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pratique de l’évaluation de la parole, dans la société en général et dans l’institution scolaire en particulier Partant du recueil de discours d’enseignants, la réflexion

2. L’ÉCART COMME CRITÈRE D’ÉVALUATION

2.3. Un autre rapport à l’écart langagier

La tonalité négative de la notion d’écart dans le cadre scolaire est un constat très général et montre que cette notion ne fonctionne jamais seule ; elle en appelle forcément une autre et celle qui s’impose dans un contexte scolaire est la notion de norme. Mais si l’on sort de cette relation socialement privilégiée, l’écart peut, par exemple, s’apparenter à la notion de diversité et prendre une toute autre tona- lité évaluative. Nous quittons alors l’univers scolaire pour rappeler que, d’un point de vue anthropologique, on ne peut concevoir un fonctionnement humain à l’abri des écarts au sens de différences, de mouvements, de déviances, etc. De même, en linguistique, s’il n’y avait jamais d’écarts, il n’y aurait pas de production de sens, de différences d’interprétation, de travail de la langue et d’évolution. Quant à la question de l’appropriation du langage, on peut dire que sans écarts il n’y aurait pas d’apprentissage, pas d’enjeu et pas de constitution d’une personne langa- gière en tant qu’être de parole unique et, par conséquent, pas d’altérité.

En fait, et sous cet éclairage, réduire les écarts reviendrait à créer de l’homo- gène, à perdre en richesse, à brider la créativité… mais peut-être à préserver les convenances langagières. « Qu’est-ce qui choque le plus les valeurs scolaires : dire une platitude ou faire une faute de grammaire ? » (Gardin, 1993). On dira que l’école n’en est plus là, mais en est-on si sûr ? Or, on le sait, toute parole qui compte se situe entre « répétition » et « inédit », entre pareil (pour être reconnu) et

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REPÈRES N° 31/2005 R. DELAMOTTE-LEGRAND

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différent (pour mériter d’être dit) et cherche à garder un équilibre entre ces deux pôles. C’est ce qu’attendent implicitement les enseignants de leurs élèves : une parole qui respecte les normes (l’attendu) sans être banalité (le nouveau). Exercice difficile, jamais clairement explicité.

D’un point de vue diachronique, l’écart au sens négatif pourrait même devenir un préjugé anachronique ; ce qu’il a souvent été dans les discours puristes devant l’évolution structurelle de la langue, le dynamisme des emprunts, etc. Sans oublier que l’écart d’un moment peut devenir « cliché » (reproduction d’un discours à la mode qui finit par se banaliser) et même « norme » (légitimation d’un discours au départ divergent qui devient règle). Qu’est-ce qu’un cliché, sinon un dire bien évalué et qui « a pris » dans la masse parlante, autrement dit qui a été retenu par les locuteurs comme pouvant leur appartenir tout en restant conforme à la commu- nauté du moment. Une même formulation peut ainsi historiquement passer d’un « ça ne se dit pas » à un « comme on dit ». La reprise d’un énoncé, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, participe à sa mise en circulation et à sa normalisation. Ainsi, les écarts langagiers sont des objets empiriquement construits par jugement social de conformité à une réalité langagière précise, mais limitée dans l’espace et dans le temps et personne ne peut prédire leur devenir.

On peut franchir un pas de plus dans la prise en compte positive de l’écart et dire que le bonheur (langagier) est dans l’écart (linguistique).

Le bien dit, sous la forme que je qualifierai de « pleine », correspond à ce que l’on peut appeler « bonheur langagier » (Auchlin, 1991, François, 1990). Il parti- cipe, me semble-t-il, de trois attitudes, bien plus complexes à analyser que la simple conformité à des normes :

– le sentiment de satisfaction, de jubilation (Reboul, 1991) qui se réalise devant l’inédit, la nouveauté, l’imprévu, la créativité verbale

– le sentiment d’harmonie entre l’énonciateur et son énoncé : accord entre l’intention et le sens, les mots et les choses

– le sentiment de liberté : ce bonheur là est impossible dans l’autocensure (sentiment d’être parlé par les autres), comme sans doute dans la provo- cation (se sentir obligé de parler contre les autres)

Je prendrai un cas de figure exemplaire : celui du « parler bilingue ». Il a connu bien des évaluations négatives (interférences et erreurs par rapport à une pratique monolingue des langues convoquées) et pourtant, pour les locuteurs bilingues qui le pratiquent, existe un fort sentiment que parole et réel coïncident vraiment. Le mélange peut être jugé comme un écart à une norme historique qui privilégie les modes monolingues de production des discours, il n’empêche qu’il constitue pour le locuteur une réelle adéquation entre soi et le monde, donc d’une certaine manière du sens produit « comme il faut », et d’autant plus que l’interlocuteur partage ce sentiment. L’énoncé mixte correspondant mieux à la réalité évoquée et à l’état d’esprit de son énonciateur ; les intéressés avouent des alternances de langues volontaires qui transforment en bonheur et beauté ce qui, d’un autre point de vue, est considéré comme faiblesses (caractéristiques de discours dominés).

Quand je rentre chez moi (en Tunisie), alors mon esprit se libère, le français et l’arabe se retrouvent là où il faut comme il faut, je vis enfin mes langues comme j’aime les vivre (Nabila, étudiante).

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Mal dit - mieux dit - bien dit - inédit : un point de vue sociolinguistique sur l’évaluation

149 J’ai souligné ce qui apparait dans ce discours comme la formulation d’une norme (il faut… comme il faut). Mais ici la norme est bilingue et non monolingue comme attendu dans un discours dominant. Le mélange de langues est ainsi à l’origine de « foyers de créativité » (Hérédia, 1987). On trouve par exemple cette créativité dans des textes de chansons où cela ne choque plus personne, bien au- contraire (Paolo Conte, Michel Jonasz, etc.), « I go to the market mon p’tit panier sous mon bras » (Gilles Vignault).

Si la socialisation langagière des personnes exigeait en permanence la réduction des écarts au profit de normes légitimées, donc de productions large- ment prévisibles, le bonheur langagier serait difficilement atteint, car serait mise à mal l’harmonie des discours avec ceux qui les produisent, ceux qui les reçoivent et le monde dans lequel les uns et les autres s’inscrivent. Et que dire de la socia- lisation langagière des enfants qui, sous des effets générationnels et culturels, parlent autrement que ceux qui ont pourtant en charge de leur apprendre à parler « comme il faut », « comme on doit ». La question est bien sûr plus large que celle de l’évaluation au sens de correction : quelles places respectives accorder à la parole enfantine, source d’identification, de signification, de plaisir et à la maîtrise quand il le faut d’une autre parole dont le statut social est forgé sur des critères différents ?

L’écart peut donc être la marque d’une méconnaissance (à combler) des règles sociales d’usages du langage, mais aussi celle d’une liberté ou d’une inno- vation de la parole (à prendre en compte). Il peut être ainsi dans certains contextes le révélateur :

– de créativité, d’invention (ce qui est inédit)

– de qualité linguistique (un mieux dit que la norme attendue, le correct) – de reliefs dans la monotonie linguistique du discours (les décrochages de

registres)

– d’identité, de spécificité, de style (propres à un groupe, à une personne) – de provocation (les contre-normes au sein d’un conflit linguistique) – d’évolution de la langue sous des formes linguistiques qui demandent à

être observées, recueillies, analysées (et pour lesquelles tout jugement hâtif doit être proscrit)

Le recours à la notion d’écart montre ainsi la complexité de l’évaluation des usages du langage dans la mesure où se trouvent mêlées des questions de struc- ture linguistique et des questions de normes langagières. Il n’est pas toujours facile de savoir sur quoi porte le jugement de bien dit ou mal dit, car la notion même de valeur (dans « jugement de valeur ») possède plusieurs dimensions, en particulier sociales, ce que je vais essayer de discuter maintenant.

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