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Renseigner des formulaires : les cadres éditoriaux du texte boursiertexte boursier

Une proposition théorique : la notion de culture textuelle

2.3 Un processus historique : le devenir texte de la BourseBourse

2.3.4 Renseigner des formulaires : les cadres éditoriaux du texte boursiertexte boursier

Le 17 mai 1799, le directoire promulgue une loi « relative aux transferts de la dette publique ». La crise des assignats motive un contrôle renforcé de l’État sur les transactions des rentes. Les sept articles de la loi modélisent une procédure complexe, visant à décourager les cessions les plus fréquentes — et, par là, les marchés à termes. Le législateur inclut, en annexe, un modèle pour déclarer un transfert (illustration n°2.5). Toutes les formules consacrées sont pré-remplies : l’investisseur n’a plus qu’à compléter les trois champs variables (nom du vendeur, nom de l’acheteur, montant de la transaction).

Fig. 2.5 : Modèle de transfert de dette publique, extrait de la loi du 17 mai 179974

La disposition n’a peut-être pas survécu longtemps. Moins de deux ans plus tard, le Consulat lance sa grande réforme des Bourses de commerce. Elle est révélatrice d’un formatage : l’écrit boursier se déploie dans un réseau de contraintes administratives.

Bozérian recense plusieurs formulaires typiques, employés dans la conclusion de marchés à terme. À l’instar du modèle de transfert du directoire, il s’agit de documents

préfabriqués, où l’investisseur n’a qu’à remplir quelques champs. Le chapeau précise le cours de la rente (sur la droite) et le montant total de l’opération (sur la gauche), et, potentiellement, la liquidation à laquelle s’effectue la livraison. Le corps du texte se compose d’un collage : des expressions récurrentes (« vendu à », « livrables fin [nom du mois], ou plus tôt, à ma volonté »), se combinent, dans le cadre d’une syntaxe resserrée et non verbale. Un manuel de 1821 explicite cette construction modulaire en signalant les formules consacrées par des italiques. L’un des exemples, reproduit dans l’illustration n°2.6, singularise l’emploi de « par mon ordre et pour mon compte » et de « ou plutôt à volonté »75.

Comme le suggère la consultation croisée des modèles inclus dans plusieurs manuels de Bourse, les usages stylistiques ne sont pas fixes. Dans les illustrations présentées à la page 107, l’expression « ou plutôt à volonté », attestée en 1821, est remplacée en 1859 par une variante moins ambiguë : « ou plus tôt à ma volonté ». L’identification de ces mutations historiques reste, en 2015, un exercice approximatif, dépendant de sources de seconde main. Les archives de la Bourse de Paris n’ont pas fait l’objet d’une campagne de numérisation, à l’exception de quelques publications de référence (comme le Cours Authentique et officiel). La diffusion d’une partie de cet immense corpus, sous un format lisible par machine, améliorerait notablement notre compréhension des ressorts rhétoriques de l’écrit boursier.

Le choix des formules ne répond pas à un effet de style. Il fonde la stratégie combi-natoire du vendeur ou de l’acheteur. Pour réaliser une opération complexe, telle qu’une superposition d’achats à terme afin de parier sur une série d’oscillations, le spéculateur contrôle minutieusement les termes employés. Dans les exemples de Bozérian, des glis-sements subtils (tels que le passage de « à ma volonté » ou « à sa volonté », l’absence ou la présence d’une mention « ou plus tôt ») affectent radicalement les positions et les attentes des énonciateurs.

75Louis-Christophe Bizet de Frayne, Précis des diverses manières de spéculer sur les fonds publics

Fig. 2.6 : Formulaire typique pour un marché à terme, retranscrit par Bizet en 1821

Ce formalisme juridique acte l’autonomisation des écrits boursiers au sein de la catégorie générale des écrits marchands. Tout en proposant des formulaires à imiter, les manuels des correspondances de négociants préconisent une approche rédactionnelle souple. En 1808, la Correspondance des négocians de l’Abbé M. critique l’emploi des formules consacrées pour désigner son interlocuteur : « Une lettre doit être l’expression simple et facile du sentiment ou de la pensée76. » Un demi-siècle plus tard, le Nouveau

manuel complet de la correspondance commerciale propose un « recueil de lettres dans

lequel on peut puiser quelques renseignements pour les lettres qu’on a à écrire dans le même genre, en y faisant les changements que l’on désire, car le style ne se commande pas77. » Or, dans l’écrit boursier, le style se commande : la planification d’une stratégie détermine, par anticipation, l’emploi des mots.

La condensation et le formalisme du texte facilitent sa circulation. Les agents de change et leurs assistants manient quotidiennement de grands corpus de formulaires. L’emploi commun d’expressions récurrentes permet d’effectuer des reports sans ambi-guïtés vers des systèmes de classements génériques de l’information. L’écrit boursier se caractérise par une tabularité intrinsèque : les indications du chapeau dans les exemples de l’illustration n°2.7 correspondent aux entrées d’un tableau. De la portabilité des for-mules dépend l’efficacité de l’écosystème informationnel boursier. L’écrit boursier donne aussi des ordres éditoriaux : il indique quand un acte d’écriture est possible et à quelle condition. L’investisseur peut indiquer la date à partir de laquelle son engagement devient opérationnel. Il peut également lier la consommation de l’acte à des facteurs variables (tels que le prix de la valeur : on parle alors d’ordre « au mieux »), voire définir des réactions en chaîne (d’abord telle transaction ensuite celle-ci).

La cotation découle de la combinaison de ces ordres informationnels et éditoriaux. En accord avec la structure hiérarchique du marché réglementé à la française, chaque courtier transmet les ordres de ses clients à un commis, spécialisé dans un certain groupe de valeur. Les commis confrontent leurs opérations, en commençant par les ordres au mieux78. Ils conçoivent un tableau où sont mis en regard les achats (par ordre décroissant) et les ventes (par ordre croissant). On en déduit le cours le plus juste, « tel que toute demande formulée à un prix supérieur et toute offre envisagée à un prix inférieur puissent être exécutées79. » Un maximum de contreparties doit ainsi être

76Abbé M**, La Correspondance des négocians, J. G. Cotta, 1807, p. 69.

77C. F. Reess-Lestienne et F. Trémery, Noveau manuel complet de la correspondance commerciale, Librairie encyclopédique de Roret, 1861, p. 5.

78Carine Romey, « Les opérations de bourse », op. cit., p. 126. 79Ibid., p. 127.

assuré. Ceci fait, le cours est « accroché » et les contreparties satisfaites sont effacées80. Les données, ainsi fixées, sont transférées de nouveau dans un tableau résumant les tarifs actuels de chaque valeur : la cote officielle. La cote manuscrite est envoyée à l’imprimerie interne du Palais Brongniart (qui occupe la salle P dans le plan d’Alexandre Brongniart, en p. 97). Elle en retire plusieurs publications : un placard affiché à la fin de chaque séance boursière et, surtout, un périodique, le Cours Authentique et officiel.

La publication du Cours authentique et officiel garantit la dissémination de l’ordre textuel boursier par-delà l’enceinte du Palais Brongniart. Il s’agit de la seule publica-tion faisant autorité sur le cours des valeurs mobilières napublica-tionales françaises. Suite à un arrêt du conseil royal du 14 juillet 1787, qui sera appliqué avec plus ou moins de souplesse au cours du xixe siècle, la presse française est tenue de ne reproduire que les valeurs recensées dans le bulletin des agents de change. Libre de s’en affranchir, la presse étrangère s’y réfère constamment. Le Times signale ainsi explicitement que les cours des actions françaises proviennent du Cours authentique81.

Le Cours authentique forme une œuvre composite. Officiellement, le syndic des agents de change est son principal éditeur. Il détermine l’admission des nouvelles va-leurs82et classe les actions selon un ordre thématique qui fait autorité83. Le syndic doit néanmoins composer avec d’autres acteurs. En province, les chambres de commerce conservent d’importantes prérogatives. Elles ont ainsi, un temps, empêché l’adjonction d’un parquet à la Bourse de Lyon.

Les prix des actions sont déterminés par un processus d’écriture collaborative : ils découlent des ordres de chaque investisseur, même si les nombreuses interventions édi-toriales des agents de change et de leurs commis se traduisent par des déformations ponctuelles (les erreurs de retranscriptions inévitables dans un processus d’écriture ma-nuelle à grande échelle, l’exclusion d’ordre ne satisfaisant pas la définition d’un prix optimal…). L’identification de ces énonciateurs de la cote constitue l’un des principaux enjeux de l’entreprise de décryptage de la chronique boursière : une hausse soudaine manifeste-t-elle l’implication d’une grande institution, publique ou privée ? ou une an-ticipation largement partagée par une partie des investisseurs ?

80Ibid., p. 127.

81Par exemple, la rubrique des French Funds du Times du 3 avril 1834, p. 4 82Carine Romey, « Les opérations de bourse », op. cit., p. 112.

Chapitre 3

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