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Les sources historiques habituelles sur lesquelles reposent les enquêtes à propos de la pollution des villes médiévales sont le plus souvent les documents administratifs (lettres échevinales, comptes urbains, serments de fonctionnaires, etc.) et législatifs (ordonnances). Ces documents contiennent recommandations, interdictions, indications sur les mesures prises par les autorités, informations sur le fonctionnement des institutions urbaines, accords de voisinage, etc., ainsi que bon nombre de toponymes sur lesquels nous reviendrons plus loin.

À la relecture de ce que l’historiographie des deux ou trois dernières décennies a pu écrire sur la pollution des villes au Moyen Âge5 et sur base de ce type de sources, un premier constat s’impose. La notion de danger est sans doute celle qui apparaît le moins dans les sources. Elle affleure, certes, dans les textes du quotidien mais jusqu’au 15e siècle, le vocabulaire médiéval recourt plus volontiers aux notions voisines de malsain, de répulsion ou de désagréable. En d’autres termes, le registre du « désagrément » et du malsain l’emporte très largement sur le registre du « danger » dans la description des espaces urbains problématiques ou des pratiques réprouvées.

Une étude historique des villes médiévales du bassin de la Senne (Soignies, Braine-le-Comte, Nivelles, Hal, Bruxelles et Vilvorde)6, confrontée aux données publiées sur d’autres villes, a permis de se faire une idée générale de la « nature »/des caractéristiques de la pollution médiévale urbaine et des mesures prises pour l’éviter.

Dans les villes médiévales de nos régions, il existe un « classement » des ordures en différentes catégories. Généralement, on rencontre trois catégories majeures dans les textes, à savoir les

5 Citons à titre informatif quelques jalons de la littérature parue dans ce vaste champ historiographique : VIGARELLO G.,Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge,

Paris, 1985 ; POULUSSEN P., Van burenlast tot milieu hinder. Het stedelijk leefmilieu, 1500-1800, Kapellen, 1987 ; MACLOT P. et POTTIER W., dir., ’n Propere tijd ?! Onleefbaar Antwerpen thuis

en op straat, 1500-1800, Hoboken, 1988 ; LEGUAY P., La pollution au Moyen Âge dans le

Royaume de France et dans les grands fiefs, Paris, 1999 ; VIGARELLO G., Histoire des pratiques de

santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge, Paris, 1999.

6 Cette étude a été partiellement publiée dans DELIGNE Ch., Bruxelles et sa rivière…, p. 100-110 ainsi que dans ID., De lange termijn geschiedenis van afvalbeheer en watervervuiling in Brussel, dans Jaarboek voor Ecologische Geschiedenis 2003, 2005, p. 1-15.

boues (constituées des déchets ménagers et de rues), les déchets industriels (du type tanin, mâchefer, résidus végétaux de la tannerie ou de la brasserie, etc.) et les déchets de construction. Au cours du 15e

siècle, deux catégories supplémentaires apparaissent de plus en plus souvent en tant que telles dans les textes : les excréments humains et le sang issu des activités de boucherie et de triperie7.

Le sort « normal » (en tout cas souhaité) des déchets organiques est triple. Les déchets ménagers et les boues sont généralement récupérés (car ils servent d’engrais organique pour l’agriculture). Par contre, les déchets industriels aboutissent souvent dans la rivière, tandis que les déchets de construction sont écartés « hors la ville » où ils servent généralement à la réfection de certains ouvrages (talus d’enceinte, chemins…). Les excréments et le sang posent progressivement de plus en plus de problèmes aux autorités urbaines au cours du 14e et surtout au 15e siècle. Les premiers connaissent des sorts divers selon les époques et selon les villes ; tantôt ils sont bienvenus dans le cycle de la récupération, tantôt ils doivent être menés de nuit hors de la ville, parfois enfin autorisés, par faveur, dans

7 Bien que tous les auteurs ne l’identifient pas comme telle, cette catégorisation, avec quelques déclinaisons spécifiques, est valable dans de très nombreuses villes, souvent jusqu’à la fin du 18e siècle ; voir notamment BOUDRIOT P.-D., Essai sur l’ordure en milieu

urbain à l’époque ré-industrielle. Boues, immondices et gadoue à Paris au 18e siècle, dans Histoire, Économie et Sociétés, t. 5, 4, 1986, p. 515-530 ; ID., Essai sur l’ordure en milieu urbain à l’époque

pré-industrielle. De quelques réalités écologiques à Paris aux 17e et 18e siècles. Les déchets d’origine artisanale, dans Histoire, Économie et Sociétés, t. 7, 4, 1988, p. 261-282 ; POULUSSEN P., Alles

heeft een prijs. Het stedelijk leefmilieu in de Zuidelijke Nederlanden (1500-1800), dans Spiegel Historiael, t. 28, 6, p. 224-228 ; PARMENTIER I., La pollution à Nivelles au 18e siècle (1713-1795). Voirie et points d’eau, dans Folklore Brabançon, t. 284, 1994, p. 257-361 ; ID., Stedelijk

vervuiling in de 18de eeuw. Een studie op basis van de stadsrekeningen van Ath, Charleroi en Nijvel,

dans Jaarboek 1998 van het Tijdschrift voor Ecologische Geschiedenis : de relatie tussen economie en

ecologie, 1999, p. 37-46 ; ID., Résidus de consommation, tri sélectif et recyclage à Nivelles au 18e siècle,

dans Bijdragen tot de Geschiedenis, t. 84, 4, 2001, p. 399-417. Au sujet de la problématique d’évacuation des excréments à la fin de l’époque moderne, voir DARU M., De kwestie der

faecaliën. De afvoer van menselijke uitwerpselen als stadshygiënisch probleem in Nederlandse steden tussen het einde van de 18de eeuw en het laatste kwart van de 19de eeuw, Rotterdam, 1985.

les ruisseaux/égouts intra-urbains8. Le sang, quant à lui, est plus généralement rejeté à l’extérieur des villes9.

C’est quand ces déchets n’aboutissent pas à l’endroit qui leur est assigné, qu’ils deviennent « sales », malsains ou désagréables. En conséquence, les autorités mettent en place des structures et des institutions chargées d’éviter la présence de ces déchets à un autre endroit que celui qui leur est destiné. Elles créent des « fumiers publics » (les gemene heymelicheit, magasin des boues, ou fiens de le ville) qui accueillent souvent les excréments en plus des boues habituelles. C’est le cas à Bruxelles jusqu’à la fin du Moyen Âge [voir plus loin], à Nivelles, à Soignies… Elles nomment des maîtres des boues (moddermeyer), des charretiers (kerremannen) ou autres « fonctionnaires » responsables pour le nettoyage des rues, places publiques, égouts et fontaines10. Généralement, elles portent une attention toute particulière à tous les espaces associés à la vie politique et économique de la ville (marchés, alentours des halles ou des hôtels de ville…).

Au cours des 14e et 15e siècles, les ordonnances sur le maintien de la propreté (par opposition au sale) se multiplient11. Sans qu’elles l’expriment clairement, ces ordonnances sont probablement justifiées par la crainte des épidémies. La coïncidence de ce qu’on connaît de la chronologie des épidémies de peste et des dates de promulgation des ordonnances est à ce titre très révélatrice12.

8 ARCHIVES DE L’ÉTAT EN BRABANT WALLON à Louvain-la-Neuve, Ville de Nivelles, n° 83, f° 5 r°, Coppie pour les fyens et ordures qui ce font journellement (1544) ; DEMEULDRE A., Les bans

de police et les chartes de la draperie à Soignies, dans Annales du Cercle archéologique du canton de Soignies, t. 4, 1909, p. 44 et suivantes ; NAUWELAERS J., Histoire de la ville de Vilvorde, Bruxelles-Paris-Courtrai, 1941, p. 237-239.

9 ARCHIVES DE LA VILLE DE BRUXELLES, Archives anciennes, liasse 526, Police de la voirie, ordonnance du 9 avril 1523 interdisant aux tripiers de rejeter leurs ordures en rue ou dans le ruisseau et les obligeant à les garder chez eux en attendant la cloche de la fin du jour pour les sortir de la ville.

10 DELIGNE Ch., Bruxelles et sa rivière…, p. 102-104 ; VANNIEUWENHUYZE B., « Allen dengenen

die in der stad dienste sijn ». Een overzicht van de stedelijke openbare ambten en diensten in het laatmiddeleeuwse Brussel 1229-1477, Gent, 2002, p. 184-187 (mémoire de licence inédit) ;

CAUWENBERGHE E. et VAN MEEL E., Overheidsinitiatief aangaande leefmilieu, de openbare

hygiëne en veiligheid in enkele steden van de Zuidelijke Nederlanden uit de pre-industriële tijd (17de en 18de eeuw), dans Het openbare initiatief van de gemeenten in België, historische grondslagen, Ancien Régime. Handelingen van de 11de internationaal colloquium Spa, 1-4 september 1982, Bruxelles,

1982, p. 257-285 (Gemeentekrediet van België, Historische uitgaven, reeks in-8°, 65). 11 DELIGNE Ch., Bruxelles et sa rivière…, p. 109-111.

12 Cette coïncidence est observable pour les villes de la Senne comme pour de nombreuses autres villes européennes : BIRABEN J.-N., Les hommes et la peste en France et dans les pays

Les sources utilisées pour dresser ce bilan synthétique ne permettent donc pas de dire avec précision à quelles puanteurs, à quels amoncellements, à quel degré de pollution en tous genres les citadins étaient confrontés quotidiennement même si elles permettent parfois de l’imaginer ! Cependant, plus fondamentalement, elles nous montrent que l’émergence de ce qui est perçu comme « sale », c’est-à-dire non souhaitable et déplacé, s’organise en référence non seulement à des matières mais aussi à des espaces. La distinction entre des espaces sur lesquels s’applique toute la vigilance urbaine et des espaces où le sale s’est accumulé au point de laisser son nom dans la toponymie, est flagrante et croît avec le temps.

Très généralement, les bâtiments publics, symboles de la santé (économique) des villes, du type hôtel de ville, halles, portes ou fontaines, sont l’objet de prescriptions particulières. On trouve le même type d’ordonnances dans presque toutes les villes médiévales. À Nivelles, par exemple, au milieu du 15e siècle, une ordonnance urbaine insiste sur l’interdiction de faire sa nécessité entour et enprès la ditte

maison de ville ne lez halles des boucheries, draperie, ne pelleterie, ne par devant fontaine13. Le 11 novembre 1438, le Magistrat de Bruxelles a promulgué une ordonnance similaire14 tout comme à Soignies, plusieurs bans du 15e siècle reprennent les mêmes motifs, protégeant spécialement les halles (la boucherie en particulier), les fontaines et certaines rues15.

Plus d’un historien en a conclu, avec raison, que les citadins, au moins certains d’entre eux, urinaient et déféquaient facilement dans n’importe quel lieu, à ciel ouvert. Mais peut-être peut-on « raffiner » cette lecture en introduisant une distinction des espaces et de lieux.

européens méditerranéens, t. 1 : La peste dans l’histoire, Paris, 1975, p. 56 ; HIGOUNET-NADAL

A., Hygiène, salubrité, pollutions au Moyen Âge. L’exemple de Périgueux, dans Annales de

démographie historique, 1975, p. 81-92, spécialement p. 81, 84 et p. 86.

13 ARCHIVES DE L’ÉTAT EN BRABANT WALLON à Louvain-la-Neuve, Ville de Nivelles, n° 82 (bans de la Ville de Nivelles), f° 34 v°, « De tenir net entour le maison de le ville » (15 mars 1454).

14 Item, es bi den amman, borgermeesteren, scepenen ende raidslieden der stad van Bruessel overdragen ende

geboden dat nyeman voertane sijn watere noch andere gevoech te gheenre plaetsen aen der stad huys van Bruessel en make noch en doe, noch vuylnisse daer aen en legge noch en drage, op de verbuere van drien ouden groten [...]. Voert es als voere overdragen dat de goede lude omtrent der selver dat zij aen tselve huys huere gevoegh niet meer en doen, want de heere ende de stad anders op vadere ende moedere van den selven kinderen behoirlic versien souden [...] (ARCHIVES DE LA VILLE DE BRUXELLES, Archives

anciennes, cartulaire XI, f° 68).

15 Item que nuls ne nulle de quelque estat qu’il soit ne s’avance de pisser ou faire ordure sur ou ens le

Dans ces ordonnances, en effet, on n’interdit pas d’uriner ou de déféquer dans l’espace public en général mais à certains endroits-clefs de la vie de la cité, comme si ceux-ci étaient ou devaient être revêtus d’une certaine sacralité.

3. La toponymie, une source essentielle pour étudier la