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De l’indexation à l’exposition : La codification médiatique de

4.2 La codification d’un savoir-faire informationnel

4.2.3 Du savoir faire au faire savoir : le domaine public de Jacques Bresson

Les annuaires jouent un rôle déterminant dans la dérivation d’une possibilité tech-nique (la diffusion de connaissances aisément requêtables, par l’emploi conjoint des index et des technologies de duplications) en norme sociale. En consignant des infor-mations contextuelles sur la quasi-totalité des entreprises parisiennes, L’Almanach du

commerce de Sébastien Bottin contribuait déjà à l’exposition du système financier sous

la forme de données structurées. L’Annuaire des Sociétés par actions de Jacques Bres-son explicite les implications morales de cet effort de publicisation. Cette publication ambitionne de synthétiser la plupart des informations disponibles sur les structures financières françaises. Bresson estime « qu’une Société par actions cesse d’être une So-ciété d’intérêts privés, qu’elle rentre dans le domaine public, par le fait de l’émission des actions, et parce que toute personne quelconque est apte à acquérir des actions en payant le prix65. » L’affirmation de ce credo se heurte à de nombreuses résistances :

Nous devons noter ici des remercîments aux hommes éclairés qui ont bien voulu nous aider en contribuant à nous fournir des documents utiles pour la rédaction de ce Livre ; cependant nous signalerons que nous avons rencontré chez quelques Gérants de Sociétés une répugnance absolue pour communiquer le résultat de leurs comptes annuels. Ceux-là sont de deux classes : les uns, quoique dans une position très prospère, veulent tenir cachés, autant que possible, d’énormes bénéfices, dont le chiffre, plus connu, pourrait éveiller l’attention de cette foule d’hommes actifs qui sont à la recherche de toutes les entreprises florissantes pour élever ou susciter des concurrences ; les autres, dans une situation contraire, craignent de divulguer les résultats d’une gestion inhabile ou équivoque66.

65Jacques Bresson, Annuaire des sociétés par actions anonymes, civiles et en commandite, Paris : Au Bureau du cours général des actions, 1840, p. 19.

Pour Bresson, la dissémination d’un savoir entrepreneurial est un acte politique. Il s’assigne pour mission de déporter dans l’espace public des connaissances confinées dans le sphère marchande privée. La référence au « domaine public » inscrit cette démarche dans un processus d’émancipation et de désenclavement de savoirs enclos. Par son parcours, Jacques Bresson représente le type même du “publiciste”67. Il s’apparente à un ambassadeur, initié aux us et coutumes de plusieurs cultures textuelles : ayant initialement suivi une formation de mathématicien, il se lance dans les affaires puis embrasse une carrière de « littérateur ». La publication du Des Fonds publics et étrangers se révèle une affaire lucrative : « Il eut un succès proportionné à son utilité particulière ; on connaissait peu à cette époque les fonds publics français chez les nations étrangères, et c’est tout au plus s’ils étaient connus dans nos villes de province68. » L’activité de Bresson ne se résume pas à la vulgarisation : tirant parti de l’absence d’intérêt des économistes pour la Bourse, il s’impose comme un expert, voire un scientifique reconnu dans l’espace public. Toujours en 1821, il rédige une courte brochure, La rente ira-t-elle

au pair ? et prédit que le cours des titres de rente atteindra prochainement leur valeur

faciale (soit 100 fr. de rente)69. À la fin des années 1820, il commence à publier une

Histoire financière de la France en deux volumes, du moyen-âge à 1828.

Comme nous l’avons vu plus haut, le Journal des débats appelait en 1829 le gou-vernement à verser les dépêches télégraphiques dans le « domaine public ». Jacques Bresson estime que toute société privée émettant des actions « rentre dans le domaine public ». Ces emplois ne font pas allusion à l’acception juridique traditionnelle du “do-maine public“ ou de “domanialité publique”. Ils se réfèrent à un dispositif juridique né des débats sur le droit d’auteur : l’expiration complète et définitive des restrictions apposées à la circulation des œuvres ou des idées à l’issue d’une durée prédéterminée70. Comme le rappelle le Traité des droits d’auteur de Renouard :

Il ne faut pas, néanmoins, confondre ce qu’en cette matière nous avons, conformé-ment à l’usage, appelé le domaine public, avec ce que, dans les autres matières, 67Cette reconstitution repose sur une notice biographique rédigée du vivant de l’auteur, dans Germain Sarrut, Biographie des hommes du jour, H. Krabe, 1838, p. 33-35.

68Ibid., p. 31.

69Ibid., 32. La prédiction de Bresson s’est réalisée deux ans plus tard.

70Sur l’histoire de ces débats, cf. notamment pour le monde anglo-saxon : Mark Rose, Authors and

Owners : The Invention of Copyright, Reprint edition, Harvard University Press, août 1995, et dans

une perspective plus européenne : Roger Chartier, Culture écrite et société, op. cit., p. 45-71. Nous avions dressé un bilan synthétique de la situation historique du “domaine public” dans le droit français et sur la perspective de lui donner une définition positive : Pierre-Carl Langlais, « Le domaine public consacré par la loi », op. cit., mis en ligne à l’adresse http ://scoms.hypotheses.org/308.

on appelle le domaine public comme étant celui de l’État. Nous avons appelé do-maine public celui qui appartient à tout citoyen où chacun peut librement puiser et dont toute personne peut user à son gré. Le domaine public de l’État est ce qui appartient à l’universalité des citoyens pris en masse, et en tant qu’ils composent collectivement l’État ou la nation : c’est le gouvernement qui l’administre71.

En France, le domaine public des œuvres est une conséquence directe de la loi du 19 juillet 1793 sur les droits d’auteur. Pendant l’Ancien Régime la circulation des textes imprimés est contrôlée par des privilèges. Toute publication est conditionnée à l’obtention d’un droit à publier. La Révolution acte l’abolition des privilèges, déjà partiellement ébranlés à la fin de l’Ancien Régime. Les monopoles, octroyés au cas par cas, sont remplacés par un régime de protection universel, le droit d’auteur. Pour Roger Chartier, les éditeurs ont préféré opter pour un régime de protection indirect, centré sur la personne de l’auteur, plutôt que de chercher à maintenir des privilèges discrédités : « Ce sont en effet, les tentatives de la monarchie pour abolir la perpétuité traditionnelle des privilèges qui amènent les libraires-éditeurs à lier l’irrévocabilité de leurs droits avec leur reconnaissance de la propriété de l’auteur sur son œuvre72. »

La loi du 19 juillet 1793 prévoit que les « auteurs d’écrits en tout genre, les compo-siteurs de musique, les peintres, les dessinateurs qui feront graver tableaux et dessins » conservent des droits de propriété sur leurs ouvrages tout au long de leur vie ; leurs héritiers jouissent des mêmes droits pendant une période de dix ans73. En contrepartie, les écrits situés hors du périmètre défini par le loi ne peuvent faire l’objet d’aucune appropriation, ni privée ni “publique” (au sens de domanialité publique). Cet arrange-ment vise à satisfaire des aspirations divergentes du mouvearrange-ment des Lumières : assurer une rétribution aux auteurs, sous la forme de droits attribués à chaque ouvrage ; res-treindre autant que possible la dispersion des connaissances et des idées. Le principe général de libre diffusion n’est entamé que dans le cas particulier des œuvres conçues par des auteurs vivant ou morts depuis peu. La plupart des productions intellectuelles deviennent des biens communs74.

71Charles Renouard, Traité du droit d’auteur dans la littérature, Renouard, 1839, p. 225. 72Roger Chartier, Culture écrite et société, op. cit., p. 51.

73Après une série d’élargissements, cette période est aujourd’hui portée à 70 ans en règle géné-rale, sans compter certains prolongements occasionnels (maintien des prorogations de guerre pour les compositeurs, statut à part des morts pour la France)

74En 1774, Lord Camden les qualifie également de publis juris ou choses de droits publics : « Le savoir et la science ne doivent pas être enchaînés à une telle toile d’araignée (…)  [Ils] sont dans leur nature des choses de droit public (publis juris) et devraient être, en général, aussi libres que l’air ou l’eau ». Cf. Mark Rose, Authors and Owners, op. cit., p. 104.

Les usages métaphoriques de la notion de “domaine public” se multiplient vers 1828. Geoffroy Saint-Hilaire se vante d’être à l’origine de la théorie de l’unité de composition des animaux : « en effet, c’est par mes soins qu’en France cette pensée est entrée dans le domaine public ; qu’il n’est ouvrages ni recueils de médecine qui ne la reproduisent, qui ne la croient susceptibles d’applications utiles75. » Pour l’Encyclopédie méthodique, « la manufacture des Gobelins a été une mine de découvertes nouvelles pour la tein-ture. Elles ont sans doute été tenues secrètes à l’origine, mais peu à peu elles se sont répandues, et sont devenues du domaine public76 ». L’auteur des Nouveaux Tableaux

de Paris s’interroge sur l’utilité des brevets, il vaudrait mieux « que l’État accordât

[à l’inventeur] une récompense honorable, et que son invention fît aussitôt partie du domaine public77. »

Ces verbatims mettent en évidence la proximité du “domaine public” avec le “do-maine du général” tel que défini par Habermas : il s’agit de rendre accessible une connaissance ou une invention à un “public” indéfini. Ce domaine constitue d’abord un champ de libre discussion « où se nourrit l’activité critique du public » ; il s’appa-rente également à un “méta-domaine” où sont évalués les frontières et les délimitations respectives de chaque domaine78. En cela le domaine du général hérite de l’esprit en-cyclopédique du siècle précédent : il incarne un corpus de connaissances jugées emblé-matiques de l’instruction d’un public cultivé ; il s’apparente à un espace d’évaluation et de mise en concurrence des différents systèmes de savoir. En qualifiant les données en-trepreneuriales de “domaine public”, Jacques Bresson cherche consciemment à investir le “domaine du général” et à présenter les informations qu’il recense comme utiles à la sphère publique dans son ensemble.

L’accessibilité technique joue un rôle déterminant dans l’alimentation et la consulta-tion de ce répertoire de connaissances communes. À côté du domaine public passif créé

75Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Sur le principe de l’unité de composition organique , discours

servant d’introduction aux leçons professées au Jardin du roi, par M. Geoffroy Saint-Hilaire, Paris :

Pichon et Didier, 1828, p. 23.

76G. T. Doin, Encyclopédie Méthodique. Manufactures, arts et métiers. Tome 4 : Dictionnaire des

teintures, sous la dir. d’Agasse, Plomteux, C., 1828, p. 175.

77Joseph Pain et C. de Beauregard, Nouveaux tableaux de Paris, ou Observations sur les moeurs et

usages des Parisiens au commencement du XIXe siècle, vol. 2, PIllet l’aı̂né, 1828, p. 18.

78Habermas constate que l’avènement de la sphère publique suppose que « soient mis en question des domaines qui jusque là n’avaient pas prêté à discussion ». Il apporte un exemple de redéfinition des sous-domaines par l’intervention du « domaine du général » : « C’est d’abord, et pour la première fois, au xviiie siècle que l’“art” et la culture, comme R. Williams le démontre, sont redevables de leur sens moderne qui les définit comme formant une sphère à part, en marge du processus de reproduction sociale. » Sur toutes ces citations, cf. Jürgen Habermas, L’espace public, op. cit., p. 47

par la loi du 19 juillet 1793 sur le droit d’auteur, il existerait un domaine public actif, cultivé, administré et convoqué par des publicistes. Index et périodiques constituent les principaux champs d’expression de ce domaine public actif. C’est que la formulation de la loi sur le droit d’auteur est floue. En pratique, les publications périodiques ap-pliquent un régime légal d’exception : le droit de recopie est un usage consacré, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir une autorisation préalable, ou même de citer ses sources. Renouard explique ce décalage patent entre la théorie et la pratique du droit par les intérêts réciproques de chaque périodique à procéder à des emprunts mutuels :

En droit, cette question ne peut pas être douteuse ; aucune loi, aucun motif rai-sonnable n’excluent les écrits insérés dans les journaux des garanties assurées à tous les genres d’écrits. En fait et dans l’usage, cette question, si simple, par elle-même, s’obscurcit et se complique. Une habitude d’emprunts réciproques entre les feuilles périodiques s’est établie par la force des choses et s’exerce avec une latitude qui dégénère en abus. Ce n’est pas seulement la réciprocité de copie qui explique cette tolérance, c’est aussi la communauté, en même temps que la variété des sources auxquelles la rédaction des journaux est ordinairement puisée79.

L’élaboration des annuaires et index repose également sur une « habitude d’em-prunts réciproques ». Jusqu’en 1814, la jurisprudence exclut les compilations du champ de la propriété littéraire, au motif qu’il ne s’agit pas, par nature, d’une « œuvre du génie ». Le 2 décembre 1814, un important arrêt de la Cour de Cassation admet la pos-sibilité d’une protection, sous réserve que la compilation témoigne explicitement d’une “originalité personnelle”. Cette définition restrictive exclut les formes d’arrangements couramment utilisés au sein d’une culture textuelle :

Le savoir-faire partagé par une profession particulière, une forme dictée par la nécessité (l’arrangement d’extraits dans un ordre chronologique, par exemple, ou dans un autre ordre dicté par la nature des textes), le seul travail de “recherche, bien qu’indispensable à la conception de toute compilation, tout ceci se révèlerait insuffisant. Le procureur en chef fait en effet référence aux compilations dont la construction ressemble à des “nobles palais”, des “créations” authentiques80.

Renouard classe ainsi les annuaires, les listes et les formations tabulaires parmi les œuvres « chétives » qui peuvent ou non faire l’objet d’une protection au gré des décisions

79Charles Renouard, Traité du droit d’auteur dans la littérature, op. cit., p. 114-115.

80Frédéric Rideau, « Commentary on the Court of Cassation’s ruling of 2 December, 1814, on compilations », Primary Sources on Copyright (1450-1900), 2008, Nous traduisons.

de la jurisprudence81. À l’instar des publications périodiques, les auteurs d’index se soustraient parfois volontairement au régime de la propriété littéraire. En estimant que les données sur les entreprises relèvent du “domaine public”, Jacques Bresson concède indirectement que son propre travail est destiné à être réapproprié par le “public”.

Cette dépendance à des formes “ambiguës” au regard du régime légal du droit d’au-teur, place le domaine public financier sous la dépendance d’un certain type d’écriture. Avant même l’apparition des premières chroniques boursières, le journal est l’un des lieux privilégiés où se transmettent, se diffusent et se divulguent les informations sur les entreprises. La notion même de “données économiques” devient indissociable de sa médiation périodique : la littérature de vulgarisation sur la Bourse se déporte graduelle-ment vers la presse économique. Réédités presque chaque année depuis 1820, les Fonds

publics en France de Jacques Bresson se muent en “feuilleton” annuel des structures

boursières. Chaque introduction fait le point sur les évolutions engagées et les nouvelles valeurs cotées. Cette dérivation périodique prépare l’évolution du parcours profession-nel de Bresson : en 1835, il crée le Cours général des actions, un périodique économique spécialisé recensant le cours d’actions industrielles ne figurant pas à la côte officielle.

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