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« Comment se fait-il que tel énoncé soit apparu et nul autre à sa place44? »

Cette première partie se place sous le signe de l’interrogation de Michel Foucault : pourquoi le journalisme boursier est-il apparu ? Dans un quotidien l’espace journalis-tique est une denrée rare, même si elle tend à s’étendre au fil du siècle : l’attirail de la rubrique boursière (tableaux, listes, dépêches et, à terme, chroniques) occupe un emplacement qui aurait pu être l’apanage de nombreuses rubriques potentielles. Nous sommes amené à identifier les conditions, les contraintes et les incitations qui ont joué en la faveur de son intégration.

La cristallisation d’une écriture journalistique standardisée de l’actualité boursière découle d’une série d’évolutions composites, qui n’excluent ni les mouvements architec-toniques, ni les boucles rétroactives. Elle ne peut d’ailleurs se réduire à un simple dia-logue entre la Bourse d’une part et le quotidien de l’autre. Les interactions ne prennent sens que dans le cadre d’un environnement textuel plus large, qui implique d’autres productions documentaires : les périodiques financiers spécialisés, les revues de sciences économiques, les manuels et ouvrages de vulgarisation des mécanismes boursiers, les échos littéraires de ces mêmes mécanismes…

La conception d’une chronique boursière implique de composer avec ces multiples « champs de concomitance » qui, tout en s’inscrivant dans des espaces documentaires propres, lestent les représentations collectives de la Bourse. En tant que production

périodique généraliste, la chronique ne peut s’imposer durablement qu’en préjugeant de catégories et d’acceptions déjà installées dans la sphère publique, alors même que, pendant la première moitié du xixe siècle, ces catégories et acceptions restent très mouvantes. En ce sens, elle correspond à la définition proposée par Bakhtine des formes dialogiques : elle répond à des conceptions déjà distribuées (ou supposées distribuées) au sein de son lectorat ; elle s’adapte en fonction des « réponses » effectives ou fantasmées de ce même lectorat.

Un énoncé est rempli des échos et des rapports d’autres énoncés auxquels il est relié à l’intérieur d’une sphère commune de l’échange verbal. Un énoncé doit être considéré, avant tout, comme une réponse à des énoncés antérieurs à l’intérieur d’une sphère donnée (le mot «  réponse  », nous l’entendons ici au sens le plus large) : il les réfute, les confirme, les complète, prend appui sur eux, les suppose connus et, d’une façon ou d’une autre, il compte sur eux45.

La portée de la chronique ne se limite cependant pas à une « sphère donnée ». À tous égards elle s’inscrit dans plusieurs sphères : le quotidien n’a que des lecteurs indéfinis ; si elle correspond à certaines activités sociales et économiques bien identifiées (l’émission d’actions, la cotation, la spéculation), la Bourse reste un espace flou, ouvert à toutes les évolutions et même, comme nous le verrons, à toutes les utopies. Les cadres de l’écriture se multiplient jusqu’à la contradiction : les effets de rection propres au support médiatique (la quotidienneté, la cohabitation avec d’autres écritures collectives) se combinent avec les usages stylistiques et éditoriaux des communautés marchandes et financières (tels que les procédés d’énonciation normalisés des cours…) et les attendus fluctuants d’un public indistinct. Nous n’avons pas à faire à une « bivocalité46 », mais à un chœur où chaque portée jouerait sa propre partition.

Ce chœur n’est pas chaotique. Certains motifs se dégagent et rythment l’ensemble. La mobilité et la flexibilité des discours s’inscrivent dans des rapports de plus grande envergure : ceux qui déterminent la position respective de différents savoirs. Si l’ex-pression écrite admet, voire sollicite une inventivité personnelle (et, d’ailleurs, dans le régime du droit d’auteur, la personne de l’auteur est indissociable de sa capacité à concevoir une œuvre “originale”), elle ne peut s’émanciper totalement de certaines grilles prédéterminées. Pour être divulguée, toute production écrite doit déclarer son identité, postuler son titre, son genre et les matières ou sujets abordés. Se refuser à

45Mikhaı̈l Bakhtine, Esthétique de la création verbale, op. cit., p. 274. 46Mikhail Bakhtine, La poétique de Dostoı̈evski, Paris : Seuil, 1970, p. 242.

cette déclaration, c’est encore faire acte de reconnaissance : se classer dans les “autres”, l’inhabituel ou l’exotique et, par-là, conforter la normalité des savoirs admis.

Tout en se reformulant constamment, ces fiches d’identité ou constructions géné-riques restent tributaires de l’inertie des représentations. Il s’agit de convaincre des institutions ou des communautés de changer leurs habitudes, avec tout ce que cela emporte de transformations concrètes dans les manières d’archiver et d’administrer les discours. Index, annuaires et bases de données constituent, par définition, des lieux de résistances. L’organisation de la Bibliographie de la France, cet organe officiel qui référence annuellement tous les ouvrages publiés en France depuis 1811, ne peut être al-térée au gré d’une inspiration soudaine : le déplacement d’une section ou son éclatement exige de repenser en profondeur les manières d’écrire et de considérer le texte. Ainsi, en 1817, la catégorie « Finances-Commerce » se trouve séparée en « Finances » d’une part et « Commerce, poids et mesure ». Pour les bibliographes, le commerce et la finance relevaient désormais de deux savoirs distincts, qu’il convenait de classer à part. Les grands quotidiens se trouvent confrontés à des choix et des enjeux similaires. L’ajout d’une rubrique revient à acter et encourager l’émergence d’un champ de connaissance, d’un angle pertinent pour saisir le monde social ou naturel, d’un sujet d’intérêt dans les opinions publiques.

Fig. 3.4 : La section « Finances, Commerce, poids et mesure » avant son éclatement. Cf. les tables de la Bibliographie de France, p. 148, 1816

Cette partie vise à qualifier la répartition des savoirs ayant préludé à l’apparition d’une chronique boursière dans la presse. Il sera question de situer des espaces sociaux et conceptuels en redéfinition permanente et d’arpenter leurs frontières ou points de fuite, les zones intermédiaires où ils se dissipent, où ils laissent la place à d’autres savoirs. Nous tenterons d’évaluer l’évolution de rapports : rapports sémantiques (au sens de proximité ou d’éloignement dans la manière de structurer les connaissances ou dans

la délimitation des ensembles de sujets abordés) mais aussi des rapports de force (au sens de frictions voire d’affrontements). L’approche par culture textuelle que nous avons tenté de formaliser dans le préambule repose sur une appréciation conjointe des formes de savoir et des mécanismes de pouvoir. Dans ce « nexus de savoir-pouvoir », pour paraphraser Michel Foucault, les conditions d’acceptabilité d’un système dépendent autant de sa capacité à classer et hiérarchiser des connaissances qu’à s’imposer au sein de la société par l’exercice d’une violence symbolique ou effective47.

L’axe savoir-pouvoir se prolonge dans un second axe, allant du général au spécialisé. La géographie sociale des savoirs n’est ni uniforme ni immuable. Au gré des transfor-mations des conditions d’acceptabilité, un enseignement réservé ou méconnu parvient à s’imposer dans les mentalités collectives. Par tout un jeu de prescription, il en vient à intégrer la culture générale que se doit de maîtriser l’individu accompli (« l’honnête homme » des Lumières) et le « domaine général » des sujets couramment discutés au sein de la sphère publique48.

La première section revient sur la redéfinition d’un savoir spécialisé pendant les trois premières décennies du xixesiècle. Les communautés financières sont précocément confrontées à la dissémination d’innovations informationnelles : télégraphes, classeurs, autographies, annuaires… L’évolution de la législation (avec la généralisation des sociétés cotées par action) accompagne et amplifie cette dynamique d’indexation des transac-tions et des activités entrepreneuriales. Le titre principal de notre partie, « de l’indexa-tion à l’exposil’indexa-tion », soulève une interrogal’indexa-tion sur la multiplical’indexa-tion de ces processus d’intermédiation. La saisie fréquente, voire systématique de certaines informations com-merciales ne concourt-elle pas à accroître leur visibilité ? Le recours à l’impression ou à l’autographie n’entraîne-il pas la métamorphose globale des régimes d’écriture de la finance, ce qui relevait jusqu’alors d’une correspondance privée ou d’un échange oral devant être adapté aux contraintes propres à une expression partiellement voire totale-ment publique ?

La seconde section inverse les perspectives. Nous ne nous intéressons plus à l’expo-sition d’un savoir financier mais, par symétrie, à la financiarisation d’un savoir général : comment la Bourse est-elle devenue un sujet circulant dans la sphère publique ? Le re-cours massif à l’émission d’emprunts publics, pour financer les dettes de guerre de la France, après les Cents-Jours, place la cote au cœur du jeu politique. En 1824, cette

47Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? », op. cit., p. 49.

48Jürgen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la

dynamique de politisation s’accélère : le ministère Villèle entreprend de « convertir » les rentes (i. e. de réduire le taux d’intérêt initial) afin de financer un grand programme d’indémnisation aux aristocrates lésés par la Révolution française. Ce « moment Vil-lèle » suscite de nombreuses polémiques, qui irriguent toute la sphère publique. Les quotidiens généralistes reflètent-ils cet intérêt collectif pour les questions financières ? Commencent-ils à envisager la publication régulière de bulletins de la Bourse ?

La dernière section se situe sur la brèche : elle s’attache à décrire les mutations de la frontière entre les quotidiens généralistes et les journaux de commerce. La décennie 1820 marque l’affirmation d’une nouvelle répartition des savoirs au sein de la presse périodique. La législation joue ici un rôle déterminant : la loi de 1828 introduit une distinction entre un discours “politique” et un discours “technique” sur la finance, ce second discours pouvant être publié par les feuilles spécialisées sans avoir à verser de cautionnement. Ce paradigme juridique accélère une évolution déjà entreprise : la dis-parition des cours de commerce détaillés dans la presse généraliste et, par réciprocité, l’apparition de formes de compte-rendus rédigés d’une information économique ayant une portée politique manifeste, les cours de la Bourse.

Chapitre 4

De l’indexation à l’exposition :

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