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2 16 Un secteur privé adapté aux variations de l’offre et la demande en céréales

En revanche, le secteur privé, le plus souvent informel, est bien adapté aussi bien à l’offre de céréales, caractérisée par une grande atomisation correspondant au grand nombre de petites exploitations familiales, qu’à la demande urbaine, elle aussi fortement atomisée en raison de la faiblesse et de l’irrégularité des revenus de la majeure partie des citadins ce qui explique aussi la chute de la demande urbaine en période de crise. De plus, dans les dernières décennies, marquées par le « dégraissage de l’État » dans les années 1980, conséquence de l’ajustement structurel, et par le dévaluation du franc CFA en 1994, même ceux qui ont encore les moyens d’acheter des céréales en gros, par sacs, y renoncent, peu à peu. En effet, l’arrivée d’une quantité importante de céréales dans une famille ne passe pas longtemps inaperçue et sa gestion est vite soumise à l’exigence de générosité en faveur des parents et des voisins158. Ceci constitue à l’évidence une manifestation du désir d’individualisation à l’oeuvre dans les villes africaines qui se caractérise ici par un repli sur la famille nucléaire (Marie 2003), même si ceux qui agissent ainsi n’ignorent pas qu’ils prennent le risque d’être critiqués et d’être victimes de pratiques de maraboutage ou d’attaques en sorcellerie. Quoi qu’il en soit la tendance générale va dans le sens d’un plus grand fractionnement des achats de céréales des familles, ce qui se traduit en réalité par le paiement de prix plus élevés.

Comme le souligne un boutiquier159 de bamako en 2007 : « Souvent 1 kg, 2 kg. Parce que ceux qui parviennent à manger, ils préparent 2 kg par jour. Et demain, ils reviennent encore acheter 2 kg ou bien 1,5 kg ». Quand l’argent manque dans une famille, la femme cherche à aider son mari par tous les moyens, y compris en achetant des fonds de marmite : « [On en trouve] au marché,

156 Une étude récente sur le Burkina le confirme : « au niveau des unités utilisées, on trouve diverses mesures de

volume (plats, tine, grande et petite assiette yoruba, etc.) mais très peu le kilogramme, utilisé uniquement pour le riz importé » (Ducommin & alii 2005 : 53).

157 Dans les différents marchés dits du « Plateau » de villes africaines, qui sont fréquentés en majorité par une

clientèle européenne - l'usage de la balance est plus courant que sur les autres marchés dont la clientèle est en majorité africaine. Une tentative de l'imposer 157 aux bouchers de N'Djamena s'est soldée, il y a quelques années,

par une grève qui fut suivie de la reprise de la vente de la viande « au tas » qui ne connaît que la distinction entre viande avec os ou sans os.

158 Déjà en 1985 un chef de famille de Ndjamena, relativement aisé et représentatif de son milieu, nous

déclarait : « Si on a un sac à la maison, les femmes utilisent mal les céréales. Elles font des cadeaux aux parents qui souffrent de famine » (Arditi 1986 : 60).

159 Les femmes sont de manière générale peu présentes parmi les grands commerçants elles sont nombreuses

dans le micro-commerce qui prolonge les activités domestiques : préparation et vente de plats cuisinés, vente de fruits et de légumes, de poisson etc. Un travail récent sur les commerçantes de Bamako et de Dakar, indique que les marchés de Bamako seraient contrôlés pour la vente des céréales, de la viande, des volailles etc. par les hommes. Les boutiques de quartiers sont aussi tenues par des hommes (Rondeau & Bouchard 2007).

souvent moins cher. Madame, elle voit que vraiment ça va pas. Elle fait tout. Même s’il faut acheter [avec seulement] 500 francs. Elle voit que 500 francs, elle ne peut pas avoir 2 kg de riz, elle va [donc] acheter le fonds de marmite. [Elle] achète ça » dit l’un de nos interlocuteurs.

En effet, en raison du principe bien connu du micro-commerce, plus la quantité achetée est faible, plus le prix unitaire est élevé. Le commerce africain s’est adapté depuis la période coloniale à cette situation en achetant en gros des biens manufacturés ou des produits alimentaires aux maisons de commerce européennes et en les revendant ensuite au détail ou au micro-détail. Ces pratiques se sont pérennisées et de nos jours la plupart des marchandises de consommation courante, importées ou locales (lessive, cigarettes, médicaments etc.) sont fractionnées et vendues en unités beaucoup plus petites que le conditionnement initial : « bâton » de cigarette, comprimé d’aspirine ou de nivaquine etc. Ceci permet une adaptation constante à la faiblesse du pouvoir d’achat du plus grand nombre. Pour les céréales les petits commerçants utilisent des mesures de plus en plus petites dites « de récupération » telles que les boites de conserve vide ou de « sucreries » (Coca-Cola, Fanta etc.) (Blanc-Pamard 1998).

Et même quand certains boutiquiers160 vendent apparemment au poids à l’aide d’une balance, l’absence de contrôle par un service étatique des poids et mesure161 n’offre pas la garantie que

l’achat d’un kilo de riz correspond bien à la fourniture de cette quantité162. Les clients n’ont ni la possibilité ni surtout l’idée de vérifier le poids car ils n’ont pas de balance et peut-être font-ils preuve d’un certain fatalisme d’autant plus que le crédit consenti par le boutiquier, apparemment gratuit, interdit sans doute aussi toute démarche de vérification du poids : « à cheval donné on ne regarde pas les dents! ». Or, en raison de la pauvreté de la majeure partie de leurs clients, les boutiquiers sont le plus souvent contraints de leur consentir un crédit, même si ce sont des inconnus nouveaux dans le quartier. Comme le dit bien notre boutiquier: « si tu fais pas crédit, tu peux pas vendre. On donne des crédits à ceux même qu’on ne connaît pas Parce que voir quelqu’un et le connaître, ce n’est pas la même chose. Je peux venir une semaine, chaque jour je me rends chez toi ; j’achète pour 2000 francs, quelque chose de 1000 francs, quelque chose de 500 francs, une semaine, deux semaines, trois semaines. Tu ne connais pas son nom, tu sais pas d’où d’il vient. Seulement, qu’il est en location dans cette famille. Á la fin, il te demande crédit. Tu me donnes parce que chaque jour j’achète chez toi. Tu me donnes crédit. Bon, un jour je viens, ah vraiment je vais aller prendre mon argent. Aujourd’hui j’ai besoin de cette somme, tu me donnes, c’est la dernière tartine quoi, je prends ça, après tu me vois plus ». Même, une veuve en difficulté à qui un crédit a été consenti par charité doit rembourser sa dette sous peine de ne plus pouvoir être servie chez son boutiquier. D’après celui-ci : « oui, au début il y a [de la] pitié. Quand tu donnes à cause de Dieu, là j’ai pitié. J’ai pitié aussi, bon, [quand] tu m’as demandé crédit. J’ai pitié. Bon, je vous ai donné pour « essayement ». [Mais] si ça n’a pas marché, vraiment j’arrête. Parce moi-même je suis là à essayer de soutenir ma famille. Si tu viens essayer de prendre tous mes sous. »

Les boutiquiers n’ont, à l’évidence, guère d’autre moyen de se prémunir contre les mauvais payeurs du quartier (« Y’en a beaucoup. Beaucoup. Y’en a trop » dit encore le boutiquier), que de tricher sur le poids des achats de céréales163. Nombreux sont en effet les clients qui, dans les

quartiers pauvres de Bamako (ou d’autres villes africaines) déménagent en pleine nuit « à la cloche de bois » car ils ne peuvent ni honorer leurs dettes ni payer leurs arriérés de loyer ou pour les deux raisons à la fois ! D’ailleurs, Le petit commerce est devenu de ce fait une activité si difficile que notre boutiquier affirmant ne pas souhaiter que ses enfants lui succèdent dit : « non, je veux pas. Non je veux pas. Moi mes enfants, même mes petits frères, je suis là à les pousser à ne pas faire mon travail. Moi, je suis là avec mon travail, je sais que je peux pas faire autrement que ça. Mais

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Le petit commerce de quartier est dominé par les Songhaï depuis les années 1950. La sécheresse des années 1970 a accéléré leur arrivée à Bamako (Sanogo 1993).

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Les associations de consommateurs rencontrées n’en ont pas fait état. Ces pratiques sont par contre dénoncées par certains imams.

162 Denise Savineau signalait déjà dans le rapport sur les femmes d’Afrique de l’Ouest, commandité en 1936 par

le gouverneur de Coppet, les pratiques des commerçants syriens dont l’administration coloniale avait facilité l’installation dans le commerce de détail : « il parle la langue indigène, fait crédit, prête au besoin, mais se rattrape. Voici comment : les deux plateaux de sa balance ne sont pas de poids égal ; il a deux séries de poids, l’une pour l’achat, l’autre pour la vente ; le mètre marqué sur le comptoir par deux encoches n ‘a pas 100 centimètres » (Savineau 2007 : 89).

163 Les grandes surfaces des pays du Nord ne se comportent pas autrement quand elles répercutent le montant

je suis là à les pousser à aller voir certaines activités et puis quand ils me voient, je veux les guider, je veux pas qu’ils fassent ça, je veux pas qu’ils fassent ça ! »

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