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Contextes et contours : situer la chronique boursière dans une culture textuelle

Corpus et méthodologies

3.2 Délimiter les champs d’observation

3.2.3 Contextes et contours : situer la chronique boursière dans une culture textuelle

Les deux corpus précédents visaient à cerner l’action de références, soit d’institu-tions médiatiques en mesure d’imposer des normes éditoriales et discursives à l’ensemble d’une culture textuelle. Cette focale est risquée : la réduction du champ d’observation peut se solder par une réduction conceptuelle. Au lieu de retracer l’émergence d’un journalisme boursier, nous montrerions autre chose : la formation de la chronique bour-sière hebdomadaire dans le Journal des débats et, dans une moindre mesure, chez ses concurrents.

Il y a un second problème : comment penser l’unité du journal, l’unité d’un genre dans une forme discursive qui obéit à une logique polyphonique ? Comme la rubrique boursière est en invention, et que l’on ne saurait restreindre cette phase d’élaboration à un seul support, il est nécessaire de prendre en compte les modalités de sa circulation et les affinités préférentielles qu’il entretient vis-à-vis de telles ou telles formes textuelles. C’est ainsi que nous avons été amené à élaborer des corpus que nous pourrions quali-fier de contextuels. Nous prenons ici le terme “contexte” dans son acception ancienne : non un “environnement” diffus mais pour reprendre la définition de l’Encyclopédie, l’« ensemble du texte qui entoure un extrait et qui éclaire son sens ». Nos sélections des chroniques boursières ne forment rien de plus que des extraits de textualités plus glo-bales : celles des manières d’écrire sur et dans la Bourse au xixe siècle. En coupant ces extraits des grands flux d’écritures, nous ne formulons qu’une réalité tronquée, voire, en partie, fictive : car comment s’assurer autrement que tel motif introduit par la presse forme bien une innovation et non un reflet et une amplification d’un motif préexistant ? Sans contexte, il n’est pas de critère.

a des références admettait encore le principe d’une “condensation” de nos recherches sous la forme d’un “terrain” quantifiable, ici nous devons malgré tout maintenir une forme d’ouverture. Nous pourrions néanmoins procéder à une forme de typologie ap-proximative.

Certains corpus visent à identifier le mouvement général des textes, la manière dont ils se distribuent dans l’espace ou dans le temps. Nous pouvons faire entrer dans cette catégorie les compilations de données bibliographiques sur des publications fixes ou périodiques, généralement effectuées à partir de sources d’époque : la géolocalisation des titres de presse parisiens (effectuée à partir des indications de l’Almanach de Commerce), le repérage de l’amplification des discours sur la finance dans les ouvrages imprimés de la Restauration (réalisé grâce à un décompte des publications des catégories « finances » et « commerce » de la Bibliographie de la France). Les nombreuses recherches flottantes effectuées à partir de mots clés sur les bibliothèques numériques relèvent également de cette perspective générale. Nous avons pu ainsi préciser l’introduction de certaines innovations ou de certaines formations conceptuelles dans des collections textuelles non délimitées a priori.

D’autres corpus contextuels s’apparentent à des focales secondaires. Nous nous sommes efforcés de cerner ponctuellement certaines collections exemplaires de textes qui ne relevaient pas de la principale forme étudiée mais entretenaient avec elle des rapports intertextuels significatif : les formes successives prises par le tableau de cota-tion dans le Journal des débats entre 1800 et 1870 ; les premiers compte-rendus de la Bourse de Paris publiés dans le Constitutionnel en janvier et février 1829 ; les pages publicitaires du Journal des débats en avril 1833 et avril 1837. Il était aussi question de s’émanciper ponctuellement du cercle fermé des grands acteurs. Certains mouvements déterminants pour comprendre l’évolution de la chronique boursière prennent naissance à la périphérie. C’est notamment le cas de l’affermage, qui affecte dès le début des an-nées 1860 une presse légitimiste alors marginalisée, avant de s’étendre à l’ensemble du champ journalistique (d’où la réunion de dix-huit chroniques affermées par la banque Serre dans le journal L’Ami de la religion entre octobre 1860 et janvier 1861).

Il convient enfin de distinguer un cas-limite, celui d’un corpus reconstitué, voire plutôt recréé : notre collection de “fiches” sur les parcours des chroniqueurs financiers. Si des séries de portraits avaient alors été consacrées à ces acteurs (en particulier dans

Le Figaro entre novembre 1862 et janvier 1863), nous avons été amené à effectuer

une synthèse élargie de nombreux fragments d’information biographique (données bi-bliographiques, réclames, préfaces, pamphlets…). Cette compilation se déploie actuelle

dans deux collections distinctes : une base de bulletiniers, comprenant des informations élémentaires et normalisées (dates de naissance et de mort, activités, collaborations), et une série de documents libres recensant et reproduisant les fragments.

Ces parcours biographiques ont pris une importance croissante au cours du processus d’écriture de la thèse. La hiérarchisation intrinsèque de la culture textuelle journalis-tique a pour effet de placer certains chroniqueurs au premier plan : en l’absence de toute codification préalable, les collaborateurs successifs du Journal des débats dispo-saient d’une très grande latitude pour modeler la forme au gré de leurs intentions et de leurs intérêts. Le répertoire discursif du journalisme boursier tel qu’il se stabilise pendant le Second Empire découle en partie d’un agrégat de choix personnels que nous devons nécessairement resituer. Au-delà des évolutions structurelles et collectives, nous constatons une forme d’irréductibilité des choix personnels et individuels.

Cependant, par un effet de boucle rétroactive, les cultures textuelles déteignent sur les formations de ces individus et, donc, sur leurs pratiques d’écriture. En 1838, Isaac Pereire invente la chronique boursière hebdomadaire, en ce sens qu’il est le premier à rédiger chaque semaine une recension détaillée de l’actualité boursière. Seulement, il n’invente pas la totalité des motifs présents dans cette chronique. Son écriture se situe au carrefour de plusieurs héritages et influences : héritage d’une culture marchande transmise par sa famille ; influence de l’idéologie saint-simonienne, dont il compte parmi les disciples les plus en vue.

À la suite de Bernard Idelson, nous pourrions qualifier ces “biographies socialisées” de “sociobiographies”. S’intéressant au cas particulier d’un espace public “restreint” (celui de l’île de la Réunion), Idelson est confronté à une situation analogue au “petit monde” de la chronique financière dans la France du xixe siècle : la circulation et la formulation des textes dépendent de parcours personnels : « la généalogie des trajec-toires sociales des acteurs participant à cet espace est considérée, de notre point de vue, comme porteuse de sens31. » Pour éviter de faire d’un espace social la résultante d’un agrégat de choix individuels arbitraires, le biographique doit être constamment enchâssé dans le social, de telle sorte que nous redécouvrons, par un détour individuel, l’emprise de phénomènes collectifs de plus grande ampleur :

Cet individu sera appréhendé comme appartenant à un groupe qui évolue au sein d’une sociohistoire (au sens eliasien du terme) ; de même qu’il joue également un rôle d’actant au sein de l’espace public (en l’occurrence médiatique) dans lequel 31Bernard Idelson, Vies de journalistes : Sociobiographies, Editions L’Harmattan, 2014, p. 15.

il se situe. Nous abordons ainsi l’exercice biographique — la récolte d’histoires de vie — au sein des sciences de l’information et de la communication, avec une visée (encore une fois prudente) de compréhension du social, à partir de l’expérience individuelle32.

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