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Reconnaissance textuelle

1.1 Les cadres historiques de l’indexation

1.1.2 Ordres et préjugés

1.1.2.2 L’absence de dépôt légal

Comment expliquer cette occultation ? Par l’absence de dépôt légal pour les pério-diques. La pratique du dépôt légal vise à établir une conservation exhaustive des pro-ductions textuelles : toute publication dont la diffusion « excède le cercle de famille », quelle que soit sa nature, doit faire l’objet d’un dépôt auprès d’une bibliothèque na-tionale15. Le dépôt élude les critères culturels de ce qui fait texte ou non texte, de ce qui est digne d’être conservé ou non. En effet, rien ne peut garantir que les choix documentaires d’une société soient absolument objectifs : ils peuvent être empreints de préoccupations morales et esthétiques que ne partageront pas forcément les lecteurs à venir.

Jusqu’à la fin du xixe siècle, les dispositions juridiques du dépôt légal portent, plus ou moins explicitement, sur des livres. L’édit de Montpellier de 1537 défend ainsi tout imprimeur et tout libraire de mettre en vente « aucun livre nouvellement publié (…) que premièrement il n’ait baillé un desdits livres (…) ès main de notre ami et féal conseiller et aumonier ordinaire l’abbé Mellin de Saint-Gelais ayant la charge et garde de notre (…) librairie16 ». Ce système ne porte pas encore le nom de dépôt légal. Il met déjà en œuvre

14Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France, op. cit., p. XXX.

15Cf. la définition donnée par la Bibliothèque Nationale de France, http ://www.bnf.fr/fr/professionnels/depot_legal/a.dl_livres_mod.html, consultée le 11 octobre 2015

16Édit de Montpellier, cité et modernisé dans : Jean-Dominique Melot, « Dépôt légal, « bibliothé-conomie politique » et identité(s) en France sous l’Ancien régime », Les bibliothèques centrales et la

construction des identités collectives, sous la dir. de Frédéric Barbier, Leipziger Universitätsverlag,

ses principales fonctions : préserver un patrimoine culturel commun et contrôler plus efficacement la production éditoriale française, en répertoriant tout ce qui se publie dans le royaume. Or, dans un cas comme dans l’autre, une sélection a priori paraît exclue : elle biaise le legs intellectuel cédé à la postérité et elle limite la portée d’un programme de surveillance généralisé des lettres françaises.

L’administration peine à faire appliquer ce dispositif. Plusieurs édits tentent d’en renforcer l’efficacité : le dépôt conditionne l’obtention d’un privilège (qui constitue alors la principale forme de protection littéraire) et des sanctions précises sont formulées. Le bibliothécaire de Richelieu, Gabriel Naudé, appelle ainsi à mettre en œuvre une biblio-thèque universelle. Cette proposition reste un idéal utopique : « la législation du dépôt n’a quasiment pas fonctionné pendant les 150 premières années de son existence17 ». Selon Jean-Dominique Melot, les bibliothèques royales ne reçoivent pas plus de 300 ouvrages par an pendant la seconde moitié du xviiie siècle18. Cette application incom-plète est encore jugée excessive par certains contemporains. Dans ses Tableaux de Paris, Louis-Sébastien Mercier dénonce ce « monument du génie et de la sottise » : « L’esprit se trouve obscurci par une multitude de livres insignifiants, qui tiennent tant de place et ne servent qu’à troubler la mémoire du bibliothécaire, qui ne peut venir à bout de les arranger19 ».

Pour les périodiques, l’application est encore plus aléatoire : certaines parutions prestigieuses peuvent être considérées comme des livres, d’autres sont laissées de côté. Comme le note Suzanne Dumouchel, les auteurs de périodiques du xviiie siècles oc-cultent volontairement la dimension journalistique de leur support afin d’être légitimés comme des écrivains à part entière20. Marc Martin donne plusieurs exemples de cette appréciation sélective : les Affiches publiées en province « n’ont même pas été jugées dignes du dépôt légal auquel les autres productions imprimées étaient soumises »21. Par contraste, il précise, dans une note, que les Affiches de Paris étaient bien concernées, dans la mesure où elles n’étaient pas considérées comme une feuille annexe :

Les Affiches publiées en province, liées au privilège des Affiches de Paris publiées dans la capitale, étaient considérées comme des feuilles annexes, le seul dépôt 17Ibid., p. 259.

18Ibid., p. 272.

19Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, vol. 2, Amsterdam, 1782, p. 308.

20Suzanne Dumouchel, « Quel discours sur la forme dans les périodiques littéraires entre 1730 et 1777 ? », Matière et esprit du journal : Du Mercure galant à Twitter, sous la dir. d’Alexis Lévrier et Adeline Wrona, Paris : PU Paris-Sorbonne, 2013, p. 107–120.

auquel elles étaient soumises était celui des Affiches de Paris, auprès de l’admi-nistration parisienne22.

Pendant la Révolution, le maintien de ce système fait l’objet de nombreux débats. Le dépôt légal est d’abord aboli le 21 juillet 179023. Quelque mois plus tard, Talleyrand remet un rapport sur l’instruction publique, où il se prononce contre le principe d’une conservation sans sélection a priori :

Une foule d’ouvrages, intéressans lorsqu’ils parurent, ne doivent être regardés maintenant que comme les efforts, les tatonnemens de l’esprit de l’homme se dé-battant dans la recherche de la solution d’un problème : par une dernière combi-naison, le problème se résout ; la solution seule reste ; et dès-lors toutes les fausses combinaisons antérieures doivent disparoître : ce sont les ratures nombreuses d’un ouvrage, qui ne doivent plus importuner les yeux quand l’ouvrage est fini. Donc chaque découverte, chaque vérité reconnue, chaque méthode nouvelle devroit na-turellement réduire le nombre des livres.24

Finalement, non seulement le dépôt légal est rétabli, mais son périmètre s’étend. L’article n°6 de la loi du décret-loi des 19 et 24 juillet 1793 sur le droit d’auteur établit que :

tout citoyen qui mettra au jour un ouvrage soit de littérature, soit de gravure dans quelque genre que ce soit, sera obligé d’en déposer deux exemplaires à la Bibliothèque nationale ou au Cabinet des estampes de la République, dont il recevra un reçu signé par le bibliothécaire ; faute de quoi il ne pourra être admis en justice pour la poursuite des contrefactures.

La République reconduit le système d’incitation par la protection littéraire intro-duit par l’Ancien Régime et en renforce l’efficacité. Désormais indissolublement lié à la figure de l’auteur, le dépôt légal ne concerne plus seulement l’éditeur (a priori, moins intéressé par l’immobilisation de deux exemplaires). Cet élargissement ne concerne pas les productions périodiques. Alors que le premier article de la loi du 19 juillet 1793 pré-voit une protection étendue aux écrits en tout genre, l’article n°6, qui codifie le dépôt légal, ne mentionne que le cas d’un « ouvrage de littérature ou de gravure ».

22Ibid., p. 419.

23Jean-Dominique Melot, « Dépôt légal, « bibliothéconomie politique » et identité(s) en France sous l’Ancien régime », op. cit., p. 279.

24Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Rapport sur l’instruction publique, Paris : Imprimerie nationale, 1791, p. 83-84.

Tout citoyen qui mettra au jour un ouvrage, soit de littérature ou de gravure, dans quelque genre que ce soit, sera obligé d’en déposer deux exemplaires à la Bibliothèque nationale ou au cabinet des estampes de la République, dont il recevra un reçu signé par la bibliothèque ; faute de quoi, il ne pourra être admis en justice pour la poursuite des contrefacteurs.

Tout au long du xixesiècle, la contradiction apparente entre ces deux articles suscite de nombreux débats sur le statut juridique des périodiques. Les régimes succédant à la Ière République ne remettent pas en cause cette disposition : leurs politiques de conservation documentaire ne considèrent le périodique que sous l’angle de la seconde fonction du dépôt légal, le contrôle politique. L’initiative la plus ambitieuse est prise alors que la censure de la presse est à son apogée. Un décret du 10 juillet 1810 spécifie que : « Chaque imprimeur sera tenu de déposer à la préfecture de son département et à Paris, à la préfecture de police, cinq exemplaires de chaque ouvrage, savoir : Un pour la bibliothèque impériale, un pour le ministre de l’intérieur, un pour la bibliothèque de notre Conseil d’État, un pour le directeur général de la librairie ». À cette date, le Premier Empire ne fait subsister que des périodiques apolitiques ou dirigés directement par l’administration : le Journal des débats a ainsi été saisi en 1805 et pris le nom de

Journal de l’Empire ; un décret du 3 août 1810 supprime la totalité des journaux, hors

périodiques officiels publiés dans les départements en dehors de Paris.

À partir de la Restauration, les bibliothèques sont définitivement retirées de cette politique de conservation — qui assume ainsi sa portée exclusivement politique. La loi du 20 juillet 1828 ne mentionne ainsi que le parquet ou la mairie comme lieu de dépôt impératif : « L’exemplaire signé pour minute sera, au moment de la publication, déposé au parquet du procureur du Roi du lieu de l’impression, ou à la mairie dans les villes où il n’y a pas de tribunal de première instance, à peine de cinq cents francs d’amende contre les gérans. Il sera donné récépissé du dépôt25. » En l’absence de toute coor-dination nationale, chaque bibliothèque organise une politique de conservation ciblée sur quelques collections périodiques. Le catalogue de la bibliothèque du Sénat men-tionne essentiellement des titres de la grande presse parisienne (le Journal des débats, le Moniteur universel, le Journal de Paris)26.

Tout en définissant durablement les conditions d’expression d’un discours journa-listique, la loi du 29 juillet 1881 institue un dépôt légal universel pour les périodiques.

25Loi du 20 juillet 1828, article 8

26Catalogue de la bibliothèque du Sénat : 1868, Paris : Typographie de C. Lahure, impr. du Sénat,

L’art. 3 établit que « Au moment de la publication de tout imprimé il en sera fait par l’imprimeur, sous peine d’amende de 16 à 300 francs, un dépôt de 2 exemplaires des-tiné aux collections nationales. » En dépit de cette codification explicite, la conversion d’un dépôt politique ciblé sur quelques publications influentes en un dépôt “culturel” embrassant la totalité des formes périodiques reste imparfaite : « Pratiquement le but n’est pas pleinement atteint : le dépôt se fait par l’intermédiaire des préfectures - souci de surveillance administrative -, et les prescriptions légales manquent complètement sur l’état des imprimés à déposer27. »

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