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Reconnaissance textuelle

1.1 Les cadres historiques de l’indexation

1.1.3 Reconsidérer le texte

Les années 1960 et 1970 marquent un renversement, qui dépasse très largement le seul cadre de l’étude du journal. Il se matérialise par un épuisement des frontières dis-ciplinaires et des matrices catégorielles qui fondaient leur identité. L’article de Barthes, « De l’œuvre au texte », témoigne de cette crise : la « solidarité des anciennes disciplines se défait » dans le contexte d’un « malaise de classification »34. L’incertitude se pro-longe dans le langage employé : Barthes hésite continuellement entre le Texte avec une majuscule et le texte en minuscule, entre l’ouverture d’un « champ méthodologique »35

et une hypothétique « Théorie » esthétique du texte (avec un grand T), centrée sur le plaisir de lire et de réécrire36. Cet itinéraire n’aboutit qu’à l’auto-destruction de la Théorie du texte à peine formulée : « une Théorie du texte ne peut se satisfaire d’une exposition méta-linguistique »37.

Les recherches sur la presse sont confrontées à des doutes comparables. En 1978 l’historien de la presse anglaise Scott Bennett s’interroge sur les limites d’une étude strictement documentaire et appelle à l’élaboration d’une bibliographie critique, qui s’approprierait le texte journalistique au même titre que le texte littéraire38. Un

mou-32Pierre Albert, « Histoire de la presse politique nationale au début de la Troisième République », thèse de doct., Paris-IV, 1977, p. 407-476.

33Pierre Albert, Histoire générale de la presse française, vol. 3, PUF, 1972.

34Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », Œuvres complètes (1966-1971), vol. II, Seuil, 1994, p. 1211.

35Ibid., p. 1212.

36Ibid., p. 1217.

37Ibid., p. 1217.

vement similaire se fait jour en France : le journal se décentre de l’histoire de la presse et devient l’enjeu partagé de plusieurs disciplines (sociologie, sciences de l’information et de la communication, études littéraires)39.

Le Dictionnaire des journaux 1600-1789 dirigé par Jean Sgard forme l’un de ces pro-jets transitionnels. Publié en 1993, l’ouvrage dérive d’un travail de recension systéma-tique mené à l’Université Stendhal de Grenoble à partir des années 1970. Il s’inscrit en apparence dans la continuité de la Bibliographie d’Eugène Hatin : il vise à identifier l’en-semble des périodiques francophones publiés avant la Révolution Française. Cependant, par contraste avec ces prédécesseurs, l’équipe de Sgard n’occulte pas le texte. Parmi les « huit rubriques » dont se compose chaque notice, Jean Sgard recommande d’in-diquer les éléments suivants : « contenu annoncé dans les préfaces, rubriques prévues, contenu réel et centres d’intérêt ». Rendant compte du projet dans la revue Réseaux, Michael Palmer singularise cette approche renouvelée, qui fait émerger la contribution des périodiques à la circulation générale des idées : « Chacun à sa manière, Vittu et Feyel — comme bien d’autres historiens de la production et de la circulation des écrits — scrutent les sources disponibles pour mieux cerner les processus de la diffusion et de la réception des idées et des informations. Priorité qui n’était pas toujours celle des historiens de la presse autrefois40. »

La numérisation des collections documentaires encourage cette mutation du regard scientifique sur le journal et, inversement, cette évolution épistémologique contribue à la légitimer. En diffusant leurs archives, les bibliothèques ne classent pas seulement des documents ; elles les éditent. Elles instituent les cadres de la consultation. Elles édictent la marge entre le texte et le non-texte en participant à la définition des règles de reconnaissance automatisée des caractères.

Pour le chercheur, il n’est plus envisageable de se détourner du texte. La référence bi-bliographique, devenue hyperlien, porte la promesse de sa présence. L’index ne référence plus des métadonnées mais la totalité des mots. Tandis que dans le système bibliogra-phique préexistant la requête d’un document ne pouvait porter que sur les étiquettes que lui assignaient les bibliothécaires (tel rayon, tel auteur, tel type de production, tel genre…), la bibliothèque numérique prétend embrasser la totalité du texte :

Guide to Research, sous la dir. de J. Don Vann et Rosemary T. Van Ardschel, Modern Language

Association, 1978, p. 50.

39Dominique Kalifa et al., La Civilisation du journal, op. cit., p. 10-11.

40Michael B. Palmer, « ”Dictionnaire des journaux 1600-1789” (sous la direction de Jean Sgard) »,

La numérisation combine les deux principales fonctions de contrôle bibliogra-phique dégagées par Scott Bennett : la bibliographie analytique et l’étude du texte. Chaque projet de numérisation est aussi un projet éditorial et tout projet éditorial doit définir, d’une certaine manière, ce qu’il édite. L’édition est ainsi une activité interprétative et toutes les éditions doivent présenter des arguments sur ce qu’ils décident ou non de publier41.

L’évolution des recherches sur la presse se pense en des termes similaires. L’intérêt croissant des études littéraires pour les productions journalistiques est allé de pair avec un retour critique sur la notion de texte ou de littérature. L’incipit de La Littérature

au quotidien de Marie-Ève Thérenty définit clairement la double portée de ce

désen-clavement, qui doit autant apporter à l’étude littéraire de nouveaux objets d’analyse, qu’interroger ses a priori épistémologiques :

Les rapports entre littérature et écriture journalistique au xixe siècle restent globalement à éclairer, non seulement pour identifier les transferts qui s’opèrent du journal de la littérature, mais surtout pour dévoiler que le journal au xixe siècle est essentiellement composé de « littérature »42.

Ce mouvement scientifique se combine avec un mouvement documentaire. Les cam-pagnes de numérisation patrimoniales de Gallica inspirent des recherches scientifiques qui les légitiment en retour. L’ouvrage collectif fondateur de 2001 1836, L’an 1 de l’ère

médiatique (qui étudie un an de publication de La Presse) a été suivi par une floraison

de projets : Presses et Plumes43(en 2003), Poétiques journalistiques44 (en 2008),

Micro-récits médiatiques45 (en 2008), la Production de l’immatériel (en 2008)46, la Civilisation

du Journal47 (en 2011) et Matières et esprit du journal48 (en 2013).

41James Mussell, The Nineteenth-Century Press in the Digital Age, Palgrave Macmillan, 2012, p. 4. Nous traduisons.

42Marie-Eve Thérenty, La littérature au quotidien : Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris : Seuil, 2007, p. 3.

43Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, éds., Presse et plumes : Journalisme et littérature au XIXè

siècle, Paris : Nouveau monde, 2004.

44« Poétiques Journalistiques », sous la dir. de Marie-Ève Thérenty, 7, Orages, 2008.

45« Microrécits médiatiques. Les formes brèves du journal, entre médiations et fiction », sous la dir. de Marie-Ève Thérenty et Guillaume Pinson, vol. 44, 3, Études françaises, 2008.

46Jean-Yves Mollier, Philippe Régnier et Alain Vaillant, éds., La production de l’immatériel : théories,

représentations et pratiques de la culture au XIXe siècle, Université de Saint-Etienne, 2008.

47Dominique Kalifa et al., La Civilisation du journal, op. cit.

48Alexis Lévrier et Adeline Wrona, éds., Matière et esprit du journal : Du Mercure galant à Twitter, Paris : PU Paris-Sorbonne, 2013.

Certains projets “transitionnels”, qui considéraient déjà le journal sous l’angle de sa matérialité textuelle, connaissent une seconde vie numérisée. Faute de pouvoir publier une seconde édition, après l’épuisement de la première, les concepteurs du Dictionnaire

des journaux entreprennent de le rendre accessible sous la forme d’une base de données

publiée en ligne. D’après Jean Sgard, cette relance a été motivée par la multiplication des programmes de numérisation :

Le développement rapide des banques de données a dépassé nos prévisions  : grâce notamment à la mise en ligne des catalogues collectifs et à des outils de recherche comme « Google books », nos enquêtes sur la presse ont repris à un rythme accé-léré  : on trouve désormais de nouveaux renseignements sur les journaux et leurs auteurs ; de nouveaux journaux ou des collections plus complètes ; de nouveaux journalistes. L’heure est venue d’engager cette nouvelle collecte d’informations. [Nous avons ainsi] entrepris plus récemment un répertoire des périodiques consul-tables en ligne (Le gazetier universel)49.

Fig. 1.1 : Un exemple de “réécriture numérique” des dictionnaires de presse : la base de données des périodiques du Dictionnaire des journaux 1600-1789, à l’adresse

http ://dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/journaux

49Jean Sgard, « Édition électronique revue, corrigée et augmentée du DICTIONNAIRE des JOUR-NAUX (1600-1789) », mis en ligne à l’adresse http ://dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/.

La numérisation ne facilite pas seulement l’accès aux archives : elle change notre regard et nos approches. Même si les interfaces s’efforcent d’éluder cette vérité déran-geante en mimant la structure originale des pages, images et textes ne sont que des tables de nombres. En raison de cette tabularité, de multiples combinaisons peuvent leur être appliquées. Les documents peuvent être croisés, séparés et recoupés jusqu’au niveau de focalisation le plus infime qui soit (celui de la lettre ou du pixel). Ces parcours de lecture plus ou moins désaxés contribuent à enrichir et/ou amender nos interprétations initiales du texte50. Cette rupture dans nos représentations a, en soi, une vertu maïeutique. L’in-terrogation sur les incarnations numériques de l’archive rejaillit sur l’identification des mécanismes de circulation préludant à l’avènement des médias modernes.

Publié en 2001, l’ouvrage collectif 1836 l’an 1 de l’ère médiatique s’apparente à un projet hybride, : des outils numériques sont employés pour étudier des productions non encore numérisées. Pendant deux ans une équipe coordonnée par le Centre des études romantiques et dix-neuviémistes de Montpellier a dépouillé les microfilms de La Presse ; ces informations ont ensuite été reportées dans une base de données. L’introduction évoque l’émergence d’une « vue stéréoscopique », née de la lecture « en masse » de toute la première année de la publication du titre de Girardin. Cette perception amène à repenser les cadres usuels du travail en recherche :

Les littéraires eux, sont des solitaires (…) Il nous semble que le temps est venu de laisser partiellement de côté ses idiosyncrasies particulières et de passer à des recherches d’une tout autre échelle, qui exigent une vraie confrontation des idées, un partage rigoureux des tâches, entre chercheurs réunis autour d’un faisceau précis d’hypothèses scientifiques et d’orientations méthodologiques51.

La nouvelle grande campagne de numérisation de la bibliothèque numérique Eu-ropeana, revendique également ce changement de regard. De janvier 2012 à janvier 2015, Europeana Newspapers agrège 18 millions de pages de journaux issus de 18 bi-bliothèques européennes (dont la BNF). Ce projet patrimonial porte sur la totalité du journal et pas seulement ses parties traditionnellement considérées comme nobles : il ambitionne de recueillir une part importante de « l’héritage culturel » des européens52.

50Damon Mayaffre, « Vers une herméneutique matérielle numérique. Corpus textuels, Logométrie et Langage politique », thèse de doct., Université Nice Sophia Antipolis, 2010, p. 11.

51Marie-Êve Therenty et Alain Vaillant, éds., 1836, l’An 1 de l’ère médiatique, Nouveau Monde éditions, 2001, p. 21.

52Cf. la page de présentation du projet à l’adresse, http ://www.europeana-newspapers.eu, consultée le 19 août 2015.

La vidéo de présentation du projet poétise ainsi l’ensemble du quotidien, en animant aussi bien les articles que les rubriques tabulaires ou les réclames53.

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