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Les sciences du langage face à la notion d’écart et à la question de l’évaluation

pratique de l’évaluation de la parole, dans la société en général et dans l’institution scolaire en particulier Partant du recueil de discours d’enseignants, la réflexion

2. L’ÉCART COMME CRITÈRE D’ÉVALUATION

2.2. Les sciences du langage face à la notion d’écart et à la question de l’évaluation

Comme toute discipline, la linguistique a évolué. Abandonnant sa préférence de départ pour des énoncés corrects, corrigés, revus, normés, etc., c’est-à-dire plutôt écrits que parlés, plutôt fabriqués qu’authentiques, elle a découvert l’oral en situation avec sa cohorte d’hésitations, de reformulations, de brouillonnages et de ratages. Elle s’est petit à petit intéressée autant aux processus dynamiques de production qu’aux produits finis. Elle a du coup pris la mesure de la diversité des mises en mots, à l’image de la diversité des locuteurs et des situations de produc- tion. Elle a enfin admis qu’évolution des pratiques ne veut pas dire dégradation de la langue. Elle a été amenée à examiner les questions difficiles et controversées du bon usage du langage et de la qualité de la langue (Eloy, 1993).

Cependant, la question de l’évaluation n’est pas, par principe, prise en compte par la discipline, car bien dire, mal dire, mieux dire, etc., ne sont pas des notions linguistiques puisqu’elles renvoient à des jugements sur la langue et non aux modalités de son fonctionnement. Quant au terme d’écart, désignant le non conforme au fonctionnement attendu, il n’a jamais eu de statut dans la discipline qui reconnaît plutôt celui d’acceptabilité. Ce terme reste donc une notion profane, constitutive d’une idéologie du quotidien, au sens où les jugements de valeur émis proviennent d’habitudes de pensée transmises de manière dominante sans questionnements, sans débats. Or, l’idéologie, les représentations sociales, les habitus, etc. sont des objets de recherche de la sociologie avant tout et n’ont été pris en compte en sciences du langage qu’avec le développement de la sociolin- guistique.

L’utilisation du terme d’écart en sciences du langage se présente comme un critère descriptif et non comme une notion scientifique relevant du domaine de l’évaluation langagière. Cependant, il est difficile d’utiliser ce terme dans le domaine de la pure description linguistique. Immanquablement, il se trouve associé à d’autres qui réintroduisent la dimension évaluative. Prenons pour exemple, cet extrait du texte de présentation de problématiques envisagées pour un colloque (« Le français parlé au XXe siècle. Normes et variations ». Université d’Oxford – juin 2005). J’ai mis en italique les éléments liés à mon présent propos :

« En quoi le français parlé s’écarte-t-il des normes prescrites par les grammairiens ? Les différences sont-elles phonologiques morphologiques, syntaxiques, discursives et/ou lexicales ? Dans quelle mesure ces différences sont-elles produites par le

passage à l’oral du discours ? Par ailleurs, s’agit-il de déformations du système

linguistique écrit, ou plutôt d’un système distinct, d’une langue en soi ? Quelles sont les régularités et les cohérences qui peuvent être observées ? Retrouve-t-on les mêmes phénomènes dans les variétés de français parlé dans les régions de la France et de la francophonie ? Et pour quelle diversité dans les pratiques des

personnes ? ».

Dans ce texte, la question de l’écart n’est pas affichée comme une probléma- tique évaluative, mais descriptive de la variation du français au sein de la franco-

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REPÈRES N° 31/2005 R. DELAMOTTE-LEGRAND

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phonie. Cependant, le texte mélange de manière floue des aspects descriptifs et des aspects évaluatifs. Le terme d’écart apparaît parmi d’autres, tous révélateurs d’une dynamique (« passage ») essentiellement linguistique, mais qui loin d’être purement descriptifs sont diversement évaluateurs. On constate sur un continuum allant des termes qui évaluent le plus à ceux qui le font le moins : déformations/ écarts/normes, cohérences/régularités/système, différences/variétés/diversité. On remarquera aussi l’évocation (conflictuelle ?) entre « grammairiens » et « personnes » qui convoque (une fois de plus) l’opposition entre « écrit » et « oral ».

Malgré ces difficultés à tracer une frontière nette entre description linguistique et jugement linguistique, bien dire et mal dire ne sont pas des objets « proprement » linguistiques, parce qu’ils visent autre chose que la stricte description du fonction- nement linguistique. La position linguistique est de ce point de vue intéressante. En effet, par rapport à une certaine critique littéraire qui se donnait pour objectif de désigner le beau langage, celui par rapport auquel on mesure les écarts, la position linguistique qui affichait la prise en compte dans ses analyses de tous les faits linguistiques, quels qu’ils soient, a constitué un net progrès dans l’approche des phénomènes langagiers. Pendant longtemps, on a en effet vécu avec une suspicion tenace : la langue bien faite ne pouvait être la langue ordinaire. Sans nier la réalité de maniements linguistiques plus ou moins élaborés, la linguistique a montré que, la masse parlante faisant la langue (Saussure, 1916), rien ne devait être ignoré et négligé des pratiques linguistiques, langage enfantin et langage pathologique compris (Jakobson, 1969). Cependant, cette avancée linguistique possédait une double face : étaient pris en compte tous les faits linguistiques, mais rien que les faits linguistiques.

La prise en compte de sujets parlants dans leur rapport à l’énonciation, c’est- à-dire leur sentiment de bien parler ou écrire, d’être ou non en conformité avec des normes sociales, de faire ou non coïncider mots et choses, n’entrait pas en ligne de compte dans la recherche.

Ces aspects des réalités langagières – qu’on appelle diversement : représen- tations, sentiments, attitudes, rapport à, etc. – concerne beaucoup plus la socio- linguistique qui a pour objet non seulement la diversité des pratiques langagières mais aussi, et de manière complémentaire et indispensable à l’analyse, les repré- sentations sociales de ces pratiques, en particulier les discours des locuteurs sur ces dernières, dont bien évidemment les jugements de qualité et de légitimité. Une part importante des données étudiées en sociolinguistique porte sur ces discours « épilinguistiques » recueillis indirectement dans les échanges verbaux ou direc- tement sollicités par des questionnements. Cependant, ce n’est pas le problème de l’évaluation en tant que tel qui intéresse les sociolinguistes, mais bien plutôt les effets des énoncés évaluateurs dans la structuration des groupes sociaux, dans la construction des identités sociales, dans le devenir des personnes, et surtout les conflits et les contradictions qu’ils révèlent des points de vue social, cognitif, psycho-affectif. Dans cette mesure, on remarquera que les discours dominés ont été plus largement étudiés que les discours dominants, comme si on cherchait à comprendre comment se dit la minoration plus que comment se dit la norme. Sans doute pour donner avant tout la parole à ceux qui en sont dépossédés. Et aussi comme si les discours légitimes étaient moins marqués que les discours non légitimés. La doxa veut que ce ne soit pas la norme qui constitue un écart par

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Mal dit - mieux dit - bien dit - inédit : un point de vue sociolinguistique sur l’évaluation

147 rapport à l’usage, mais l’usage qui s’écarte de la norme. Il y a là une dissymétrie qui a inévitablement son pendant dans l’institution scolaire.

En effet, cette habitude de pointer l’écart bien plus que la norme est un reproche banal que l’on fait à l’évaluation scolaire. Par exemple, l’évaluation des écrits scolaires, désignée comme « correction des copies » (« j’ai de copies à corriger » disent les enseignants toutes disciplines confondues), confère aux évaluateurs le seul statut de correcteurs. Du coup, pour ce qui concerne les travaux sur la langue, c’est le mal dit qui est pointé, rarement le bien dit, sauf, et cela est en soi intéressant concernant la notion d’écart, si la rédaction est particu- lièrement inattendue, au sens où elle aurait produit un écart exceptionnel, « tirant vers le haut », c’est-à-dire souvent dans le domaine des surnormes.

Pour donner un exemple, somme toute banal : je relève dans les annotations d’un paquet de 25 copies de 6e quantité de « mal dit », « maladroit », « laborieux », « lourd », « incorrect », etc. pour deux « très bien vu » et un « oui, c’est bien ! ». Je vois pourtant dans ces textes, à côté de problèmes réels de rédaction à corriger effectivement en urgence, beaucoup de choses bien dites, tout-à-fait correctes et plutôt adroites, mais elles se situent hors de toute évaluation. À croire que le bien

dit se voit moins, saute moins aux yeux que l’écart à la norme jugé comme un mal dit. Ou plutôt que le bien dit, en tant que conformité à la norme, n’est pas digne

d’être souligné, car c’est un dû de l’élève à l’enseignant dans son métier d’élève. Mais évalue-t-on vraiment si ce n’est que négativement ?

Ainsi, on constate trois choses : a) que ce qui est conforme à la norme n’est paradoxalement par évalué, b) que les écarts positifs (pourtant si nécessaires à toute activité sociale créative) sont médiocrement pris en compte, c) que les écarts négatifs occupent la plus grande part de l’activité d’évaluation.

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