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Cette émotion nous parait très significative d’une modification de posture Bien sûr, elle répond à la tension qui avait suivi le premier moment

3. AU-DELÀ DES EXEMPLES

3.2. Instrumenter la lecture du maitre

3.2.3. Lire la programmation de la lecture attendue

Pour en garantir le contrôle, et, à terme, la disponibilité, il est nécessaire que les trouvailles heureuses soient ressaisies dans un discours explicite. Cette transaction entre l’écrivain et la classe étant au cœur du dispositif, c’est la lecture de l’éditeur qui, de la part du maitre aussi, est requise. Or, l’œuvre littéraire jouant délibérément avec son destinataire, elle programme en fait deux lectures : une lecture naïve et une lecture avertie. Ainsi Brice provoque une première lecture qui s’appuie sur le rôle stéréotypé du loup dévorant et anticipe une issue terrifiante, mais il ménage aussi la possibilité d’une relecture après qu’on connait l’issue.

Plusieurs cas de figure peuvent se présenter :

– le cas où il n’y a pas de tension entre une lecture naïve et une lecture avertie. L’enjeu est que le destinataire trouve confirmation de son antici-

18. On se souvient que dans l’Athènes antique les citoyens n’avaient pas le droit de recourir aux services d’un avocat. Ils demandaient parfois à des écrivains - les logographes - de leur écrire un plaidoyer à apprendre par cœur. L’exemple le plus illustre est sans doute Pour l’Invalide, de Lysias, où celui-ci rédige un discours pour son coiffeur en imitant jusqu’à ses tics de langage.

19. Les élèves - de lycée surtout - explicitent cette position : Mes idées ne sont pas celles du professeur. En dissertation, il faut que je dise ce qu’il attend que je dise. Et les PE1 passent beaucoup d’énergie à identifier ce qu’il faut dire le jour du concours.

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51 pation. Il n’est pas certain qu’on ait affaire à une écriture littéraire, à moins que la fluidité, au-delà de la simple lisibilité, soit justement l’intention artis- tique.20

– le cas où une lecture avertie, reconstruite après coup (en particulier après avoir lu la fin de l’histoire) disqualifie la lecture naïve d’abord élaborée. Le destinataire, comme le lecteur de Brice, est alors volontairement four- voyé.

– le cas où la lecture avertie se construit en contrepoint d’une lecture naïve, où la tension ne débouche pas sur une disqualification mais où la naïveté se trouve subsumée dans une ré-élaboration. Le destinataire construit sur deux plans parallèles deux significations conjointes, tout comme le lecteur de Claire suit à la fois le parcours d’une enfant triste et l’invention d’un art.

– le cas où la lecture s’affole parce qu’elle n’arrive pas à se constituer en ces deux pôles de lecture naïve / lecture avertie, où le lecteur construit des îlots de sens sans parvenir à tout intégrer. C’est le cas de certains albums qui manipulent des allégories du temps21 sans les motiver dans une fiction. C’est aussi le cas des comptines qui relèvent d’une esthétique burlesque du coq-à-l’âne. Celle-ci est sans doute rare, mais clairement attestée dans certains écrits d’enfants.

Cette typologie, totalement empirique, peut permettre d’assigner une finalité à la lecture du maitre : celle de détecter à quel jeu, potentiellement, convie le texte de l’élève, dans sa globalité ou dans tel ou tel passage. Elle permet aussi de clarifier les tâches de l’écrivain et les procédés auxquels il peut avoir recours. Comme d’enrôler le lecteur en lui donnant les moyens d’une lecture progressive (prédictivité de certaines informations en arrière plan, mais parallèlement art de différer, de jouer sur l’implicite,…), comme d’alerter sur une dimension symbolique (présenter un motif, jouer sur des doubles sens, des reprises, des allusions à un intertexte…), etc.

4. CONCLUSION

Le dispositif d’évaluation entre pairs que nous proposons détermine, nous l’avons vu, une modification du rapport à l’écriture. De même que la lecture litté- raire demande à assumer la responsabilité de ce qu’on lit dans une œuvre, de même par l’écriture littéraire les élèves sont conduits à assumer la responsabilité auctoriale de leurs écrits. En effet, le texte d’élève est lu avec, pour référence, non pas la consigne et ses extensions, mais les outils seuls que convoque chez les pairs sa lecture même : l’écrivain a donc à répondre de l’écart entre l’image de l’auteur attendu au-delà de ce jeu de références et l’image d’auteur effectivement construite dans la lecture. En quelque sorte, pareille interaction se situe non dans un cadre préétabli par le maitre, mais celui que sécrète l’œuvre produite ; elle

20. Les élèves de la classe de CE1 déjà mentionnée désignaient par le terme de berceuse les textes qui leur paraissaient de cette facture.

21. L’Heure vide, Anne Herbauts, Casterman, Au fil des nombres, Laura Rosano, Bilboquet, Mister Tempo, Olivier Douzou, édition du Rouergue, par exemple.

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trouve sa place sans doute dans les marges des protocoles scolaires, car elle suppose un maitre qui dépose provisoirement son pouvoir magistral, mais elle nous parait une étape importante vers un auto-apprentissage et vers une auto- nomie.

Ce dispositif d’évaluation amène aussi à envisager autrement le développe- ment des compétences à écrire. Outre l’appropriation progressive et spiralaire des modèles procéduraux ou linguistiques de référence, on peut prendre en compte un développement idiosyncrasique. De fait, d’une part les élèves mobilisent tactique- ment des savoir-faire implicites et inconscients, tel que l’usage de l’oxymore dans l’écriture de François, que notre dispositif permet de mettre au jour et de ressaisir dans un discours objectif. D’autre part, d’écriture en écriture, les élèves peuvent recourir stratégiquement à ces moyens dont ils ont d’abord éprouvé l’efficacité. Tout comme les jeunes enfants recyclent intentionnellement un « mot d’enfant » qui était d’abord une erreur lexicale, parce qu’il avait suscité le rire. Et dans un jeu d’auto-emprunts, revisitant ce qui était en jeu du moi écrivain au soi auteur, ils peuvent peu à peu constituer d’eux-mêmes une image d’auteur légitime, se cons- truire avec souplesse un style qui leur assure une précieuse sécurité scripturale.

François Quet (2000), s’intéressant à des écrits qui sortent du cadre didac- tique prévu, met en évidence des savoir-faire en acte mais non conscients. Il suggère une modification du regard des maitres : « Il appartient à l’enseignant de s’appuyer sur ces savoirs pratiques pour produire de la connaissance ». Pour peu que le maitre, dans une logique de nourrissage culturel, rebondisse des propo- sitions enfantines à des œuvres de référence, notre dispositif d’évaluation entre pairs peut, nous semble-t-il, permettre pour une part de répondre à ce souhait.

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DANS DES TEXTES D’ENFANTS,

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