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De l’indexation à l’exposition : La codification médiatique de

4.2 La codification d’un savoir-faire informationnel

4.2.4 L’élaboration d’un régime légal structuré par la publicité

L’évolution de la législation sur les sociétés accompagne cette mutation culturelle. Le 7 février 1832, la Cour de Paris rend un arrêt décisif : les sociétés en commandite peuvent émettre des actions au porteur, sans aucune contrainte préalable. Si la cotation des actions facilite considérablement les levées de fonds, elle forme aussi un outil d’in-dexation et de contrôle. La valeur d’un titre de presse ou d’une institution financière est constamment reportée par les agents de change ou les coulissiers dans des tableaux comparatifs. L’appréciation indistincte et approximative des communautés marchandes se formalise en un chiffre unique. Pour drainer les investissements des “capitalistes”, les commandites doivent tenir un discours sur leur activité.

La presse est l’un des premiers secteurs économiques à expérimenter massivement ce nouveau statut. De 1826 à 1838, 1106 commandites sont créées, dont la majeure partie postérieurement à l’arrêt de février de 183282. La presse suscite à elle seule plus

81Charles Renouard, Traité du droit d’auteur dans la littérature, op. cit., p. 114.

82Christian Pradié, « La financiarisation des industries culturelles - L’émergence de la presse à la bourse de Paris au XIXème siècle », Histoire des industries culturelles en France, XIXe-XXe siècles, Association pour le développement de l’histoire économique, 2002, p. 78.

de 36% des créations (401 sur 1106)83. Certains affairistes en profitent pour multiplier les créations éphémères. Victor Bohain crée ainsi toute une série de sociétés de presse en commandite qui disparaissent généralement dans les mois suivant leur création. En 1836, la presse est le secteur le plus coté dans l’Actionnaire avec 34 valeurs. En 1836, la création croisée de La Presse et du Siècle mobilise des émissions d’une ampleur inédite : 600 000 francs pour La Presse et 500 000 francs pour Le Siècle, sous forme d’actions de 250 francs avec une promesse de dividende annuel de l’ordre de 5%. Le journal forme une organisation de grande taille, détenue par plusieurs milliers d’actionnaires et s’adressant à plusieurs dizaines de milliers de lecteurs84.

Pour expliquer l’adoption rapide de la commandite dans la presse française, Chris-tian Pradié émet l’hypothèse d’une convergence croissante entre les cultures textuelles journalistiques et boursières. Il existait d’emblée des facteurs communs. Le modèle économique du périodique (la vente quasi-exclusive par abonnement) repose sur un mécanisme très proche de la souscription d’action :

Peut-être parce que le versement d’un abonnement est proche de la souscription à une société en actions, figurent les propriétaires de journaux parmi les premiers entrepreneurs à avoir sollicité l’épargnant. Dès 1824, Adolphe Thiers écrivait de la propriété des journaux que « la concurrence pour ce genre de propriété est très grande, car les fonds surabondent, et la rente est au-dessus du pair ». Les nouveaux entrepreneurs de la presse périodique connaissent sûrement de façon satisfaisante les règles selon lesquelles une entreprise peut naître et croître grâce au concours d’actionnaires nombreux85.

Les transformations de l’activité entrepreneuriale requièrent une compétence mé-diatique. Il ne suffit plus de trouver les bons partenaires en menant une correspondance suivie avec quelques négociants réputés. L’émission publique d’actions s’adresse à une audience indéterminée et requiert une reconfiguration radicale des pratiques d’écriture. Ce qui relevait de la correspondance privée, du registre de commerce, voire de l’échange oral doit faire l’objet d’une communication publique. Le succès de la souscription re-pose sur une capacité à mobiliser des conceptions circulantes (par exemple, sur ce qui caractériserait une activité économique « moderne », voire futuriste).

83Ibid., p. 78.

84Gilles Feyel, « L’économie de la presse au XIXe siècle », La Civilisation du journal : Histoire

culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, sous la dir. de Dominique Kalifa et al.,

Paris : Nouveau Monde Editions, 2011, p. 150.

85Christian Pradié, « La presse, le capitalisme et le lecteur. Contribution à l’histoire economique d’une industrie culturelle. », thèse de doct., Grenoble 3, 1994, p. 110.

Les hommes d’affaires qui s’adaptent le mieux à cette nouvelle donne acquièrent une expérience d’entrepreneur de presse : Pradié cite, en exemple, l’itinéraire commun de Havas, Bresson et Girardin, qui se sont tous formés à la Bourse avant de se reconvertir dans le secteur médiatique86.

En 1830, il existe peu de dispositions juridiques encadrant la transmission des in-formations financières : même la cotation se réalise hors du marché officiel, au sein de la Coulisse, et n’apporte aucune garantie d’exactitude. L’effort de publicisation repose essentiellement sur des prospectus, des annonces, des réclames et des brochures (par-fois, à vocation scientifique). Il débouche fréquemment sur la formulation de promesses fantasmagoriques, profitant de l’inexpérience des nouveaux actionnaires. Ces abus en-traînent à terme, un renforcement du contrôle informationnel sur l’administration des sociétés :

Peu à peu point le sentiment d’une vigilance nécessaire des souscripteurs.

L’Ac-tionnaire qui exhortait « la puissance de l’association, reine des temps modernes

qui eut à vaincre les préjugés et les habitudes » évoque « les devoirs des ac-tionnaires [qui trop souvent se laissent] prendre sans examen à la fantasmagorie des dividendes qu’on [leur] montre en perspective » (…) Tous les mécanismes de l’abus sont maintenant connus, et une commission va être formée pour étudier la réforme nécessaire des articles de loi qui régissent la commandite. Réunie de novembre 1837 à janvier 1838, elle est présidée par le ministre des finances et du commerce, comprend des représentants du Ministère de la justice et du Conseil d’État et des membres des professions juridiques et des affaires.87.

La loi du 6 avril 1833 sur la publication des actes de commerce matérialise l’in-trication des acteurs médiatiques dans le dispositif de publicisation des activités en-trepreneuriales. Le rapporteur de la commission argue que la diffusion des annonces au siège du Tribunal du commerce est insuffisante. Il devient nécessaire de faire appel à la « grande publicité » des journaux. « Peu de personnes ont le loisir de se rendre aux greffes des tribunaux de commerce pour y faire perquisition des publications des sociétés telles qu’elles sont ordonnées par l’art. 42 du Code de commerce. La grande publicité des journaux est un moyen de notoriété dont chaque jour augmente la réalité et l’étendue88. » Les parlementaires se préoccupent de mettre en œuvre un processus de

86Ibid., p. 110-111.

87Ibid., p. 118-120.

88Attendus de la loi cités dans Jean Baptiste Henri Duvergier, Collection complète des lois, décrets,

publicisation effectif, qui tienne compte des usages du “public”. Un amendement propo-sant de ne publier les actes des sociétés que des journaux spécialisés et non “politiques” suscite de violentes réactions : « C’est vouloir enfouir les annonces dans les journaux qui ne sont lus par personne89. »

Ce contrôle est plus étendu pour la presse que pour les autres secteurs économiques. Le journal forme une entité doublement publique : au titre de son statut de société en commandite et au titre de sa position de représentant de la sphère publique, désor-mais consacrée par le législateur. Les actionnaires exigent une diffusion exhaustive des comptes de l’entreprise — et, à défaut, les “fuites” sont très fréquentes :

Avec Le Siècle ou La Presse, ce sont plusieurs dizaines de personnes qui viennent chaque année demander des comptes sur la gestion des commandites et proposer des solutions pour améliorer la rentabilité des entreprises et des capitaux investis (…) Par un juste retour des choses, les journaux se retrouvent alors sous les regards de leurs confrères, qui étalent les comptes des entreprises dès qu’ils en ont connaissance90.

La secteur journalistique s’apparenterait ainsi un modèle à suivre de domaine public financier, tel que décrit par Jacques Bresson. L’exercice d’une surveillance disséminée est ici renforcée par la sensibilisation précoce des journalistes à des méthodes d’organisation et de classement de l’information : ils n’hésitent pas à « étaler » et commenter les comptes de leurs concurrents. La conception de ce domaine public marque-t-elle une émancipation totale du savoir financier, désormais extirpé des milieux spécialisés et virtuellement accessible à tout lecteur capable de consulter un journal ou un annuaire ? Ou assiste-t-on à la mise en œuvre de formes de contrôle et de coercition, adaptées à ces nouvelles conditions de circulation ?

4.3 Régir la codification médiatique : le projet de

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