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De l’indexation à l’exposition : La codification médiatique de

4.3 Régir la codification médiatique : le projet de l’Office-Correspondance

4.3.2 L’élaboration d’une nouvelle culture textuelle

Il y a là un glissement possible : Bresson et Bourgoin ne sont pas des observateurs détachés, mais des prescripteurs. Ils conseillent directement les journaux régionaux en leur recommandant d’adopter tel ou tel format en fonction de leur diffusion effective et potentielle. La longue liste de partenaires inclue dans la réclame de 1830 met en évidence la formation précoce d’un véritable “empire médiatique”. Comme le montrent les cartes de la page suivante, l’Office est implanté dans la plupart des départements français. Il peut également s’appuyer sur une importante clientèle internationale : des annonces peuvent être placés dans quarante-deux journaux étrangers (en particulier à Londres et à Bruxelles, mais aussi dans de nombreuses villes allemandes). Ce réseau s’étend jusqu’aux États-Unis et à Saint-Petersbourg (non représentés sur la carte) :

Fig. 4.11 : Implantation de l’Office-Correspondance dans les départements français en 1830

Fig. 4.12 : Réseau international de l’Office-Correspondance en 1830. L’épaisseur du trait indique le nombre relatif de partenaires. Les points non représentés figurent New-York et Saint-Petersbourg

Lorsque Bresson et Bourgoin estiment que les rédacteurs « ne manqueront pas » d’informer leur lectorat sur les transformations économiques, ils indiquent une marche à suivre. Ces conseils prennent une connotation de plus en plus performative au cours des années suivantes. Dans un Rapport sur la presse périodique départementale pendant

les huit premiers mois de l’année 1832 qui forme également un rapport sur les activités

de l’Office-Correspondance, Bresson et Bourgoin n’insistent plus seulement sur l’utilité économique de la presse mais, plus spécifiquement, sur sa contribution à l’élaboration d’un réseau de Bourses de valeurs. Une longue note développe la thèse d’une corrélation directe entre l’inclusion des cours de la Bourse dans la presse départementale et le développement de la Bourse de Paris :

Le crédit public ne s’est relevé que du moment où les Journaux des Départemens ont donné plus en détail la cote et le mouvement des Fonds publics de la Bourse de Paris ; alors il s’est trouvé un grand nombre de Capitalistes de province qui ont fait acheter des inscriptions concurremment avec les Banquiers et Capitalistes de Paris, et le prix de la rente et des emprunts a été ainsi élevé101.

Il n’est plus question de rédiger des articles sur les « progrès de l’agriculture et de l’économie domestique », mais d’inclure systématiquement un tableau de cotation des cours de la Bourse de Paris. Est-ce à dire que Bresson et Bourgoin promeuvent une vision boursière de la presse ? Les co-fondateurs de l’Office-Correspondance ont des vues plus larges : ils promeuvent également une réforme de la Bourse.

Pendant la Restauration, la Bourse de Paris est largement dominée par les fonds publics. Seules quelques entreprises (des canaux et des banques), validées au compte-goutte par la Compagnie des Agents de change, sont admises à la cote. Par ses activités de vulgarisateur, Jacques Bresson met en évidence le potentiel inexploité de cette insti-tution ; il appelle à la détourner de son usage initial Tous ses travaux s’inscrivent dans ce grand dessein. L’introduction de la sixième édition des Fonds publics estime que le succès de cette entreprise éditoriale (12000 exemplaires diffusés dans toute l’Europe) a contribué « puissamment à la hausse de la Rente et à la prospérité du royaume102 » et note qu’une « multitude de Canaux, Chemins de fer, Sociétés d’assurance, et Entreprises financières et industrielles (…) n’ont pu être établies que par la voie des emprunts103 ».

101Jacques Bresson et Eugène-Hippolyte Bourgoin, Rapport sur la presse périodique

départemen-tale pendant les huit premiers mois de l’année 1832, Paris : Bureaux de l’administration de l’office

correspondance, 1832, p. 14.

102Jacques Bresson, Des fonds publics français et étrangers et des opérations de la Bourse de Paris, Paris : Bachelier, 1830, p. VI.

En conclusion de son Histoire financière en deux volumes (publiée en 1828), Bresson dé-veloppe plusieurs Considérations sur la marche du crédit public et le progrès du système

financier ; il critique les lenteurs de l’administration publique centralisée et appelle à

l’élaboration et à la généralisation de nouvelles « combinaisons financières » mettant en œuvre une gestion plus efficace et économe :

Le résumé de ces observations, c’est, d’une part, qu’il y a dans le système des travaux publics, dans le mode de leur exécution, enfin dans la législation et dans les règlements administratifs, des vices notoires qu’il est instant de réformer ; c’est, d’autre part, qu’il est urgent que de nouvelles combinaisons financières viennent remédier à la dégradation croissante des routes et aux conséquences fâcheuses des entreprises de canaux104.

Les opuscules présentant la mission et le fonctionnement de l’Office-Correspondance s’inscrivent dans la continuité de ces réflexions. Bresson et Bourgoin ne prétendent pas intégrer la presse dans la Bourse de Paris. Ils tentent d’instituer une nouvelle culture textuelle, au sein de laquelle la circulation des capitaux et la circulation de l’information s’inscriraient dans un même continuum, et qui s’adresserait indifféremment aux cercles financiers spécialisés et au grand public (le second étant, de toute manière, appelé à se réapproprier le savoir spécialisé détenu par les premiers).

La note du Rapport de 1832 se prolonge dans un long développement sur les Bourses des provinces et sur l’interdiction légale d’acheter et de vendre des rentes sur ces places (en dehors de Lyon) : « Nous le répétons, à quoi sert d’avoir permis de transférer des rentes dans les grandes villes de France, si dans ces mêmes villes on ne peut vendre et acheter105 ». La digression n’est qu’apparente. Pour Jacques Bresson, la presse des dé-partements et les Bourses provinciales constituent des institutions comparables et elles font également face à des restrictions légales délétères (le cautionnement d’un côté, le droit d’acheter ou de vendre, de l’autre). Le développement de l’une entraîne nécessaire-ment le développenécessaire-ment de l’autre et, par là même, l’enrichissenécessaire-ment de la collectivité. Le journal contribue à diffuser des connaissances économiques et commerciales, incitant par là son lectorat à multiplier les créations d’entreprises ; l’enrichissement collectif garantit l’essor des publications périodiques qui peuvent ensuite, graduellement, augmenter leur

104Jacques Bresson, Histoire financière de la France, depuis l’origine de la monarchie jusqu’à l’année

1828, Au bureau de la Gazette des chemins de fer, 1857 (première édition, 1828), p. 361-362.

105Jacques Bresson et Eugène-Hippolyte Bourgoin, Rapport sur la presse périodique départementale

pagination et accroître leur rythme de parution106.

Le projet de Bresson et de Bourgoin n’est pas éloigné de l’utopie boursière des saint-simoniens107. Dans les deux cas, la démocratisation repose sur une massification de la capitalisation et sur une généralisation du statut de société en commandite par actions. L’acquisition de titres financiers apparaît alors comme une voie d’émancipation alternative au vote (qui, en dépit des réformes électorales de la Monarchie de Juillet reste le privilège d’une élite). En acquérant des rentes et des actions de sociétés privées, les petits capitalistes de province peuvent peser sur la gestion de l’économie française. L’Office-Correspondance se présente comme un outil analogue à la société de crédit mobilier d’Enfantin ou des frères Pereire : en jouant des opportunités offertes par la législation française sur la Bourse et les sociétés, elle aspire à mettre en œuvre une révolution tranquille. La presse de province représente un point de bascule (ou, pour reprendre une terminologie de Saint-Simon, un « germe »). Son renforcement marque le premier pas d’une série de bouleversements. En créant des espaces éditoriaux propres à chaque collectivité, l’Office crée les conditions d’une auto-gestion autonome et indé-pendante.

Tout en défendant cet idéal d’émancipation, Bresson et Bourgoin ne sont pas totale-ment désintéressés. L’émergence d’une nouvelle culture textuelle implique une redistri-bution des rôles éditoriaux. La grande presse parisienne, en position alors hégémonique, doit céder une partie de son autorité normative à de nouveaux acteurs ; l’effacement d’une Bourse des obligations d’État au profit d’une Bourse structurée par des actions privées, souscrites par une vaste population de petits capitalistes entraîne une délégation similaire, au détriment des institutions publiques. En créant l’Office-Correspondance, Bresson et Bourgoin espèrent profiter de ce basculement majeur. Ils commencent rapi-dement à établir des procédures et des outils normalisés afin d’accélérer les processus en cours et de s’imposer comme des intermédiaires indispensables.

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