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De l’insécurité à l’incertitude alimentaire à Bamako (Mali)

Charles-Édouard de Suremain & Élodie Razy

Anthropologues suremain@ird.fr elodie.razy@hotmail.fr

Résumé :

Si, en milieu rural malien, l’insécurité alimentaire est un problème crucial, il échappe pour l’heure, en milieu urbain, à l’agenda des politiques publiques et des programmes de lutte contre la pauvreté et, plus largement, à toute réflexion sur sa définition, ses enjeux et ses implications sociales spécifiques. L’insécurité alimentaire serait-elle impensable en ville ? Comment ceux qui éprouvent des difficultés à s’alimenter à Bamako vivent et pensent leur situation ? Cerner les contours et étudier les déclinaisons de l’« incertitude alimentaire », notion qui émerge des expériences, des discours et des catégories employés par les acteurs, est l’objectif de ce texte. Les représentations du « bien manger » et du « mal manger », comme les signes corporels de la pauvreté, seront abordés dans leur articulation aux codes, normes et pratiques quotidiennes. Le rôle des acteurs (entourage et/ou institutions) impliqués dans la lutte contre l’insécurité alimentaire sera quant à lui envisagé au regard des changements affectant les règles de commensalité et les comportements alimentaires, ainsi que dans son articulation au changement social. L’intérêt heuristique de la notion d’incertitude alimentaire pour penser et agir sur les situations alimentaires perturbées sera finalement exploré.

Mots-clefs

Incertitude alimentaire, milieu urbain, corps, pauvreté, entourage, réseaux d’entraide, commensalité, comportement alimentaire, changement social.

Au Mali, comme dans la plupart des pays de la zone sahélienne, le problème de l’insécurité alimentaire267 est crucial, même s’il ne semble pour l’heure se poser – pour les structures étatiques

et non gouvernementales – qu’en milieu rural268. Comme si, en effet, l’insécurité alimentaire en milieu urbain n’était simplement pas à l’ordre du jour des agendas des politiques publiques et des programmes de lutte contre la pauvreté. En outre, quelques travaux mis à part, toute réflexion à court et à moyen terme sur les enjeux sociaux, économiques et politiques majeurs de l’insécurité alimentaire en milieu urbain est inexistante269. Paradoxalement, une part toujours plus importante

de la population – au vue de sa proportion croissante en ville (entre 35 et 40%270) – se voit ainsi écartée des actions de développement ou d’aide en lien avec l’alimentation.

L’insécurité alimentaire en milieu urbain serait-elle impensable ? Plus encore, ne serait-elle détectable qu’à travers la corrélation d’un petit nombre d’indices quantitatifs élaborés pour le milieu rural ou l’extrapolation de ces derniers ? Dans les deux contextes (rural et urbain), ne devrait-on pas en premier lieu se fonder sur les termes et les pratiques des intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire ceux qui éprouvent des difficultés à s’alimenter au quotidien ? Mettre en avant les représentations, les discours et les expériences des habitants de Bamako souffrant de cette situation – et que la notion d’« incertitude alimentaire » traduit le mieux –est l’objectif de ce texte. L’incertitude n’est ici synonyme ni de précarité ni d’insécurité, lesquelles sont mesurées par des indices quantifiables et « objectivables » à des degrés divers (Suremain 1998). Elle renvoie plutôt à « (…) l’expérience et [à] la connaissance intime [qu’ont les acteurs] de l’environnement naturel ou sociopolitique mais dont l’occurrence n’est pas mathématiquement probabilisable (…) » (cf. texte de P. Janin, L’insécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest, Note 1). Que recouvre la notion d’incertitude alimentaire au quotidien ? Quels en sont les facettes, les contours, les déclinaisons et les implications ? Dans quels types de temporalités s’inscrit-elle ? Son analyse en tant que situation et état et sa constitution comme outil d’analyse n’auraient-elles pas un intérêt heuristique et opérationnel dans la compréhension et la lutte contre l’insécurité alimentaire ?

Après avoir dégagé les représentations locales du « bien manger » et du « mal manger », ainsi que les signes corporels associés à la pauvreté, l’incertitude alimentaire sera appréhendée sous l’angle des codes, normes et pratiques quotidiennes. Le rôle des acteurs qui palient ou qui sont censés palier l’incertitude alimentaire (entourage et/ou institutions) sera pour sa part analysé à la lumière de l’évolution des règles de commensalité et des comportements alimentaires. On s’interrogera enfin sur les articulations possibles entre changement social et incertitude alimentaire.

Pour réaliser cette recherche, quatre entretiens collectifs (focus group)271 – dont les critères

de sélection étaient le sexe et le statut générationnel dans la famille – ont été organisés avec différentes catégories de femmes (jeunes mères et grands-mères) et d’hommes (jeunes pères et grands-pères). Une dizaine d’entretiens individuels, destinés à approfondir des expériences, des expressions ou des thèmes particuliers, ont été menés auprès de certains des participants aux entretiens collectifs et d’autres habitants (quartiers de Bankoni, Plateau, Arbul, Djanguinébougou et Darsalam) où la recherche a été conduite272.

267 Elle est définie par les grandes institutions internationales (notamment lors du sommet de l’alimentation

tenu à Rome en 1996) comme le fait de ne pouvoir avoir accès, à tout moment, à une nourriture suffisante pour mener une vie saine et active.

268 La United States Agency for International Developement (USAID) et l’Union Européenne (UE), comme les

nombreuses structures qui dépendent de ces grands bailleurs de fonds, ne financent à ce jour aucun projet de lutte contre l’insécurité alimentaire en milieu urbain.

269 À l’exception notable de l’ONG Action Contre la Faim dont les responsables s’interrogent sur des procédures

méthodologiques visant à évaluer l’insécurité alimentaire à Bamako. Sur l’alimentation en milieu urbain en Afrique cf. les travaux d’Akindes (1991, 1995), Mohamed Ag (1998, 2000), Suremain (1998, 2000), Briand (2008).

270 D’après les estimations du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) citées par Hertrich

& Keïta ed. (2003) : http://www.ined.fr/fichier/t_telechargement/3271/telechargement_fichier_fr_chap_1.pdf

271 De 12 à 15 personnes chacun. Un cinquième entretien collectif s’est déroulé avec des étudiant(e)s de

l’Université de Bamako. Les auteurs tiennent à remercier tout particulièrement Jobe et Alou pour les avoir aidé à organiser les entretiens et plus particulièrement ce dernier pour son rôle d’interprète et son implication durant leur déroulement.

272 Financée par le Ministère de la Recherche et l’équipe de Nutrition de l’IRD, notre recherche s’inscrit dans le

cadre de l’Action Concertée Incitative (ACI) « Acteurs stratégiques, cadres normatifs de l’action et régulations des politiques alimentaires au Sahel » (2005-2008).

1. Le « bien manger » et le « mal manger »

1.1. Manger ou ne pas manger au quotidien

Les termes bambara afara et dunkafa sont employés pour dire que l’on a « bien mangé ». Ils expriment le fait d’ « être rassasié », de « manger à sa faim », d’ « être plein » ou encore d’ « être bien ». À l’inverse, on dit amafa (sing.) lorsque l’on n’est « pas rassasié » ou que l’on n’est « pas plein ». Le terme balo, « nourriture », est, quant à lui, polysémique. Il signifie à la fois, selon le contexte d’interlocution, « manger des bonnes choses » ou encore « manger quelque chose pour survivre, pour ne pas mourir ». À un autre niveau, le terme désigne la « ration » (de deux jours ou plus) nécessaire pour nourrir une famille indépendamment de sa taille : « Quand tu t’engages à marier ta fille, tu demandes est-ce qu’il y a balo, c’est-à-dire s’il y a à manger tous les jours ». Comme balo, le mot dumeni signifie « nourriture ». Il peut aussi être employé comme verbe : il veut alors dire « manger le plat que l’on préfère » ou encore, à la forme directe, « j’ai bien mangé »273.

L’uniformité caractérise la composition des « repas ordinaires » pris collectivement274. Ces derniers comprennent toujours une céréale – dont les hommes sont les pourvoyeurs – préparée sous forme de semoule (fonio, to), de graines (couscous) ou de bouillie (mil, maïs, blé, sorgho), ou encore du riz ou, plus rarement, des pâtes. Les ingrédients, qui constituent la base de l’alimentation, sont le plus souvent servis avec des sauces appelées localement « les condiments ». Si d’autres produits (viandes, poissons, légumes, aloko)275, principalement achetés par les hommes, agrémentent parfois les sauces qui accompagnent les céréales, ces dernières sont fréquemment consommées « sèches ». La saveur des sauces change (niébé, pâte d’arachide, gombo…)276 selon la somme d’argent que la cuisinière peut allouer à l’achat des produits nécessaires à l’accommodement du plat : « si on peut ajouter pour les condiments avec un peu d’argent, ça fait vraiment plaisir ». Apparaît ici en filigrane la répartition des rôles entre les hommes et les femmes en matière d’approvisionnement, laquelle renvoie à la division sexuelle du travail au champ277.

S’il ressort que la « diversité alimentaire » (salade, fruits, desserts, lait, frites, poulet, viande…) est synonyme de richesse, la distinction n’est pas clairement établie entre aliments « de riches » et aliments « de pauvres » : « on peut manger le même plat [les riches, les pauvres], c’est la façon de le préparer qui compte ». La qualité des ingrédients utilisés dans la cuisine (riz, morceaux de viande ou de poisson, sauces) entre ici en considération : « on n’est pas rassasié, on peut le dire ; cela veut dire que l’alimentation [n’est] pas de qualité ; le riz sec, le Malo Jianami, ce n’est pas comme le bon riz Gambiaka [il s’agit de marques différentes] ». Manger toujours le même aliment de piètre qualité au quotidien, même si c’est en quantité suffisante, ne signifie pas « bien manger ».

Sur un autre plan, les nourritures perçues comme « légères » ou « lourdes »278 s’inscrivent dans une « trame de base »279 de classification, renvoyant elle-même à des représentations du corps, de la procréation, de la personne, des sexes et, plus largement, du monde. En outre, cette question s’articule à celle du statut et de l’âge. En particulier : « manger de la viande engraisse… C’est pour les jeunes, pas pour les vieux ». Pour les vieux, le fait de ne se nourrir que de riz, de

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Le rot, manifestation corporelle du « bien manger », conclut le repas. Il doit cependant être maîtrisé et ne pas survenir de façon intempestive, ce qui aurait l’effet inverse de celui escompté.

274 La littérature ethnologique est abondante sur la question, cf. pour le Mali Dieterlen & Calame-Griaule

(1960), Dumestre (1996), Mohamed Ag & Chauliac et al. (1996), Jolly (2004), Razy (2007).

275 L’aloko est de la banane plantain frite.

276 Le niébé est une variété de haricot légèrement sucrée ; le gombo est une plante tropicale à fleurs dont le

fruit est cuisiné soit comme légume soit comme condiment.

277 En pays soninké, la « part de l’homme » consiste généralement en céréales (« ce qui est lourd », « ce qui

fait vivre ») et en viande tandis que la « part de la femme » est constituée d’une partie des condiments (Razy 2007 : 221).

278 Cf. Dieterlen & Calame-Griaule (1960), Dumestre (1996), Mohamed Ag & Chauliac et al. (1998), Jolly (2004),

Razy (2007), Chastanet (1991a et b ; 1992).

279 C’est-à-dire dans un « (…) discours dominant revendiqué dans ses grandes lignes par l’ensemble des

membres de la communauté (…) qui ne doit pas masquer la multitude des discours individuels (…) » (Fainzang 1986 : 19-20).

couscous ou de to est considéré comme normal, parce que « largement suffisant »280. À l’instar des vieux, les enfants et les femmes enceintes ne doivent pas manger trop « lourd »281, mais se

contenter de plats légers et frais :

« Il faut manger un peu léger pour bien gambader, sauter, étudier [pour les enfants] » ; « c’est encore plus spécial [pour les femmes enceintes]. Il ne faut pas manger de lourd. Il ne faut pas manger de restes. Il faut manger tout frais. Un peu de viande facilite l’accouchement » ; « le mouton, la chèvre, le poulet, le poisson, c’est pas lourd pour les vieux ».

Quant à eux, les jeunes mangent de tout, à la fois parce qu’ils le peuvent physiologiquement, mais aussi parce que manger lourd donne « l’esprit tranquille ». De plus, les aliments lourds sont ceux « qui tiennent au corps » ou ceux dont « la digestion est lente », en opposition à ceux qui sont « vite évacués ». Comme si la durée pendant laquelle les aliments étaient gardés à l’intérieur du corps déterminait leur action bénéfique.

Chez les plus modestes, ces « aliments qui remplissent » – la viande, le poulet282, le poisson, les pommes de terre – ne sont consommés ni quotidiennement ni régulièrement. Pointe ici l’idée selon laquelle être « pauvre » (fantan en bambara) en ville est un état beaucoup plus sévère qu’au village :

« On prend la bouillie [de mil ou de maïs] au petit-déjeuner, du riz à midi, le même plat le soir ou du to ou du couscous » ; « quand on n’a pas de moyens, on ne mange qu’une fois par jour ou même pas une seule fois ou encore trois fois de la bouillie ! » ; « (…) à Bamako, ce n’est pas comme en brousse ».

Toujours selon les plus modestes, compte également le nombre de fois où sont consommés les « aliments qui remplissent » : « pour la viande, le soir, ça dépend de la pauvreté283 » ; « celui qui

mange la bouillie toute seule est pauvre ». De la même manière, être aisé implique de manger trois fois par jour tandis que mal manger signifie manger moins de trois fois par jour ou même « rester deux à trois jours sans cuisiner ». L’idéal des trois repas quotidiens bien différenciés dans le temps – petit déjeuner, déjeuner, dîner – semble loin d’être atteint pour la plupart des Bamakois. Ceux qui mangent moins de trois fois par jour invoquent l’insuffisance des moyens financiers : « Quand on n’a pas d’argent, on ne mange qu’une fois ». À l’inverse, avoir de l’argent, « c’est avoir le ventre plein [en permanence] ! » ; « si tu as les moyens, tu manges bien tout le temps ».

Si la personne qui déclare manger moins de trois fois par jour se considère comme « pauvre », le nombre de prises alimentaires ne suffit pourtant pas à définir la pauvreté. Au-delà de la fréquence des repas et de leur qualité, le fait de ne pas être sûr de pouvoir manger le lendemain est central : « Mal manger, c’est pas trouver le quotidien »… Elle caractérise le « pauvre- pauvre »284, celui qui vit dans l’incertitude, autrement dit sous la menace permanente – et sa concrétisation plus ou moins fréquente – de ne pouvoir manger régulièrement dans la durée.

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