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DE L’ÉVALUATION DES DIFFICULTÉS DE COMPRÉHENSION DES ÉLÈVES À L’ÉVALUATION DES PRATIQUES ENSEIGNANTES

après on tombe pas dans le piège » : la naissance du soupçon saisie au travers des échanges

3. DE L’ÉVALUATION DES DIFFICULTÉS DE COMPRÉHENSION DES ÉLÈVES À L’ÉVALUATION DES PRATIQUES ENSEIGNANTES

3.1. Le paradoxe des modalités d’évaluation

génératrices d’erreurs

Citons ici Claude Bastien et Mireille Bastien-Toniazzo16 : « Il existe un schéma simple selon lequel la réponse de l’élève à un exercice reflète sa connaissance. Si la réponse est celle qu’on attend cela signifie que la connaissance est acquise, si la réponse n’est pas celle qu’on attend cela signifie que la connaissance n’est pas acquise. Cette conception implique que l’on considère comme sans importance les conditions dans lesquelles on place l’élève, ce qu’on peut appeler le contexte dans lequel la tâche doit être réalisée. Or des variations, apparemment minimes de ce contexte peuvent modifier considérablement la nature des réponses produites par les élèves ». Les deux auteurs montrent comment une simple modification de la formulation d’un exercice, qui ne change en rien la structure du problème posé ou la nature des opérations cognitives à effectuer, a pour effet d’importantes variations dans les taux de réussite. Nous avons pu constater, pour notre part, que certains exercices destinés à évaluer la compréhension des élèves (singulièrement ceux pointés comme ayant des difficultés à comprendre), provoquaient l’erreur par leur formulation même.

Dans un CP de l’équipe, l’enseignante cherche à savoir si les élèves de sa classe sont capables ou non d’identifier le narrateur d’une histoire à la 1re per- sonne, en l’occurrence Je suis revenu de Geoffroy de Pennart (L’École des loisirs), si cette identification est immédiate, dès la lecture des premières lignes (le texte dit explicitement : « Je suis le loup »), ou si elle n’intervient qu’après une incursion plus profonde dans l’histoire. Le texte découpé en quatre parties est lu progressi- vement. Au fur et à mesure de la lecture, les élèves sont invités à remplir le cadre suivant :

15. Pour l’étude d’un cas d’avancée beaucoup plus spectaculaire, voir C. Tauveron, (2005) : Droits du texte et droits des jeunes lecteurs : un équilibre instable, in A. Rouxel et G. Langlade, Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature. Rennes, PUR, p. 255-266.

16. Bastien Cl. et Bastien-Toniazzo M. (2004) : Apprendre à l’école, Paris, Armand-Colin.

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Quel est le personnage qui parle ? Dessine-le et écris son nom

1) Dessin 2) Dessin

Nom : Nom :

1) Dessin 2) Dessin

Nom : Nom :

On dispose là, en théorie, d’un outil intéressant pour débusquer les erreurs de compréhension, dans la mesure où il devrait permettre de pointer si et à quel moment les élèves découvrent le principe unificateur de la lecture (c’est un loup qui parle et ce loup c’est le même que celui déjà rencontré dans Le loup est

revenu du même auteur) : ne pas saisir qui parle est de toute évidence un obstacle

radical à la compréhension du propos tenu mais saisir qui parle avec un temps plus ou moins long de latence constitue tout autant un handicap dès lors que les éléments contenus dans la partie du texte qui précède l’identification ont peu de chance d’être intégrés à ceux qui suivent l’identification.

Pour autant la formulation de la consigne (qui va fonctionner comme une entrave) ne permet pas d’atteindre l’objectif visé : Louis, élève observé que la consigne visait particulièrement, répond toi (= l’enseignante) spontanément à la question quel est le personnage qui parle ?. Une autre formulation du type : Qui

est le personnage qui dit « je » dans ce texte ? aurait sans doute permis d’éviter

la confusion entre narrateur et porte - voix. Louis interprète ensuite la présence des quatre cases comme une nécessité de trouver quatre personnages diffé- rents (Je pensais qu’il y avait plusieurs personnages à parler) : dès lors, c’est la consigne même telle qu’il la comprend qui le conduit à chercher quatre énoncia- teurs différents, un chasseur, un berger, quelqu’un qui allait chercher à manger,

le petit chaperon rouge, là où il n’y en a qu’un et donc à ne plus (ou ne pas) saisir

la cohérence énonciative. Formulée ainsi : Il y a un personnage qui dit « je » dans

le texte que je vais vous lire. Je vais vous demander qui il est. On va voir si vous pouvez le découvrir tout de suite ou après un petit moment. Voici la première partie du texte… Dessinez le personnage qui dit « je » et écrivez son nom dans la case n° 1… Voici la deuxième partie du texte : si vous pensez que vous avez déjà écrit la bonne réponse dans la case n° 1 vous n’écrivez rien dans la case n° 2, si vous pensez que vous vous êtes trompés dans la case n° 1 vous pouvez modifier votre réponse dans la case n° 2… », la consigne aurait évité le biais.

3.2. Une mise en évidence d’obstacles initiaux

à la compréhension peu pris en compte

L’observation du comportement des élèves, dans les échanges autour des textes aussi bien qu’au travers de leurs écrits de travail, a permis d’identifier des

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Que veut dire évaluer la lecture littéraire ? Cas d’élèves en difficulté de lecture

99 obstacles initiaux à la compréhension, récurrents chez les élèves observés, qui ne relèvent pas seulement de difficultés à déchiffrer, à synthétiser l’intrigue ou à faire des inférences, mais qui relèvent d’un rapport inadéquat à l’écrit et à la fiction.

3.2.1. Un rapport inadéquat à la fiction

Ce rapport inadéquat prend trois formes :

– Certains élèves entrent de plain pied dans les histoires sans jamais se poser de questions parce que pour eux tout est possible, tout est admis- sible sans examen (et donc rien n’est surprenant) dès lors qu’on est dans la fiction. Il est important de repérer ces élèves-là qui, faute d’étonne- ment, ne peuvent avoir de questionnement et qui, faute de supposer une logique, fût-elle absurde, aux mondes fictionnels, se dispensent en lecture de la rechercher et, en expression écrite, de la construire.

– Plus rare, d’autres élèves n’entrent pas dans la fiction, au nom du principe de réalité. C’est le cas de Léa, qui dit souvent, la première année de son observation (CP) : mais maîtresse, ton histoire, elle est impossible… ça

n’existe pas...

– D’autres, enfin, lisent la fiction au travers de leur réalité. Perrine, suivie deux ans (CP et CE1) a pour caractéristique d’utiliser comme unique grille de lecture son univers familier, son vécu personnel et ses valeurs familiales (la reconnaissance de l’autorité des parents, la nécessaire obéissance des enfants, l’importance du pardon…). Elle a subséquemment de grandes difficultés à entrer dans les univers de fiction et à accepter comme une donnée leurs propres lois de fonctionnement et leur propre système de valeurs. Elle est de ces élèves pour qui la langue est faite pour dire le monde quotidien et non pour inventer des mondes imaginaires. Elle n’est pas prête à aborder la lecture des histoires comme un renoncement (provi- soire) à soi.

3.2.2. Une référence prioritaire aux données iconiques

Louis (CP), comme on l’a vu, cumule problèmes de déchiffrage et problèmes de compréhension, problèmes, cependant non liés. Dans toutes les situations où l’enseignante lit le texte, il n’émet d’hypothèses interprétatives que par appui sur l’illustration et ne convoque jamais les indices textuels. Il en va de même pour Perrine (CP puis CE1).

Il est un lieu commun - les élèves en difficulté auraient besoin d’images – qu’il convient d’interroger. Les élèves en difficulté ont-ils besoin d’images parce qu’ils sont en difficulté ou sont-ils en difficulté parce qu’ils ont besoin d’images ? La deuxième hypothèse mérite d’être examinée. Lire, en classe de français, c’est lire du texte. Il existe bien entendu des albums dont le texte et les images ont été volontairement conçus en complémentarité (les images apportent des infor- mations que tait le texte) ou en opposition ironique (l’image et le texte portent des informations contradictoires). Ces albums impliquent naturellement la lecture

conjointe et dialectique des données textuelles et iconiques. Il est d’autres albums

où l’image est redondante par rapport au texte et donc inutile pour comprendre le texte, qui peut fonctionner de manière autonome. Il se trouve cependant que des

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pratiques répandues en maternelle concourent sans doute à ancrer chez certains enfants une représentation inadéquate de ce qu’est l’acte de lecture.

En d’autres termes, certains comportements inadéquats de lecture peuvent avoir une origine didactique. Il est rituel en maternelle de présenter les albums de manière fragmentée : à la lecture du texte d’une page ou d’une double page succède la monstration des images accompagnatrices, quel que soit le degré d’autonomie du texte et singulièrement quand le texte se suffit à lui-même. Cette lecture, constamment interrompue par l’observation des images, l’est aussi par les commentaires et questions des élèves (au risque que se perde le fil de l’his- toire). Et l’on observe bien souvent que ce sont les seules images (redondantes) que l’enseignant convoque pour répondre aux questions posées.

Au bout du compte, de telles pratiques sont préjudiciables à une bonne perception de l’acte de lire par les élèves. Elles leur donnent à penser que lire c’est inventer une histoire en regardant des images. Sur le plan didactique, du côté de l’enseignant, elles révèlent une confusion des objectifs : croyant conduire des séances d’apprentissage de la compréhension en lecture, l’enseignant saisit l’album comme support prétexte à une production langagière orale et ne fait qu’in- viter au décodage d’un message iconique, d’une toute autre nature que le déco- dage d’un message linguistique17.

3.2.3. Une faculté d’anticipation débridée

Par peur, peut-être, de se perdre dans les mondes imaginaires, les élèves observés cherchent souvent à retrouver coûte que coûte le connu sous l’in- connu, et donc à « relire » indéfiniment la même histoire ou encore, rencontrant un texte qui dérange leur culture narrative ou leur système de valeurs, ils sont dans l’incapacité de surmonter ce qu’ils ressentent comme un scandale cognitif ou éthique et se bâtissent alors une histoire de substitution rassurante. Ils ont en somme une propension à se laisser aller à une forme de lecture « aberrante et désirante » qu’Umberto Eco nomme « utilisation des textes »18. Elle consiste à prendre le texte « comme un stimulus de l’imagination à partir duquel [le jeune lecteur] conçoit sa propre partie »19, en référence « à ses propres systèmes de signification, ses propres désirs, pulsions et volontés »20, sans tenir compte des propositions du partenaire de jeu . Une couverture, une image, quelques pages lues suffisent parfois à le faire décoller du texte et à lire une autre histoire que celle qui effectivement racontée. Dans une forme déviante de coopération, le lecteur, en

lévitation, prend la place de l’auteur, le « texte » illégitime de l’un recouvre le texte

légitime de l’autre, définitivement perdu. Et seul reste en mémoire le texte anticipé, qui vaut pour la réalité du texte occulté.

17. Voir G. DUCANCEL , Rapport de recherche ProgForm, INRP (non publié).

18. Pour un développement et une exemplification de ce point, voir C. TAUVERON (2005) : Droits du texte et droits des jeunes lecteurs : un équilibre instable, in A. ROUXEL et G. LANGLADE Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature. Rennes, PUR, p. 255-266.

19. U. ECO (1985) : Lector in fabula. Paris, Grasset.

20. U. ECO (1992) : Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, p. 30.

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3.3. Des pratiques qui renforcent à leur insu

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