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Une proposition théorique : la notion de culture textuelle

2.2 Essai de définition

2.2.1 Le texte : une corrélation de phénomènes hétérogènes

Ordre des discours et ordre des documents ne cohabitent pas nécessairement. L’ordre discursif de la sexualité reconstruit par Foucault dans l’Histoire de la sexualité se dis-sémine dans espaces de productions documentaires très variés ; inversement tout en définissant des catégories de réception, qui peuvent avoir une portée performative, les

16Nous traduisons : ibid., p. 2.

bibliothèques n’ont pas de prise directe sur l’élaboration des discours. La culture tex-tuelle naît de la coexistence de ces ordres : lorsqu’un discours organisé est relayé, classé, distribué, en un mot, orchestré par des institutions assurant la mise en œuvre d’un ordre documentaire s’accordant à la morphologie de ce discours. Dans une culture textuelle, nous postulons une corrélation entre les règles préludant à la formulation discursive du texte et les normes déterminant leur élaboration et leur circulation.

En ce sens, l’étude d’une culture textuelle repose sur « une analyse du nexus de savoir et de pouvoir » : il s’agirait de dégager un entrelacs cohérent entre des formes de contrôle dans le processus d’éditorialisation et de circulation des textes et les modes d’expression des connaissances et des « éléments de savoir »18. Ces effets de savoir et de pouvoir, de discours et de documentation ne forment pas seulement des causalités réciproques (au sens où une autorité est en mesure de “forger” une certaine expres-sion et où, inversement, l’avènement d’une représentation circulante ou d’une pratique d’écriture peut ébranler un certain rapport de force). Elle s’interpénètre dans le cadre d’un nœud ou nexus global.

Ce “nexus” ne forme pas un “substrat” abstrait ou idéologique, gouvernant par anti-cipation les manière d’écrire et de recevoir les discours. Il s’incarne dans des productions écrites “matérialisées”, soit les représentations effectives des éléments concourant à la formulation du discours : « sans support et sans matière, sans dessin, il n’est pas plus de texte que d’écriture »19. Par cette insistance sur l’aspect graphique du discours, nous ne faisons pas seulement référence au tracé des caractères, mais également aux effets sémiotiques nés de leur disposition dans l’espace. La structure d’un tableau, l’ar-rangement d’une rubrique, l’organisation d’une page : toutes ces combinaisons relèvent également du texte. Elles imprègnent tout particulièrement l’écriture journalistique qui, par contraste avec les productions éditoriales livresques, revendique un statut de créa-tion composite20.

La prise en compte de la matérialité des productions écrites permet de dépasser le clivage entre la dimension discursive et la dimension sociale des textes, entre l’analyse littéraire ou sémiotique pure et l’histoire des formes documentaires. Considérée comme une série de tâches d’encres inscrites sur un morceaux de papier, la production écrite ne peut être dissociée de ses conditions de production et de circulation, soit autant de

18Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? », op. cit., p. 51.

19Emmanuel Souchier et Yves Jeanneret, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran »,

Com-munication et langages, vol. 145, no 1, 2005, p. 137.

facteurs qui concourent à expliquer sa morphologie effective. Si nous faisons l’effort de les regarder et de les intégrer au texte, les jeux typographiques ou la présence d’anno-tations nous incitent à formuler, d’emblée, une analyse sociale des actes d’écriture et de lecture. Inversement, comme nous aurons l’occasion de le percevoir lorsque nous évoque-rons, plus loin, le cas particulier de la culture textuelle boursière, ces rapports sociaux s’avèrent, à leur tour, indissociables de codifications textuelles. Institutions, professions et processus de diffusion documentaires requièrent l’élaboration et la mise en circulation d’écrits à visée normative : manuels, chartes, lois, index, annuaires… Ces actes de “mise en texte” ne constituent pas des initiatives anodines. Même lorsqu’il s’agit de consta-ter des relations existantes, le formalisme de l’écriture porte en germe une dynamique d’altération. Jack Goody relève ainsi que l’apparition des premiers systèmes d’écriture a entraîné une transformation profonde de la langue parlée : « le formalisme propre à l’écriture ne se soucie guère de la souplesse du langage parlé, il en dénature le contenu et en engendre un autre21. »

Que faire dès lors de toutes ces indications méta-discursives (titres, numéro de pages, signatures, mentions légales…) situées hors du texte stricto sensu et qui participent pourtant pleinement de sa formation visuelle ? C’est encore du texte, mais un texte porteur d’une énonciation distincte :

En effet, le texte ne tisse pas uniquement des relations «  intertextuelles » avec les autres textes qui constituent l’horizon culturel dans lequel il se meut, au sens où l’entendait Julia Kristeva, il est également le creuset d’une énonciation collective derrière laquelle, à travers des techniques et des situations, s’affirment des fonctions, des corps de métier ainsi que des individus… Et dans cet espace composite se nouent — fatalement — des enjeux de pouvoir qui se donnent à lire ou à voir dans le corps même des objets que nous analysons22.

L’énonciation éditoriale nous amène à voir le texte autrement : non comme une production sémiotique inscrite dans une société, mais, directement, comme une produc-tion sociale, résultant d’une série de négociaproduc-tions préalables. La négociaproduc-tion peut être particulière : la production d’un livre imprimé reflète des arrangements, plus ou moins explicites entre auteurs, éditeurs, typographes et imprimeurs. La négociation peut aussi être systémique : ainsi en est-il, par exemple, de l’apparition du droit d’auteur et, par

21Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris : Les Editions de Minuit, 1979, p. 197.

22Emmanuel Souchier, « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication et langages, vol. 154, no1, 2007, p. 23–38.

son biais, de la consécration de la fonction-auteur23, ou de l’apparition du générique cré-ditant les métiers techniques dans les productions cinématographiques (et inversement, l’occultation systématique de ces derniers dans le milieu de l’édition).

Si le texte constitue un objet physique qui doit être saisi dans sa totalité matérielle, les altérations successives de sa matérialité en font manifestement partie. Les erreurs des logiciels de reconnaissance des caractère témoignent d’une histoire invisible : les manipu-lations successives de l’exemplaire. Même les précautions les plus adroites n’empêchent pas les traces de doigts, l’écoulement de l’encre, le vieillissement du papier. Imprimé pendant la nuit du 28 au 29 octobre, l’exemplaire du Journal des débats porteur de la première chronique boursière hebdomadaire est réquisitionné par l’administration pu-blique au titre des lois sur la censure, puis transféré à la Bibliothèque nationale ou à la Bibliothèque Sainte-Geneviève ; il erre ensuite de collections en collections et, même si les bibliothécaires veillent sur son intégrité, est saisi, manipulé et réapproprié par plu-sieurs générations de lecteurs. Il fait l’objet d’une première métamorphose au cours des années 1950 : il devient microfilm et perd ses couleurs originelles ; le microfilm constitue ensuite le support de la numérisation, soit de l’image que nous pouvons actuellement consulter sur Gallica.

Les divers fragments de taches, de marques ou d’effacements ne permettent pas de reconstituer une telle histoire matérielle : ils supposent néanmoins son existence. Nous pourrions résumer notre position en ces termes : tout, dans la page, est texte, mais tout ne relève pas du même registre d’énonciation. Dans ce présent document, car nous devons garder à l’esprit que ce texte qui parle d’un texte n’est qu’un texte, les mots de cette phrase participent d’une énonciation discursive ; la pagination ainsi que les marges sur les côtés témoignent d’une énonciation éditoriale ; les marques et altérations éventuelles déposées par les lecteurs ou, plus largement, les manipulateurs du document attestent d’une énonciation matérielle.

Au sein d’une culture textuelle, ces différents registres d’énonciations s’articulent dans le cadre d’un “système cohérent” : c’est-à-dire que les modes d’expression (les figures, les périodes, les formules) ne pourraient être véritablement compris, si nous les considérons séparément des cadres et des marques de l’énonciation éditoriale et des enjeux sociaux et politiques dont elles découlent.

Cette cohésion est assurée par la perpétuation d’un réseau de circulations et de ré-écritures. Chaque culture textuelle mobilise des canaux d’échange, de correspondance et

23Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et écrits. 1954-1988, vol. I, Gallimard, 1994, 789–821. Conférence donnée le 22 février 1969 à la Société française de philosophie.

de diffusion réguliers et privilégiés. Les participants de ce réseau se consacrent essentiel-lement à un travail de réécriture, de transmission, ou de combinaison de textes existants. Ils mettent en œuvre une version située et intensifiée des trois « commandements » de l’activité communicationnelle décrits par Yves Jeanneret : « tout s’opère, tout se crée, tout se transforme24 ». Dans le cadre de ces réseaux, les actes d’opérations, de création et de transformations sont discriminés. Ils portent avec une prédilection marquée, voire exclusive, sur certains objets et mobilisent, avec une prédilection comparable, certains processus. Les métamorphoses des êtres culturels découlent de rapports de force qui demeurent bien souvent “invisibles” :

L’analyse des procédures de l’archive met en évidence un type de pouvoir cultu-rel (…) Si l’on accepte cette interprétation, on pourra dire que la trivialité mérite d’être tirée de sa marginalité, non pas seulement parce qu’il vaut la peine de reva-loriser des objets jugés indignes et indisignifiants, mais parce que les médiations, les métiers, les opérations de l’archive sont fondamentalement politiques25.

2.2.2 Un objet emblématique des cultures textuelles : la

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