• Aucun résultat trouvé

Résumé : L’article est issu d’une recherche initiée par l’IUFM de Rennes, intitulée

« La lecture littéraire, une voie possible de (ré)conciliation des élèves en difficulté

avec la lecture ». Cette recherche s’est donnée pour objectif de vérifier l’hypothèse

selon laquelle la lecture littéraire est un moyen de modifier le rapport à la lecture

des élèves en difficulté de déchiffrage et/ou de compréhension, leur conception et

leur pratique de l’acte de lire, un moyen aussi de renforcer leur estime de soi et leur

sécurité lecturale. Une vingtaine d’élèves, du CP au CM2, ont ainsi été observés

pendant trois ans. On présente ici le dispositif d’observation et de suivi de ces

élèves, soit un ensemble de procédures et de critères d’évaluation formative de la

lecture littéraire, outils de recherche transposables dans les pratiques quotidiennes

des classes. À l’aide de ces outils sont ensuite retracés différents parcours évolutifs

de jeunes lecteurs. Enfin, à partir d’une typologie des obstacles à la compréhension

rencontrés dans la population étudiée, on interroge des pratiques courantes, voire

ritualisées (lecture par appui sur les images, anticipations forcées, débats sur ces

anticipations) dont il apparait que, loin d’évaluer ou de construire (l’objectif est

ambigu) des compétences expertes, elles renforcent des conduites inadaptées.

1. CONTEXTUALISATION DES DONNÉES PRÉSENTÉES

La recherche INRP « Didactisation de la lecture littéraire du récit à l’école élémentaire » a conceptualisé la lecture littéraire et la nécessité de l’introduire, comme jeu avec un texte qui a du jeu, dès l’entrée dans l’écrit (Tauveron, dir., 2002). Elle a construit des principes et des dispositifs didactiques permettant, dans une démarche de résolution de problèmes, la rencontre singulière de l’élève singulier avec un texte singulier et, dans l’intersubjectivité, le partage des rencon- tres singulières, l’examen argumenté de leur validité dans un espace où doivent être respectés et les droits du lecteur et les droits du texte, ceux du premier s’ar- rêtant en principe où commencent ceux de l’autre. La recherche a montré que les jeunes enfants, ainsi placés dans la situation de problématiser eux-mêmes le texte, d’interagir entre eux et avec le texte, pouvaient avoir accès à une lecture interprétative, esthétique et symbolique. Elle a aussi empiriquement pointé qu’en

1. C. Tauveron (dir.) (2002) : Lire la littérature à l’école : pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique. Paris, Hatier.

31.indb 73

REPÈRES N° 31/2005 C. TAUVERON

74

modifiant les représentations de l’acte lexique et le rapport à la lecture, la lecture littéraire ainsi conçue pouvait être l’une des voies possibles pour (ré)concilier avec la lecture les jeunes lecteurs reconnus en difficulté selon les critères traditionnels. C’est cette piste ouverte qui a été explorée dans le cadre d’un Groupe Recherche Innovation (GRI)2 initié par l’IUFM de Bretagne.

Partant de l’hypothèse que « les mauvais lecteurs ont moins des difficultés techniques qu’une absence de représentation des profits symboliques qu’ils peuvent tirer de la lecture »3, on s’est proposé d’étudier avec précision les effets des variables didactiques introduites (choix de travailler la difficulté avec des élèves en difficulté sur des récits littéraires posant des problèmes circonscrits et surmontables de compréhension et/ou d’interprétation, ouverture d’un espace intersubjectif d’expression, de négociation de sens et d’entraide, explicitation des règles du jeu interactif et des stratégies possibles de lecture) sur une population d’une vingtaine d’élèves rencontrant des difficultés de déchiffrage et de compré- hension. Tous ces élèves, suivis deux ans pour une partie d’entre eux, qu’ils soient au cours préparatoire ou au cours moyen, tiennent, au point de départ de l’observation, des propos sur la lecture qui ne diffèrent en rien de ceux recueillis par Jacques Bernardin4 à l’entrée au CP : « Pour apprendre, certains ne savent que faire, d’autres pensent qu’il faut écrire, travailler, aller à l’école. Beaucoup précisent qu’il suffit d’écouter, de répéter, de refaire. Imitation, reproduction d’un modèle, répétition à l’identique renvoient à l’idée de passivité exploratoire de l’ap- prenant, dans une forme de dépendance à l’adulte. […] De grandes constances se dégagent : pas de repères ou grande confusion (tant sur les objets à investir que sur les modalités pour le faire) ; passivité face à l’apprentissage, l’imitation n’étant ici pas créative mais signe d’une extériorité. […] À quoi sert l’écrit ? Outre ceux qui disent n‘en rien savoir, d’autres donnent des réponses tautologiques (« Lire, ça sert à apprendre à lire ») que l’on peut interpréter comme signe d’une vision limitée : lire ne trouverait son utilité que dans le cadre scolaire».

Nous avons posé que l’introduction des variables retenues doit contribuer 1- à modifier le rapport à la lecture des élèves, leur conception et leur

pratique de l’acte de lire ;

2- à renforcer leur estime de soi et leur sécurité lecturale. Déporter la diffi- culté des l’élèves vers le texte est une manière symbolique de les décharger de la responsabilité de l’erreur. À l’inverse, leur confier des responsabilités intellec- tuelles est une façon de les prendre au sérieux et de les enrôler dans la tâche. Inciter au partage des errements comme des bonheurs de lecture, à la mutualisa- tion des forces pour trouver le chemin qui mène au sens est un moyen de rompre la solitude et la mortification de l’échec. Enfin, la littérature de jeunesse, en ce qu’elle symbolise avec constance l’affectif, peut donner en retour la possibilité d’exprimer de l’affectif au travers de la symbolisation.

2. Ce groupe a réuni sous ma direction : Jay-Carré Annick, PEMF, IUFM de Bretagne, Le Gaouyat Géraldine, PEMF, École de Ploëzal (CP-CE1), Morvan Catherine, PEMF, école Duchesse-Anne, Rennes (CP/CE1), Valegeas Patricia, PEMF, École de Saint-Hélen (CM1-CM2), Vilboux Catherine, PEMF, école de Langrolay-sur-Rance (CM1-CM2). 3. Chauveau, G. (1997) : Comment l’enfant devient lecteur. Pour une psychologie cogni-

tive et culturelle. Paris, Retz.

4. Bernardin, J. (1997) : Comment les enfants entrent dans la culture écrite. Paris, Retz.

31.indb 74

Que veut dire évaluer la lecture littéraire ? Cas d’élèves en difficulté de lecture

75 Si difficultés de déchiffrage et difficultés de compréhension vont souvent de pair, elles peuvent être aussi dissociées. Pour cette raison, nous avons également postulé que travailler la compréhension avec des élèves qui cumulent difficultés de déchiffrage et difficultés de compréhension non liées est un objectif d’ensei- gnement qui s’impose, que travailler la compréhension avec des élèves qui ont des difficultés de déchiffrage mais qui sont des bons compreneurs (de textes lus par l’enseignant) est une façon de les valoriser et de leur donner l’occasion de faire leurs preuves. Sur un mode plus hypothétique, nous avançons prudemment l’idée que le défaut d’automatisation de l’identification des mots n’est pas, dans certains cas de figure, la cause des difficultés de compréhension mais le symp-

tôme, ou si l’on veut, la conséquence d’une mauvaise représentation de ce que

c’est que lire et de ce qu’il faut savoir faire pour lire, qui conduit certains élèves à

se crisper sur des opérations de bas niveau qu’ils croient déterminantes et qu’ils

échouent à mener à bien pour cause de crispation.

Dans le cadre de ce numéro, centré sur l’évaluation, notre propos n’est cependant pas de rendre compte de la recherche proprement dite, de sa métho- dologie et de ses conclusions. Il est de montrer, dans une autre orientation argu- mentative, comment des procédures et des outils construits dans une perspec- tive de recherche, pour recueillir, décrire et analyser les comportements évolutifs des enfants observés dans le cadre naturel de la classe, peuvent se convertir en procédures et outils d’évaluation formative de la lecture littéraire hors du domaine de la recherche, dans la pratique enseignante quotidienne. Pratique particulière- ment désorientée par le chapitre « Littérature » des nouveaux programmes. On en jugera au travers des propos paradoxaux tenus par un enseignant de cours moyen qui déclare avoir lu les nouveaux programmes et les mettre en œuvre5. À la question Comment vous y prenez-vous pour évaluer la compréhension des

élèves sur les textes littéraires ? , il répond :

quand je prends un atelier je pose des questions orales/ j’interroge un peu tout le monde et là on se rend bien compte de l’élève qui ne lève jamais le doigt // j’en vois pendant les ateliers qui lisent mais qui ne lisent pas en fait / c’est là qu’on voit où ça pêche / bon alors ces enfants ont besoin peut-être // quelquefois je leur demande de s’arrêter avant et d’essayer de plus se concentrer/ j’essaye de les prendre à part /déjà comme ça on voit qui peine et sinon au niveau de la compréhension on peut essayer de faire écrire de résumés //de temps en temps on ressort des fiches de compréhension mais c’est ponctuel quoi / parce que ça / écrire des résumés / oui et non // parce que les enfants qui ont des soucis en expression écrite ne vont pas pouvoir montrer ce qu’ils ont compris / ça peut les bloquer plutôt que de les aider à montrer que au contraire /// c’est un petit peu délicat ou alors il faut faire des QCM / moi en compréhension de texte pour aller vite quelque fois je fais ça / on voit très vite qui a compris ou pas / au moins globalement quoi / et pour tout ce qui est compréhension fine moi je ne le fais pas par rapport aux œuvres littéraires je le fais par rapport aux textes qu’on lit ensemble en classe / et puis il y a un travail de compréhension à côté / détaché quoi

Son évaluation se fonde donc sur des comportements extérieurs (doigt levé ou non), sur des impressions (j’en vois qui lisent mais qui ne lisent pas en fait), sur

5. Enquête menée par Anne Maréchal et Marie-Laure Pédron dans le cadre d’un dossier de master 1, université de Rennes 2.

31.indb 75

REPÈRES N° 31/2005 C. TAUVERON

76

l’« outillage » traditionnel que sont les QCM, qui ne sarclent que les couches super- ficielles. Mais plus remarquable est le paradoxe qui consiste à ne pas travailler la lecture fine sur les textes littéraires et à travailler cette lecture « à côté » des textes (non littéraires ?).

L’institutionnalisation de la lecture littéraire pose de fait de redoutables problèmes lorsqu’il s’agit de penser une évaluation de la compréhension et de l’activité interprétative. Dans un article intitulé précisément « Peut-on évaluer la lecture littéraire ? »6, Pierre Sève souligne un certain nombre d’obstacles :

« La question d’une évaluation de la lecture littéraire peut apparaître comme une aporie, une question sans réponse simple. D’un côté en effet, le travail autour de la lecture littéraire vise l’interaction entre l’élève et le livre, interaction qui sollicite l’investissement le plus intime de la subjectivité de l’élève. De même qu’une mère ne s’approche pas de l’intimité corporelle de son enfant sans précaution ni sans s’interdire un regard intrusif, de même un maître ne s’approche pas de l’intimité intellectuelle d’un élève sans précaution, sans se méfier d’un regard normatif. Une évaluation suppose des critères transférables d’une situation à l’autre, d’un élève à l’autre alors que le travail sur la lecture littéraire suppose justement un travail sur la singularité de texte-là et de cet élève-là, dans ce moment-là… Enfin, le souci d’évaluer découpe des savoirs ou savoir-faire isolés, alors que le travail de lecture est nécessairement systémique ».

L’auteur poursuit cependant, et sans surprise, sur la nécessité d’évaluer mais reformule ainsi sa question initiale de la manière suivante : « que veut dire évaluer la lecture littéraire ? ». C’est à cette question (dont nous avons fait notre titre) que nous tenterons d’apporter notre propre réponse.

2. DEUX MOYENS D’INVESTIGATION :

LES ÉCRITS DE TRAVAIL PERSONNELS ET LES ÉCHANGES

Outline

Documents relatifs