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Une proposition théorique : la notion de culture textuelle

2.2 Essai de définition

2.2.3 Quelques problèmes méthodologiques

Notre essai de définition et l’examen du cas particulier de la “donnée” ont permis de dégager un programme général pour l’approche des cultures textuelles. L’analyse croisée de phénomènes jusqu’ici assignés à des “domaines” distincts (rhétorique, sémiotique,

32Pierre Lascoumes, « La Gouvernementalité », op. cit., p. 20. 33Ibid., p. 20.

histoire du livre, sociologie des textes et de la réception…) soulève cependant plusieurs problèmes méthodologiques.

Tout en défendant une approche critique des processus de quantification ou de ré-duction de phénomènes sociaux, n’allons-nous pas opérer une reconstruction d’“entités”

a posteriori ? En dégageant les conditions d’émergence d’une “culture textuelle de la

Bourse”, comme nous le ferons dans la dernière section de ce chapitre, ne produisons-nous pas un objet tout aussi “fictif” qu’une catégorie socio-professionnelle ? C’est là un dilemme fréquent dans les recherches en science de l’information et de la commu-nication : l’intérêt exprimé par la discipline pour les “objets” composites se concilie difficilement avec les définitions trop strictes. En introduisant les « être culturels », Yves Jeanneret admet être confronté « à un paradoxe : il est nécessaire de reconnaître l’existence des êtres culturels dans la société, sans pour autant les chosifier ni les cir-conscrire artificiellement34. »

Les éléments définitionnels préalablement mentionnés permettent déjà de cerner une forme de protocole “falsifiable” (c’est-à-dire au sens où nous donnons au lecteur les moyens de remettre en cause notre démonstration) : identifier un “réseau” de réécritures régulier, qui implique sur une période conséquente des acteurs et des formats récurrents. De plus, en tant que construction sociale effective, chaque culture textuelle émet un discours sur elle-même. Ce méta-discours atteste de l’existence d’une configuration au-tonome même s’il constitue rarement une description valable et exhaustive du champ. Les activités impliquées dans ce réseau sont également liées par des “catégories en par-tage”. Ces catégories visent notamment à édicter ce qui constitue ou pas un texte : elles fondent une grammaire de la reconnaissance. Leur définition reflète en partie une division du travail (entre les contributeurs reconnus et ceux dont les apports vont être occultés). Elle dépend également d’un réseau de présomptions et de spéculations : un journal va présumer des usages des lecteurs et, ainsi, les conditionner ; un investisseur va présumer des intentions des actionnaires et agir en conséquence. Avant même d’en-treprendre une analyse croisée des différents registres d’énonciation, il est déjà possible de préjuger de l’existence de cultures textuelles.

Corollairement à la question précédente : où “s’arrête” une culture textuelle ? qu’est-ce qui matérialise sa “frontière”, le point où elle laisse plaqu’est-ce à une autre culture ou un

no man’s land de textes non identifiés ? Les cultures textuelles ne sont ni des ensembles

clos ni des lieu de dominations sans partage. Elles s’apparentent à des structures sous

tension : les interactions évoluent continuellement et n’entament jamais le libre arbitre de chaque intervenant (d’où l’invocation du « nexus de pouvoir et de savoir »). Pour au-tant, ces recompositions sont continuellement lestées par la persistance d’un imaginaire commun du texte, qui, en dehors de certaines périodes d’incertitudes, évolue lentement. Les normes inconscientes encouragent cette inertie : ainsi en est-il des filtres apposés à notre lecture flottante. Tout au long de cette thèse, nous rappelons fréquemment que le journal ou la Bourse restent “en invention”, et que ces deux “institutions” ne sont pas encore stabilisés.

Puisque les cultures textuelles sont des ensembles évolutifs, quels sont les facteurs déterminants de leur développement ? Une solution de facilité consisterait à cataloguer des conditions ou des contraintes de différentes natures (techniques, sociales ou cultu-relles), mais cela reviendrait à admettre tacitement une forme de “régionalisation” de la culture textuelle en plusieurs sphères distinctes. Nous avons préféré tirer parti une forme de hiérarchisation intrinsèque des cultures textuelles : les normes et les catégo-ries des cultures textuelles sont généralement établies par des références. Ces références constituent des groupes sociaux structurés et institutionnalisés qui contrôlent les prin-cipaux canaux de diffusion et de circulation des textes (pour rester dans la métaphore du réseau, il s’agirait de nœuds). L’importance de ces acteurs n’est pas forcément per-çue par l’ensemble des individus impliqués dans une culture textuelle : les agences de presse jouent un rôle aussi discret que considérable dans l’uniformisation des pratiques journalistiques.

L’insistance sur le rôle des “références” soulève une problématique sous-jacente : celle de l’articulation entre le discret et le continu, entre l’arbitraire et le structurel. Certains chroniqueurs boursiers ont été en mesure, dans certaines conditions, d’intro-duire des usages ou des représentations ensuite couramment repris au sein d’une culture textuelle35. Pour cerner les motivations initiales de cette innovation, il convient de res-serrer la focale sur des parcours personnels (éléments biographiques, pratiques stylis-tiques propres…). Est-ce à dire qu’une culture textuelle n’est que la résultante d’un agrégat arbitraire de choix individuels ? Comme nous le détaillerons dans la troisième partie de ce préambule, la conception de biographies socialisées (ou sociobiographies) permet en partie de contourner cet écueil : le parcours du chroniqueur est “poreux” et, en retraçant ces influences génériques, nous parvenons à redonner une dimension collective au processus d’éléboration des formes textuelles.

35L’expression “valeur à turbans” constitue un exemple emblématique de cet itinéraire : créée par Jules Paton, elle en vient à se naturaliser au sein du jargon boursier

2.3 Un processus historique : le devenir texte de la

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