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L’intention artistique se construit en réponse à l’attention esthétique

avant la conformité aux modèles linguistiques et procéduraux des pratiques de référence Elles ignorent régulièrement les éléments déviants, qui pourtant donnent

2. UNE INTERACTION FÉCONDE

2.3. L’intention artistique se construit en réponse à l’attention esthétique

Le jeu de ces lectures en miroir peut amener une clarification des relations entre auteur et lecteurs. Ainsi, ce nouvel exemple, celui de Claire, issu de la même classe, à partir de la même consigne (orthographe d’origine respectée) :

C’était une petite fille seule, timide, dans la tristesse. Elle habitait une petite maison au milieu d’un vilage. Un jour ou il y avait du vent, elle entendit du son de la musique. Elle se disait cette musique est merveilleuse. Elle ala voir l’homme et lui demandat se qu’on pouvait faire sur cette musique.

J’aimerai faire quelque chose sur cette musique. Qu’est-ce que je peux faire ?

- Je ne sais pas

Alors elle rentrat et bougea sur cette musique. Alors…

Claire énonce sa volonté d’évoquer la création de la danse, mais surtout son embarras ; elle se sent bloquée. Elle avait adopté une posture de « bonne élève », essayant de répondre aux « critères » établis. Elle introduit un personnage mélan- colique et solitaire, un couple adulte / enfant, un paysage étriqué, du vent et de la musique… À la plupart des éléments de sa fiction, on peut identifier une origine dans les œuvres de référence.

2.3.1. Du côté des lecteurs : d’une censure à une collaboration

Les remarques relèvent d’abord d’une critique ravageuse. Les élèves posent plusieurs problèmes au niveau de la construction de la fiction. Ils pointent :

- que le vieil homme (il parait évident pour tout le monde, et aussi pour l’écrivain, que cet homme est vieux) ne sert à rien, à moins que ce soit lui le musicien ; qu’on comprend bien que Claire a voulu faire un couple de personnages complémentaires, mais que là, le vieux, il a pas de réponse,

alors c’est comme si elle allait voir son papa. Pour rien. Il y a pas d’initiation à rien ;

– qu’il n’est pas normal, quand on est timide, d’aller comme ça chez un vieux qu’on ne connait pas.

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– que d’ailleurs, il est dit qu’elle est timide, mais qu’on ne le sent pas ; qu’on

ne sent pas non plus sa tristesse ;

– que le vent non plus ne sert à rien, sauf si c’est lui qui est fait la musique ; qu’il est un élément du décor, mais si tu veux que ça serve, faut que ça

soit en rapport… Que ça marche avec ce qu’elle invente, avec la danse. Comme les oiseaux, ils sont en rapport avec la musique, ils chantent. Tiens, le vent, lui, il bouge comme la danse elle bouge…

En quelque sorte, les pairs dénoncent un engendrement du texte à partir des caractéristiques énoncées des œuvres de Claude Clément et l’absence de projet quant à un destinataire. Face à un texte qui n’appelle pas l’interprétation, ils sont fondés à s’appuyer sur une vague exigence de vraisemblance. Aussi démas- quent-ils la projection de l’auteur sur son texte, par laquelle apparemment Claire fait vivre au personnage son propre embarras : La fille… Elle demande ce qu’elle

peut faire… Eh, c’est pas toi qui te demandes ce qu’elle pourrait faire ? Elle pose sa question, mais c’est ta question, non ?… Et l’autre, le bonhomme, il sait pas non plus… Moi, je te dis, quand t’auras trouvé, t’en n’auras plus besoin de ce bonhomme…

Mais, depuis cette position distanciée, ils sont amenés à distinguer les lecteurs qu’ils auraient pu être et le destinataire virtuel avec lequel ils ne se confondent pas. Ils affirment ainsi que ce devrait être l’embarras du lecteur, qui devrait avoir à déterminer ce qui s’invente : Tu dois dire des choses qui font penser à la danse,

mais pas dire la danse elle-même. Claude Clément, elle disait pas tout directe- ment. Faut que tu nous fasses comprendre. Tu dis qu’elle bouge, ben, dis d’abord comment… Sans doute l’usage d’un nous montre une position dont ils n’ont pas

tout à fait pris conscience, mais tout de même efficace. Les remarques, de fait, vont être reçues non comme revendications déplacées mais comme autant d’aide à l’écriture.

Plusieurs tâches sont proposées :

– ménager un blanc : Tu dois dire des choses qui font penser à la danse,

mais pas dire la danse elle-même.

– organiser un réseau cohérent : si tu veux que ça [élément de décor, le vent] serve, faut que ça soit en rapport… Que ça marche avec ce qu’elle

invente, avec la danse

– procéder par touches successives : Tu dis qu’elle bouge, ben, dis d’abord

comment

Ils lui assignent un but : Faut que tu nous fasses comprendre

L’injonction est efficace. Claire remanie profondément son texte. Elle introduit d’abord de la contemplation, du moins le mot. Puis, très vite, elle modifie le décor, le met en harmonie avec la tristesse de son personnage : elle mentionne le froid, et avec son écoute : elle introduit la comparaison qui dépeint l’impression, elle redouble d’un jugement la parole intérieure du personnage. Elle soumet alors sa tentative à sa voisine de table, qui approuve. Dans un second temps, Claire remo- dèle vigoureusement sa fiction : elle supprime le vent, elle fait du « bonhomme » un musicien, elle segmente la mention de la danse en suivant un schéma corporel…

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Évaluer les écrits littéraires des élèves

43 Cependant on peut voir que le travail se situe toujours dans une logique de réemploi de procédés ; la représentation que Claire se fait de l’écriture résiste. Ainsi, maintenant qu’elle a obéi aux conseils des camarades, loin de s’affranchir de toute prescription, elle prend en compte, comme s’il s’agissait d’une contrainte non satisfaite, un trait dégagé à propos des œuvres de référence : la présence d’un refrain. Elle va tester alors plusieurs tentatives : dans l’une, à l’imitation du

Musicien de l’Ombre, elle reprend à la fin de son texte la première phrase ; dans

une autre, à l’imitation de Longtemps, elle reprend seule, dans la tristesse à trois reprises ; dans une troisième, elle reprend sa comparaison c’était comme courir

sur la rivière avec des amis. Elle s’arrête finalement à la solution que voici, et

propose son texte à la lecture des camarades des tables voisines. Quatre d’entre eux vont le lire attentivement.

C’était une jeune fille seule dans sa petite maison, au milieu d’un village où il y fait froid. Un jour, elle entendit du son de la musique, c’était une émotion pour elle, c’était comme courrir sur la rivière avec des amis. Elle se disait : « Cette musique est merveilleuse ». Le lendemain, elle écoutait et contemplait cette musique. Elle commença à bouger la tête mais la musique s’arrêtat. Elle voulait continué à bouger la tête, elle voulait allé voir l’homme qui jouait, mais elle n’osait pas allé lui demandé. Tous les jours l’homme recommensait à jouer.

Il vivait pas très loin de chez elle. Un soir elle allat voir cette homme, elle n’osait pas frapper à la porte quand elle entendit un étui se refermer et la elle se décide à frapper. Ce soir-là, ils firent connaissance.

Le lendemain, elle écoutat encore cette musique, c’était comme courir sur la rivière avec des amis. Elle bouga la tête, puis les bras, puis les jambes et les pieds. Elle bougea tout son corp. Elle dansait.

2.3.2. Du côté de l’écrivain : d’une posture convenue

à une posture impliquée

Les camarades vont à nouveau l’arracher à une écriture qui veut seulement répondre à la consigne. De fait, comme si leur lecture détectait les modalités d’écri- ture, ils vont d’abord s’inscrire dans la logique développée : celle d’une cohérence entre le thème de la danse et les éléments connexes. Ils approuvent massivement les modifications, lui proposent d’aller au bout de cette logique et d’amplifier le comparant (courir sur la rivière avec des amis) à la seconde occurrence de la comparaison, puisque celle-ci va alors correspondre à une danse plus achevée. Et d’y introduire des éléments qui feraient contraste avec le froid et l’étroitesse des lieux, puisque la danse inventée devrait introduire à un monde plus large. Ce qu’elle fait.

Mais cette demande a aussi des implications dans la construction de la fiction, dans la relation de Claire avec son personnage et dans la sollicitation de son imagination. Elle est conduite à prendre en charge une dimension plus personnelle de son écriture : elle ajoute donc une comparaison finale de la danseuse avec l’oiseau, avec les roseaux. Le « refrain » n’étant plus perceptible, elle revient à la solution d’une reprise finale de la dernière phrase, n’en est pas satisfaite. Claire retouche alors, sur le front d’une autre difficulté, le personnage masculin, en fait un admirateur, une sorte de représentant dans le texte du lecteur espéré. Puis, dans

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une sorte d’inspiration subite - c’est souvent ainsi que se vit subjectivement l’heu- reuse mise en œuvre de résonances inconscientes - , elle énonce alors la solution inédite qu’on peut lire. Et même si l’on peut identifier des ressemblances avec

Longtemps (répétition de l’adverbe) ou avec Le Peintre et les Cygnes sauvages

(juxtaposition d’un distique hétérophonique), il s’agit ici non plus d’une imitation servile mais d’une appropriation pertinente. Les camarades admirent silencieu- sement le parachèvement de l’œuvre. Alors, au comble de la tension, Claire fond en larmes. Se calmant, elle explique que son émotion tient à l’effet en retour du travail accompli : J’ai fini. Je pensais pas que je pouvais écrire comme ça. Voici son dernier jet (orthographe toilettée) :

Une Grande Émotion

C’était une jeune fille seule dans sa petite maison, au milieu d’un village où il y fait froid. Un jour, elle entendit du son de la musique, c’était une émotion pour elle, c’était comme courir sur la rivière avec des amis. Elle se disait : « Cette musique est merveilleuse ». Le lendemain, elle écoutait et contemplait cette musique. Elle commença à bouger la tête mais la musique s’arrêta. Elle voulait continuer à bouger la tête, elle voulait aller voir l’homme qui jouait du violon, mais elle n’osait pas aller lui demander. Tous les jours l’homme recommençait à jouer.

Il vivait pas très loin de chez elle, il avait une petite maison. Un soir elle alla voir cet homme, elle n’osait pas frapper à la porte quand elle entendit un étui se refermer et là elle se décide à frapper. Ce soir-là, il faisait froid, il y avait du vent, ils firent connaissance.

Le lendemain, elle écouta encore cette musique, ça lui rappela la rivière, le bruit de l’eau dans les cascades, la brume qui flotte avec le vent… Elle bougea la tête, puis les bras, puis les jambes et les pieds. Elle bougea tout son corps. Puis son ami en continuant de jouer s’approcha d’elle. Ses bras étaient comme des ailes de hérons, son corps bougeait comme des roseaux. Il était émerveillé de voir ces mouvements.

Et longtemps l’homme joua, Et longtemps la jeune fille dansa.

Cette émotion nous parait très significative d’une modification de

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