ainsi que les images et discours produits par les moyens de communication sont souvent ambigus et contribuent à générer un sentiment de normalité, mais aussi de honte et d’incommodité chez les femmes menstruées en construisant souvent la menstruation comme sale et inutile et le corps menstrué comme plus proche du chaos et de l’indésirable. De plus, les moyens de communication ont tendance à présenter les règles comme un processus naturel, mais aussi comme un problème d’hygiène qui doit être géré en utilisant plusieurs produits d’hygiène.

En outre, les moyens de communication et les discours médicaux contribuent à créer une discipline corporelle qui, en reprenant Young (2005), façonne une civilité menstruelle (menstrual etiquette) qui comporte une charge disciplinaire et émotionnelle importante dans la vie des femmes. Cette civilité menstruelle fait partie de l’habitus corporel des femmes. Elle définit comment et avec qui parler des règles, quel genre de langage utiliser pour le faire, quel genre de produits il faut utiliser pour bien gérer ce phénomène mais surtout quel genre de comportement doivent avoir les femmes pendant leurs règles pour s’assurer qu’elles restent « cachées » et inodores. Autrement dit, les systèmes disciplinaires et la civilité menstruelle n’empêchent pas les femmes de participer à certains espaces ou certaines activités publics avec des personnes non menstruées, mais ils gouvernent les comportements appropriés concernant les menstruations en construisant une autodiscipline pour bien se débrouiller dans ces contextes :

71 P : Tenía una amiga que me decía: ¡Ay! yo quiero que me quiten ¡Ya no quiero más! Porque ya ves que hay

operación para quitártela (la menstruación), pero también cuando eres muy joven, igual y ya no puedes tener hijos, y entonces ella decía: “no importa, ¡Ya no quiero!” (…) hay veces con mis hermanas que sí lo viven así como que “Ay! no, ya me está bajando y me baja así demasiado”.

I: ¿Por qué no te gusta?/P: Me siento más ¿cómo se podría decir? ¿limitada? Me siento incómoda, de andar trayendo algo ahí puesto y aparte como que siento que no puedo hacer algunas cosas por estarme cuidando.

P : Moi, je pensais, « Oui, je suis menstruée maintenant, je suis une femme, c'est normal" . À partir de ce moment je dois faire attention, prendre des précautions d’hygiène, utiliser des serviettes et les changer fréquemment, avoir un calendrier avec mes règles […] (Karla, 24 ans, non autochtone, urbaine) 72.

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P : Car on est habituées à marcher d’une manière déterminée, à s’asseoir d’une manière spécifique, mais quand cela arrive (les menstruations), alors on commence à se faire dire qu’il faut fermer les jambes, mais on ne peut pas à cause de la serviette, on ne peut pas (Luisa, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 73.

Bien que toutes les femmes fassent référence dans leurs discours à cette civilité menstruelle, il est à noter qu’il existe des différences significatives et parfois subtiles dans les pratiques selon la classe sociale, les milieux (urbains, ruraux), l’appartenance ethnoraciale, l’âge et le niveau de scolarité des femmes. Par exemple, les femmes de classes sociales plus favorisées ont plus de moyens économiques pour acheter un plus grand nombre de produits afin d’être plus « confortables » et de mieux « cacher » leurs règles. Par contre, chez les femmes socialement plus défavorisées, des milieux ruraux, souvent autochtones et âgées de plus de 30 ans, cette civilité menstruelle se trouve moins évidente, voire parfois absente de leurs discours. Cependant, pour la plupart de ces femmes, leurs règles ont été souvent l’objet des tabous. Cela peut s’expliquer par une exposition moins importante aux discours médicaux, pédagogiques et des moyens de communication. Ainsi, ces femmes tendent à envisager leur corps d’une façon plus pragmatique et instrumentale. Cependant, parmi les femmes de moins de 30 ans qui partagent le même contexte (socialement défavorisées, milieu rural, etc.), cette civilité menstruelle est très répandue. Cela pourrait indiquer que l’augmentation de l’accès aux moyens de communication, la plus ample couverture des services de santé et l’intégration dans le curriculum des programmes de santé de renseignements au sujet de la menstruation à l’intention des femmes a eu des effets sur la façon dont les femmes pensent et expérimentent leurs règles.

72P : (…) “sí ya estoy menstruando, ya soy mujer, es normal”, “pues tengo que tener ciertos cuidados

higiénicos, y ponerme la toalla, cambiármela estar pendiente de que llegue el mismo día y contar.

73 P : Porque estás acostumbrada a caminar de tal o cual forma, sentarte de tal o cual forma, y cuando te llega

D’ailleurs, bien que les règles apparaissent dans les témoignages de presque toutes les participantes comme une sorte de fardeau, elles ressortent aussi implicitement dans certains discours (produits par les participantes catholiques) comme une punition. Remarquons le rôle important que joue la religion dans la construction des règles comme une punition :

P : À l’époque, j’étais un peu croyante et je me suis dit : « Ceci doit être une punition de Dieu », parce que, quand mes règles ont commencé, j’avais 11 ans, j’étais très petite, alors je pensais : « C'est une punition de Dieu » (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 74.

Le fait d’interpréter l’arrivée des règles comme une punition divine fait référence à la tradition judéo-chrétienne (et d’autres traditions religieuses) où le corps, mais surtout le corps des femmes a été condamné à la douleur à cause de la responsabilité de la femme dans l’expulsion du paradis. En reprenant Le Naour et Valentini (2001), cette conception rejoint en partie les différentes légendes qui tentent d’expliquer l’origine des règles où la femme est punie pour avoir endossé un rôle qui n’était pas le sien ou transgressé un interdit. Alors, le flux menstruel est donc conçu comme une forme d’expiation. En effet, l’Église a partiellement repris ces récits mythiques, où la menstruation a été imposée à la femme à cause de son péché. En plus, ce témoignage nous permet de mettre en évidence le fait que dans le Mexique contemporain, dans certains contextes, les discours et les pratiques normatifs produits par l’Église catholique et les autres religions dominantes jouent un rôle fondamental dans l’expérience corporelle et sexuelle des agents sociaux. Notons que la façon dont on interprète et donne du sens à la menstruation change à travers le temps selon les différents moments du cycle de vie, ainsi que la trajectoire sexuelle et reproductive.

3.2.2 L’apprentissage de la discipline corporelle : être menstruée, être une femme