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La femme qui donne maintenant son témoignage est une voisine bamanan des « mères- courage » minyanka dont on vient de rapporter les difficiles conditions d’existence255. Mais ces

différences d’origine ethnique n’ont qu’une valeur anecdotique. Toutes ces femmes appartiennent à la même catégorie sociale et elles partagent la condition de ces mères de famille dures à la peine qu’une vie marquée par la précarité a en quelque sorte promues au rang de chefs de maisonnée en raison de la moindre résistance des hommes face au tragique quotidien de l’extrême pauvreté. Elle- même, à quarante cinq ans, paraît n’avoir pas d’âge défini, tant elle est mince aux limites de la maigreur et mal fagotée dans un modeste pagne défraîchi simplement noué au dessus de la poitrine au plus près d’un corps fragile. Mais, sous le foulard de tête, le visage fatigué s’éclaire souvent d’un petit rire spontané. Elle est pieds nus et pourtant elle a cet humour des pauvres qui prennent le parti d’en rire plutôt que d’en pleurer : en rire, c’est affronter le rappel de ses difficultés avec une certaine distance, c’est, au fond, affirmer envers et contre tout sa dignité de sujet, la dignité de qui se tient debout au bord du gouffre et ne s’y abandonne pas.

255 Quartier Sibasaba, Commune de Dialakorodji. Cour voisine de la cour de Mme Assetou (cas n°1). Entretien

1. 2. 1. Le groupe de résidants

Dans la cour, il y a trois familles conjugales, autonomes pour ce qui est de la préparation et de la consommation alimentaires. Mais il peut y avoir des entraides entre ces trois groupes au cas où l’un d’eux n’a pas grand-chose à manger.

L’informatrice (45 ans) et son mari (57 ans) ont quatre enfants : le fils aîné (28 ans) est « handicapé » et « ne fait rien ». Son frère cadet (26 ans) a émigré au Congo depuis quatre ans et, depuis plus d’un an, l’on est sans nouvelle de lui. Le troisième fils (24 ans) fait du petit commerce de produits de beauté au grand marché. Il donne 2000 F. par mois ou par quinzaine à sa mère : elle est « contente de lui ». Le dernier fils (22 ans) est militaire dans une ville de l’intérieur. Jusqu’alors, « il garde sa solde pour lui et il ne fait pas de geste » pour sa mère, mais, espère-t-elle, « si le temps est venu, il va donner ».

Un premier locataire (un minyanka) est « taximan sans voiture » (c’est-à-dire chauffeur de taxi clandestin pour le compte du chauffeur attitré). Il paie 3.000 F. par mois le « une pièce » qu’il occupe avec sa femme et trois jeunes enfants (l’aîné a sept ans), le quatrième et dernier enfant ayant été confié à la garde d’une petite sœur.

Un second locataire occupe également « une chambre » qu’il paie 3.000 F. par mois. Il réside là avec son épouse et trois enfants qui sont scolarisés dans une medersa [école coranique où l'on enseigne également les matières du programme des écoles publiques laïques]. Les deux autre enfants, plus petits, sont à la garde de parents au village. L’homme est revendeur de lait. Il a un pied blessé, entouré de chiffons peu propres.

1. 2. 2. « Il y a des jours où je n’ai pas de quoi préparer »

Comme en écho aux propos de ses voisines, la mère aux pieds nus insiste elle aussi sur les difficultés qu’elle rencontre pour gagner de quoi « préparer » (les repas) avec son activité de petite revendeuse, activité si aléatoire qu’elle doit souvent compenser l’absence de gains plusieurs jours d’affilée en ayant recours aux relations d’entraide qu’elle entretient avec ses voisines du quartier. Ainsi, elle arrive à assurer un modeste repas par jour où le poisson séché fait office d’ingrédient et d’où la viande, trop chère, est exclue :

« Il y a des jours où je n’ai pas de quoi préparer. Je vends du pain de karité chaque jour au marché du quartier. Je le revends. Je peux n’avoir rien pendant trois ou quatre jours. Je vais alors chez les voisins leur demander un peu de quoi. Moi-même, j’aide quand je peux, aussi. Je dépense 1.000 à 1.750 francs CFA. Souvent, je prends un kg de riz : c’est la nourriture la plus facile à préparer, la plus rapide. Avec le mil, il faut aller et venir à la machine, le piler. Le riz, en trente minutes, c’est fait. Et puis il y a l’estomac qui s’habitue. Je prépare avec des sauces simples, avec de l’oignon, du soumbala, des tomates, du gombo, du poisson séché pour 100 francs CFA, la viande est trop chère. Je mange une fois par jour, à midi. La nuit, je fais une petite bouillie de riz ou de maïs (avec du sel) ».

1. 2. 3. L’accumulation des difficultés : mari malade, fils handicapé, soins trop chers, endettement.

« Mon mari est parti se soigner en Côte d’Ivoire depuis cinq mois, car il est très malade (la tension, beaucoup de sang, le cœur qui bat). Habituellement, il fait du commerce, il a une petite boutique, une petite épicerie au bord de la route. Il a arrêté à cause de sa maladie et il a tout laissé à quelqu’un à qui il loue la boutique 3.000 francs CFA par mois. A son retour, il devait reprendre la boutique. Ici, les médicaments sont trop chers : 15.000 francs CFA et plus. En Côte d’Ivoire, aussi, c’est cher, mais mon mari est allé chercher du travail là-bas pour se faire soigner sur place où c’est mieux qu’ici. Il revient dans une semaine : j’ai eu son message par le tenancier d’une cabine téléphonique.

Mais malgré son voyage, il a du mal à parler : la tension est montée à sa bouche et, s’il n’a pas les moyens [de se faire soigner], il ne reprendra pas sa boutique. Il va rester ici, à la maison, et attendre les 5.000 francs CFA par mois du nouveau locataire de sa boutique, car il est trop fatigué. Il restera ici tranquille dans la cour.

Nous sommes obligés encore actuellement de payer les crédits qu’il avait pris pour partir en Côte d’Ivoire. Ces emprunts ont été faits aux voisins seulement, car les parents n’avaient pas de pitié. Mais je n’ai pas de rancune : le père et la mère sont là [vivants] et on ne peut pas en vouloir à ses parents ».

Quant au fils aîné, à 28 ans, il ne peut être un recours : présenté comme un handicapé, il a échoué dans une tentative migratoire en Côte d’Ivoire et se retrouve lui aussi endetté à cause de cela.

« En 2005, notre fils était très malade et il est parti à l’aventure à Abidjan. Il a pris beaucoup de crédits partout sans pouvoir tout rembourser. Maintenant, il reste là, assis. Il est handicapé. Il était cireur de chaussures et couturier, mais il n’a rien pour acheter du matériel».

Comme si le fils reproduisait mimétiquement le destin social du père à cette nuance près, symbolique de la dégradation contemporaine des conditions d’existence, qu'avec lui, l’échec de la migration, l’endettement et la mauvaise santé affectaient un jeune homme de 28 ans et qui, lui, ne pouvait même pas, comme son père avec sa boutique à louer, compter sur le moindre petit capital, alors que, normalement, c’est à lui, aîné des enfants, qu’aurait dû incomber la charge de la maisonnée.

En fin de compte, ce récit lapidaire dit bien l’essentiel d’un mécanisme de dégradation des conditions de vie que la pauvreté ordinaire affecte d’une telle précarité structurelle que tout accident, de santé notamment, peut compromettre ses fragiles équilibres. En l’occurrence, la maladie d’un mari, déjà trop vieux à 57 ans et trop pauvre pour espérer être rétabli et reprendre son activité, ne laisse d’autre recours que l’attente des revenus de la location de la petite boutique. Mais encore faudra-t-il que cette ressource ne soit pas affectée par les aléas du petit commerce et les fluctuations des revenus du locataire ou son indélicatesse…

1. 2. 4. Défaillance de la solidarité familiale

Quant à compter sur la proverbiale entraide familiale, on voit, avec cet exemple aussi, que c’est loin d’être un recours assuré : quand bien même le voudraient-ils, les parents ont de moins en moins les moyens d’avoir « pitié » les uns des autres («les parents n’avaient pas de pitié »).

L’épreuve de la paupérisation aggravée des milieux populaires rend donc manifeste une évidence pourtant trop souvent oubliée des thuriféraires (naïfs ou roublards) des valeurs de la « solidarité familiale» : celle-ci n’est pas cette ressource culturelle inépuisable que produiraient sans discontinuer des « traditions » sachant préserver contre les turbulences de l’histoire le trésor inaltérable de leur spécificité. Mais, comme toute autre réalité humaine, bien sûr, elle ne peut être agissante qu’à la condition de disposer des ressources nécessaires à sa concrétisation et elle est donc avant tout tributaire des conditions historiques et matérielles de son exercice et de sa pérennisation.

D’ailleurs, c’est sans doute la conscience que l’on a de ces déterminations indépendantes des volontés particulières qui, à côté de la possible influence de l’Islam, explique ici l’absence déclarée de toute rancœur envers des parents non solidaires (« mais je n’ai pas de rancune : le père et la mère sont là et on ne peut pas en vouloir à ses parents ») : les ressentiments au sein des familles sont toujours gros de menaces par les sorts ou les attaques en sorcellerie, sources de malheurs en cascade, mais l'Islam qui condamne la sorcellerie et l’évidence de la pauvreté comme lot commun imposant des replis individualistes par la force des choses peuvent, effectivement, tarir les motifs virtuels de rancœur envers les proches. Cependant, par une sorte de ruse de l’histoire, à laquelle les classes dirigeantes feraient bien de prendre garde, ces deux facteurs peuvent, par suite, prédisposer à chercher plus loin, au delà du cercle de la proximité sociale, les causes véritables, objectives, politiques, des malheurs présents et pousser de plus en plus de pauvres, parmi les jeunes citadins surtout, vers l’Islam politique et la contestation ouverte du Pouvoir en place.

1. 2. 5. « Je suis au dernier barreau de l’échelle : je n’ai rien. La vie, c’est comme ça. Depuis que Dieu a créé le monde…» (fatalisme religieux et scepticisme politique)

Comme ses voisines, la « mère aux pieds nus » a, en effet, une vision sans illusion de la stratification sociale malienne : après les deux catégories supérieures que ne distingue entre elles que leur niveau de richesse, l’accessibilité des aliments devient discriminante dès lors qu’il s’agit de définir les deux catégories sociales inférieures, car, au bas de l’échelle sociale, tout ramène aux questions de survie immédiate : il y a ceux à qui leurs revenus permettent de « gagner leur nourriture » et de manger à leur faim et les décharnés que leurs revenus intermittents condamnent à une nourriture intermittente :

« Je suis au dernier barreau de l’échelle : je n’ai rien. Au premier barreau, il y a les grands richards, « banan » ; ils sont riches, ont beaucoup d’enfants, des voitures, de belles maisons, de

l’argent : là, tu es très heureux. Au second barreau, comparés aux précédents, il y a les « nafolo tiguiba » [« argent-propriétaires »], ils sont déjà riches. Au troisième, il y a ceux qui gagnent leur nourriture, les « djoura ». Au quatrième, il y a ceux qui n’ont rien : tantôt ils gagnent leur nourriture, tantôt ils ne la gagnent pas. Ce sont les « dya-ko », les dos décharnés, desséchés ».

Cependant, l'enracinement de ces conditions sociales dans la longue durée, depuis les empires précoloniaux jusqu’aux désillusions de l’indépendance, ainsi que l’influence d’une vision religieuse du monde présentant l’ordre hiérarchique comme une création de Dieu, contribuent sans doute à cette absence de pensée révoltée face à ces inégalités dont on est pourtant très conscient.

« La vie, c’est comme ça. Depuis que Dieu a créé le monde. Tout ça, c’est bien fait : si tout le monde était riche, le riche ne serait pas content : qui va travailler ? Et, si tout le monde était pauvre, ce ne serait pas bon, parce que tout le monde ferait la guerre. Si le riche donne aux pauvres, ça va, si le riche ne donne pas aux pauvres, ça va (sic !) ».

Toutefois, sous l’affirmation d’un profond scepticisme devant les élections qui ne changent jamais rien, on peut lire une dénonciation de l’Etat et des classes au pouvoir pour leur indifférence au sort des pauvres. C’est encore ce que ceux-ci ont pu vérifier à leurs dépens lors de la sécheresse de 2005 : face à la hausse des prix, ils n’ont reçu aucune aide de l’Etat et ont dû réduire leur ration alimentaire.

« L’Etat n’est pas là. Il ne pense pas à ça (le sort des pauvres). Ici (dans le quartier), il n’y a aucune aide alimentaire sous aucune forme. Nous ne pensons pas que le gouvernement existe. Ils (les dirigeants) sont dans un autre monde. Moi je suis une citoyenne, j’entends (dire) qu’il faut voter, mais je n’attends rien des résultats politiques du vote. Et je n’attends rien de plus des élections municipales. Ils (les politiciens) vont même laisser des problèmes derrière eux après leur départ. Ils sont tous pareil, un autre ne fera pas mieux que le prédécesseur.

Ici, il n’y a aucune aide alimentaire, sous aucune forme. En 2005, le riz n’était pas bon, mais nous avons pu nous nourrir. Mais le kg était à 500 francs CFA ! On a dû couper un peu : certains repas étaient réduits de moitié en quantité ».

A quelques mètres du petit groupe formé par le visiteur, son accompagnateur et leur interlocutrice, la présence d’un figurant muet donnait un éclairage sans complaisance à l’entretien. Allongé à même le sol de la cour, l’homme écoute l’entretien de manière apparemment distraite, en tout cas, distanciée. Il a un pied bandé et paraît affaibli. Parfois il esquisse un vague sourire ponctuant certains propos de la femme, puis il affiche une mimique ostensiblement désintéressée : à quoi bon, semble-il signifier, cet entretien qui pouvait être l’occasion d’une petite distraction, mais qui ne déboucherait, comme toujours, sur aucune action concrète pour améliorer le sort de gens comme lui ? Cet homme, c’est l’un des deux locataires, le « revendeur de lait ».

1. 2. 6. En définitive, les pauvres ne peuvent compter que les uns sur les autres

Ainsi abandonnés à leur sort par l’Etat, par les élites au pouvoir et aux affaires, par les « riches » et les classes moyennes et, souvent, même, par les gens de leur parentèle, eux-mêmes trop souvent aux prises avec de semblables difficultés (si bien qu’ils « n’ont pas de pitié »), les pauvres en viennent à compter de plus en plus sur les relations qu’ils peuvent construire eux-mêmes sur la base de l’interconnaissance et dans le cadre d’une condition sociale partagée. En d’autres termes, édifiés sur la base d'une logique combinant les affinités interpersonnelles, la proximité spatiale et la proximité sociale, ces rapports de solidarité sont toujours clairement distingués, en ce qu’ils sont électifs, des relations de parenté imposées par la naissance et marquées par des obligations souvent ambivalentes (quand l'obligation reste une valeur, mais, de plus en plus, est surtout appréhendée comme une difficulté supplémentaire qu'on cherche à esquiver, au lieu d'être aussi vécue, comme autrefois, en tant que moment d'un cycle bénéfique de dons réciproques).

Certes, les voisins avec lesquels on entretient ces rapports d'entraide mutuelle sont, évidem- ment, eux aussi aux prises avec les difficultés qui enferment souvent les parents dans leur absence de « pitié », mais, contrairement à ces derniers qui peuvent répugner à aider car, entre parents, il peut être plus difficile ou délicat d’obtenir le remboursement du prêt ou le contre-don de réciprocité, les voisins peuvent s’obliger mutuellement avec plus de confiance dans la mesure où cela procède d’une démarche volontaire et n’engage pas tout un arrière-plan de relations affectives souvent lourdes et ambivalentes.

Ainsi peut s’expliquer l’apparent paradoxe d’une meilleure entraide entre voisins qu’entre parents : entre voisins, la réciprocité des échanges est mieux garantie. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi la femme pouvait souligner que, pour rembourser les dettes de son mari et de son fils, elle avait emprunté « aux voisins seulement, car les parents n’avaient pas de pitié ». Elle apportait en effet la solution de ce paradoxe a priori quand elle précisait ensuite qu’en cas d’impossibilité d’acheter de quoi préparer le repas, elle allait « chez les voisins leur demander un peu de quoi », ce qui, bien sûr, présupposait qu’elle faisait ainsi jouer un principe d’assistance mutuelle (« moi-même, j’aide quand je peux, aussi »).

En outre, en fonction du même principe de réciprocité volontaire, les pauvres se donnent aussi des institutions d’entraide sous la forme de tontines structurées autour d’un leader. Comme le déclarait in fine notre interlocutrice en parlant de sa voisine (la présidente de la tontine des femmes du quartier : cf. étude de cas précédente) :

« J’écoute Assetou : nous avons un tour de femmes. Nous sommes quarante. Je cotise chaque mercredi 1000 francs CFA. Avec le produit [du tour de rôle], je paie la nourriture, je rembourse les dettes du mari et j’achète un pagne. Quand j’aurai réglé les dettes, je voyagerai dans des villages de l’intérieur pour acheter du sorgho, des fruits, du charbon [de bois], du lait, de l’arachide, pour venir les revendre ici ».

Sans employer le vilain concept de « résilience » qui convient si bien à l’air de ces temps « libéraux », on peut simplement souligner que ces pauvres, tout particulièrement les femmes, ne s’abandonnent pas à cette pression terrible qui les renvoie quotidiennement du côté de la « vie nue »256. Au contraire, ils cherchent, à l’image de la dame aux pieds nus, toutes les solutions

possibles à leur portée pour faire face et parfois, entretenir l’espoir têtu d’une petite amélioration. Ce qui peut les abattre et les installer dans une situation de dépendance et de passivité vis-à-vis de leurs proches, c’est la maladie quand elle ne peut être soignée « faute de moyens ». Terrible importance du corps, ce premier et trop souvent exclusif moyen de production !

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