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L’essor de l’industrie du zinc et la prise en compte de

1. L’implantation conflictuelle d’une industrie neuve

Le zinc produit dans les usines liégeoises, métal pur et malléable, apparaît comme un nouveau produit industriel6. La recherche de débouchés constitue, dès lors, un des défis majeurs des premières années7. À cette absence d’usage courant, s’ajoute un autre point faible en termes d’image : l’impact mortel pour la végétation des retombées atmosphériques aux alentours des usines. Fait scientifiquement établi dès cette époque, cette action néfaste sur la

3 Sur le contexte et l’apport technologique de l’invention de Dony, voir HALLEUX R.,

Chimistes provinciaux et révolution industrielle : le cas de la Belgique, dans Archives internationales d’histoire des sciences, t. 46, n° 136, juin 1996, p. 6-22.

4 AÉL, A. ind., Archives de la s.a. des Mines et Fonderies de zinc de la Vieille-Montagne (conservées par le CHST).

5 BRION R.etMOREAU J.-L., De la Mine à Mars…, p. 33 ; LEBOUTTE R.,PUISSANT J.et SCUTO D., Un siècle d’histoire industrielle. Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Industrialisation et

sociétés (1873-1973), Paris, 1998, p. 76 et sv.

6 GARÇON A.-F., Mine et Métal (1780-1880). Les non ferreux et l’industrialisation, Rennes, 2005. 7 Toiture, doublage de navires, blanc de zinc (pour la fabrication de couleurs), puis

appareils domestiques et industriels sont, dans l’ordre, les principaux marchés du zinc au 19e siècle.

flore a marqué jusqu’aujourd’hui le paysage wallon. Dans ce contexte particulier, il n’est guère étonnant que l’implantation des usines à zinc dans la province de Liège soit marquée par une série d’oppositions évoluant parfois en conflits. Mais l’opposition massive et systématique que soulèvent les usines à zinc en fait presque un cas particulier à l’époque de la Révolution industrielle8. Le phénomène peut être appréhendé grâce aux dossiers d’autorisations d’usines – conservés aux Archives de l’État de Liège – rendues obligatoires depuis l’important décret impérial du 15 octobre 18109. Quoiqu’incomplets, ces fonds possèdent un grand intérêt pour les historiens de l’environnement, des techniques ou de l’industrie10. Les premières oppositions viendront des cultivateurs et propriétaires terriens11. Sont ainsi évoquées de façon presque systématique les émanations malfaisantes

[…] frappant déjà les arbres de mort et de stérilité les terrains des environs sur une grande étendue12. Ce tableau semble bien loin des représentations promues dans plusieurs lithographies du milieu du siècle qui idéalisent la relation usine-environnement [voir fig. 2]13. En second lieu, les

8 Les usines chimiques (sur la contestation de nature politique et le rôle des conservateurs dans le contexte gantois, voir VERBRUGGEN C., Nineteenth century reactions to industrial

pollution in Ghent, the Manchester of the continent. The case of the chemical industry, dans

BERNHARDT C.etMASSARD-GUILBAUD G., dir., Le démon moderne. La pollution dans les

sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Clermont-Ferrand, 2002, p. 377-391) ou les cokeries

soulèvent également à l’époque une opposition importante mais moins systématique. 9 Il est adapté par un arrêté royal du 31 janvier 1824 puis par un règlement royal du 12

novembre 1849 qui reposent tous deux sur les mêmes principes. Sur ce décret, sa signification et son application sur le sol belge, voir, principalement VILAIN J., Traité

théorique et pratique de la police des établissements dangereux, insalubres ou incommodes, Bruxelles,

1857 ; PARMENTIER I., Histoire de l’environnement en pays de Charleroi (1730-1830). Pollution et

nuisances dans un paysage en voie d’industrialisation, Bruxelles, 2008, p. 149 et sv. (Académie

royale de Belgique. Mémoires de la Classe des lettres, in-8°, 3e sér., XLVII).

10 Ils ont notamment été décrits dans CAULIER-MATHY N., La volonté de mécanisation dans

l’industrie liégeoise de 1830 à 1836, dans Revue belge d’histoire contemporaine, t. VI, n° 1-2, 1975,

p. 37-52.

11 À Liège, dans le Faubourg Saint-Léonard, ce sont les vignobles des coteaux nord qui seront les premiers affectés par les fumées des fours de l’usine belge.

12 Relevé des oppositions, 1848, dans AÉL, Archives de la Province de Liège (=A.P.), Maintenues et permissions d’usines, Dossier s.a. de Corphalie, Usine de Corphalie. 13 Les célèbres lithographies parues dans la Belgique industrielle sont exemplaires à cet

égard (VAN DER HERTEN B., ORIS M. etROEGIERS J., dir., La Belgique industrielle en

1850…). Dans le même esprit, à la Vieille-Montagne, on commande au début des années

1850, plusieurs albums représentant l’ensemble des propriétés de la société au lithographe français Adolphe Maugendre (1809-1895).

nuisances sur les animaux, en particulier le bétail, sont dénoncées14. On condamne ainsi les émanations qui se dégagent en abondance des fours ou

s’opère la réduction du zinc […], mortelles pour les bestiaux15. Plusieurs enquêtes vétérinaires sont menées à ce moment. Certaines, soutenues par les industriels ou leurs adversaires, n’échappent pas à un parti-pris méprisant l’objectivité scientifique16.

En ce qui concerne les effets sur la santé humaine, par contre, l’inconnue semble totale au milieu du 19e siècle. L’historicité de la notion de « risque sanitaire » doit être prise en compte. L’état sanitaire

des habitants du faubourg Saint-Léonard et des environs de la fabrique de Corphalie, entre Ampsin et Huy, où se trouvent, depuis un grand nombre d’années deux fabriques de zinc […] est aussi satisfaisant que celui des habitants des autres localités, écrit-on au moment du premier questionnement

public sur la salubrité des établissements industriels17. En marge de ce discours « officiel », des voix, minoritaires, s’élèvent pour dénoncer les dangers des usines à zinc. À Flône, au moment de l’enquête concernant l’autorisation de l’usine de la Grande Montagne (1847), le caractère mortel des fumées pour l’homme est postulé18. De rares médecins relaient ces craintes. La majorité, qui incarne la figure de

14 Une enquête menée, à l’usine de Saint-Léonard en 1835, par une Commission médicale présidée par le Dr. Lombard note en conclusion : Il est à la connaissance de la Commission

médicale qu’on ne peut élever des chiens dans l’établissement ; cependant on ne peut affirmer que les émanations zincifères aient une influence malfaisante et directe sur la santé des personnes. Dans Procès-verbal de la séance du 18 novembre 1835 de la Commission médicale présidée par M. Lombard (AÉL, A. ind., Archives Montagne). Dans les campagnes d’Angleur, où la

Vieille-Montagne bâtit en 1837 une usine, de nombreux éleveurs se plaindront de la santé de leur bétail. Ils parviendront à faire dépêcher sur place des commissions d’enquêtes vétérinaires.

15 Relevé des oppositions, 1844, dans AÉL, A.P., Maintenues…, Dossier s.a. de la Nouvelle Montagne, Usine d’Engis.

16 Des observations, des expériences nombreuses, des ouvertures de cadavres, faits par des hommes

compétents, n’ont décelé aucun signe caractéristique, démontré aucune lésion morbide sérieuse, qu’on puisse directement rapporter à un empoisonnement par le zinc ; comme on n’a pas prouvé davantage, jusqu’à ce jour, par l’analyse chimique, la présence de ce métal dans les entrailles des animaux, ou dans les différents tissus des végétaux, dans Lettre de Petry, Vétérinaire, Membre de l’Académie Royale de médecine et de la Commission provinciale d’agriculture, au Rédacteur du Journal La Tribune, 22 décembre 1859

(AÉL, A. ind., Archives Vieille-Montagne).

17 Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants, t. 3, Bruxelles, 1846-1848, p. 530.

18 Relevé des oppositions, 1848, dans AÉL, A.P., Maintenues…, Dossier s.a. de la Grande Montagne, Usine de Flône.

l’hygiéniste au service de l’industrialisation, les balaie19. Ici encore le discours partisan précède l’analyse scientifique : l’identification des vapeurs métalliques (plomb, zinc, cadmium, arsenic) et la mesure des émanations de gaz sulfureux (au moment du grillage du minerai de blende) est bien plus tardive20.

Une question cruciale demeure : celle du contrôle des implantations industrielles par les autorités publiques. Elle a fait l’objet d’intéressantes réflexions dans d’autres études portant, surtout, sur le cas français et décrivant la complaisance d’autorités relativement passives à l’époque de l’industrialisation21. Dans le cas de l’industrie belge du zinc, malgré l’opposition massive décrite ci-dessus, l’ensemble des demandes de maintien ou de permission sont accordées. Dans le débat qui naît entre partisans et opposants des usines à zinc, les prises de position bienveillantes de l’administration sont nombreuses. Elles se reflètent jusque dans les arrêtés ministériels d’autorisation lorsque, par exemple, on considère que les inconvénients

signalés par les opposants sont loin d’avoir la gravité qu’ils leur attribuent22. L’apparition d’antagonismes obligera toutefois les autorités à dépasser la simple complaisance. D’abord, en privilégiant la piste des

19 VLASSOPOULOU C., Protection de l’environnement ou protection du pollueur ? L’emprise des

industriels sur la politique antipollution, dans DOCKÈS E., Au cœur des combats juridiques, Paris, 2007, p. 473-485.

20 Une des premières études sur la nocivité des usines à zinc est publiée par Tracinski dans les Annales d’Hygiène et de Médecine Légale, t. XIX, 1888, p. 399-412 sous le titre L’industrie

du zinc en Haute-Silésie et son influence sur la santé des ouvriers. En Belgique, une étude

fondatrice est celle d’Adolphe Firket (FIRKET A., Usines à zinc, plomb et argent de la Belgique.

Études sur leurs conditions de salubrité intérieure, dans Annales des Mines de Belgique, t. VI, 1901,

p. 21-63). Quant à la relation entre fumées d’usines et mortalité, elle est établie plus tard par une Commission d’enquête mise sur pied après le brouillard mortel qui frappe la vallée de la Meuse en 1930. Voir à ce sujet NEMERY B.,HOET P.H.etNEMMAR A., The

Meuse Valley of 1930 : an air pollution disaster, dans The Lancet, t. 357, 3 mars 2001, p.

704-708.

21 Voir par exemple MASSARD-GUILBAUD G., La régulation des nuisances industrielles urbaines

(1800-1940), dans Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, t. 64, 1999, p. 53-65 ; CORBIN A.,

L’opinion et le politique face aux nuisances industrielles dans la ville pré-hausmannienne, dans Le temps, le désir et l’horreur. Essais sur le dix-neuvième siècle, Paris, 1991, p. 185-198 ; FAURE A.,

Autorités publiques et implantation industrielle en agglomération parisienne (1860-1914), dans

VOLDMAN D., dir., Région parisienne, approches d’une notion, 1860-1914, Paris, 1989, p. 93-104 (Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, 12) ; BERNHARDT C.etMASSARD -GUILBAUD G.,dir., Le démon moderne… ; pour le cas belge : PARMENTIER I., Histoire de

l’environnement …

compensations à verser par les industriels aux riverains23. Ensuite, en intervenant dans l’important conflit opposant la société de la Vieille-Montagne aux riverains de l’usine de Saint-Léonard (Liège)24. L’histoire de cette usine, considérée comme le berceau historique de l’industrie du zinc, est jalonnée de tensions qui se radicalisent au milieu du 19e siècle. Construite au cœur d’un quartier en pleine urbanisation et à forte industrialisation, l’usine, où Dony fit tourner les premiers fours liégeois, fut l’objet d’une lutte intense entre partisans et opposants [voir fig. 3]. Dans un premier temps, la Vieille Montagne parvient à apaiser la rancœur par le biais des compensations financières versées aux riverains ou d’achats de terrains. Elle bénéficie, du reste, du soutien des autorités. Cependant, dans les années 1850, dans la foulée d’une épidémie de choléra qui les touche particulièrement, les adversaires de l’usine s’organisent en Comité du Nord et obtiennent, à coups de pétitions, le soutien politique d’une partie du Conseil communal puis du Parlement25. Le conflit devient politique et national. Il est également l’occasion d’une interprétation intéressante de la loi de 1810 au régime duquel l’usine liégeoise, construite un an plus tôt, n’avait pas été soumise. Au terme d’une longue enquête, un premier arrêté ministériel est pris qui conditionne le maintien de l’activité à l’application de normes anti-pollution précises et introduit le principe d’une Commission de surveillance26. Deux arrêtés ministériels postérieurs témoignent de l’hésitation des autorités entre fermeté et souplesse, utilisation de la loi

23 Dès 1843, l’art. 2 de l’arrêté ministériel du 20 mars 1843 autorisant l’implantation de l’usine de Moresnet stipule, par exemple, que la société indemnisera les propriétaires des terrains

avoisinant des dommages que les fours à réduction porteraient à leurs prairies, à leurs arbres fruitiers et aux bestiaux.

24 Le conflit de Saint-Léonard a fait l’objet d’une récente communication dans le cadre d’une journée d’études (PETERS A., L’essor du pôle liégeois du zinc et le débat public sur

l’insalubrité. Le cas de l’usine de Saint-Léonard à Liège (1809-1880) – Débordements, nuisances et risques industriels. Histoire des conflits de proximité au XIXe et XXe siècles, CNAM – Cdhte, 23

juin 2009).

25 À deux reprises les débats parlementaires se concentrent sur ce sujet : en décembre 1855 - janvier 1856 et en janvier 1860.

26 Arrêté ministériel du 31 mars 1856 : L’air brûlé, la fumée, l’oxyde de zinc, provenant des cornues

brisées ou défectueuses, en un mot, tous les produits des foyers des fours à réduction seront amenés, par des conduits spéciaux en maçonnerie, dans de vastes chambres de dépôt, où ces émanations seront dépouillées de toutes les matières condensables ou pesantes. Le tirage sera provoqué, soit par une ou par plusieurs cheminées de quarante mètres au moins d’élévation […] soit par un système de ventilation mécanique…

et marches arrière27. Entre 1858 et 1861, l’arrivée à la tête de la ville de radicaux, moins liés aux milieux économiques que les doctrinaires, joue un rôle dans l’affaiblissement de la position de la société28. L’abandon du site de Saint-Léonard dont l’extension était rendue impossible et dont l’appareil était usé interviendra en 188029. Symbole des difficultés d’implantation de l’industrie du zinc, le conflit de Saint-Léonard a porté la question des nuisances industrielles au cœur du débat public. Par la dénonciation massive des conditions de salubrité de l’usine, les riverains sont parvenus à forcer les autorités publiques à assurer une vocation – rarement assumée à l’époque – de contrôle des nuisances industrielles.