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des rivières en Belgique (1880-1940) ?

1. Contexte de création des sociétés de pêche

Les premières sociétés de pêcheurs à la ligne naissent en 1888 presque simultanément à Liège et à Gand, c’est-à-dire dans deux centres industriels majeurs de la Belgique. L’ancrage de ces sociétés dans les milieux ouvriers est indéniable, comme en témoigne, parmi d’autres éléments, la localisation des fonts baptismaux de la Société liégeoise des Pêcheurs à la Ligne, créée au café des Mille Colonnes, un café populaire situé au cœur de la Cité ardente1.

Dans les années suivantes, ces exemples sont suivis ; les sociétés de pêche sont créées à un rythme soutenu partout dans le pays, poussant rapidement à la constitution, à Bruxelles, d’une société aux aspirations fédératrices, la Société centrale pour la Protection de la Pêche fluviale, qui voit le jour en mars 1890. La circulaire envoyée le 11 mars 1891 à toutes les personnes qui s’en sont fait membres présente les objectifs de la société, en insistant sur l’aspect vital de l’eau et des ressources qu’elle abrite. Sa protection non seulement par tous les pêcheurs mais aussi par tous ceux qui s’occupent des questions

sociales apparaît dès lors comme une nécessité. Le programme d’action

présenté tient en quatorze points. Le huitième vise explicitement à

porter remède à la pollution des eaux publiques.

Le mot « protection » contenu dans le nom comme dans le programme de la nouvelle société recouvre alors un sens très large. Il unit, dans une suite logique, la protection de la pêche (considérée comme apport indispensable à la ration alimentaire des ouvriers), donc la protection des poissons, donc la protection de leurs milieux de vie, c’est-à-dire des fleuves, rivières et étangs… Le corollaire de ces ambitions « protectrices » est le développement de la lutte contre tout ce qui menace la ressource. Le braconnage et la pollution industrielle sont les premiers visés.

La création des sociétés de pêche et la définition de ces objectifs s’inscrivent dans la continuité d’initiatives menées dans les années 1860-1880 par certaines personnalités actives dans les sphères

1 Épuisette, 3e année, n° 3, février 1892 ; le récit de la fondation de la Société liégeoise des Pêcheurs à la ligne est aussi rapporté dans Pêche et Pisciculture, 1891, n° 1. La Société des pêcheurs à la Ligne Fishing-Club de Gand, semble avoir vu le jour la même année (selon un article du Bien Public, le journal clérical gantois, de décembre 1908).

scientifiques et politiques2, en particulier par Edmond de Sélys-Longchamps, considéré par la Société centrale comme son « père fondateur ». Ce scientifique autodidacte avait pu observer les conséquences des pollutions aiguës liées aux rejets des sucreries dans le ruisseau du Geer qui traversait sa propriété. Il s’intéressa ensuite à la disparition progressive des populations piscicoles des eaux du pays et plus spécialement à celle des cyprinidés. En 1866, dans un discours prononcé devant la classe des sciences de l’Académie royale de Belgique, il attira l’attention sur les problèmes de salubrité publique que ne manquaient pas de provoquer les rejets industriels dans les eaux des rivières3. Homme politique libéral, engagé dans l’amélioration des conditions de vie des classes laborieuses4, il s’y

2 Certains scientifiques et hommes politiques avaient commencé à s’intéresser à la valeur de la pisciculture pour l’économie nationale dès les années 1860. Leur attention également attisée par les épidémies qui décimaient alors les populations ouvrières des grandes villes (notamment la grande épidémie de choléra de 1866), se porta particulièrement sur les problèmes de contamination des eaux. À l’instar de ce qui s’observe en France, et un peu partout en Europe à l’époque (KINSEY D., Seeding the waters

as the earth : the Epicenter and Peripheries of a Western aquacultural Revolution, dans Environmental History, t. 11, 3, 2006, p. 527-566 ; spécialement p. 527-535), le discours de ces défenseurs

associait étroitement la santé et l’alimentation des classes laborieuses, le devenir de la nation et le développement des capacités productives du pays dans un même système, vertueux. Nourrir les populations, leur fournir un loisir sain, développer la pisciculture, éradiquer les pollutions étaient des objectifs indissociables. On retrouve ces accents dès les premiers traités de pisciculture parus en Belgique (KOLTZ J. P. J., Traité de pisciculture et

multiplication artificielle des poissons, Bruxelles, 1858, p. 9-15 ; MEYNNE L., De la pêche maritime

au point de vue de l’alimentation publique. Lettre à M. Charles Rogier, Ministre de l’Intérieur,

Bruxelles, 1858). Ce point de vue est très régulièrement repris par différentes personnalités jusqu’à la fin du 19e siècle (par exemple, DEFOSSE G., La pisciculture au point

de vue de la production, de l’alimentation et de la morale, discours prononcé à la séance du 12

mars 1888 de la Société centrale d’Agriculture de Belgique, 1888). C’est dans ce contexte que les pouvoirs publics organisent le déversement régulier d’alevins dans différentes rivières de Belgique (voir par exemple Rapport sur les déversement d’alevins en 1886 adressé à M.

le Ministre de l’Agriculture, de l’Industrie et des Travaux Publics, Bruxelles, 1886) et qu’en 1882,

à l’initiative de E. de Sélys-Longchamps, l’Académie royale des Sciences lance un concours qui récompensera le meilleur travail sur le thème de l’assainissement et du repeuplement des rivières (« Prix pour l’assainissement et le peuplement des rivières : concours extraordinaire », dans Bulletin de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux

Arts de Belgique, t. 3, 11, 14, 16, 17, 1884-1889).

3 DE SÉLYS-LONGCHAMPS M.-E., Sur la pêche fluviale en Belgique, discours prononcé à la séance publique de la Classe des sciences le 10 décembre 1866, Bruxelles, 1867.

4 (Michel-)Edmond de Sélys-Longchamps (Paris, 1813 - Liège, 1900) appartient à la noblesse ancienne. Ornithologue et entomologiste autodidacte, il fut membre de nombreuses sociétés scientifiques (directeur de 1854 à 1879 de la Classe des Sciences de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux Arts de Belgique) et grand

faisait le chantre de la lutte contre la « corruption » des eaux et son corollaire, la disparition du poisson pourtant essentiel à un régime alimentaire sain et varié pour les ouvriers des villes, souvent grands amateurs de pêche.

Au cours de la période 1860-1900, la sensibilité aux problèmes de pollution des eaux a progressivement glissé d’un souci de moralisation (« la pêche est un loisir sain ») et de soutien de la classe ouvrière (« la pêche est un complément alimentaire indispensable ») vers une mobilisation contre la pollution elle-même, même si les deux aspects furent longtemps présents conjointement. Dès les premières années de son existence (1890), par exemple, la Société liégeoise organise un mouvement de protestation contre la pollution des eaux de la région, en particulier des eaux de la Vesdre hautement polluées par les rejets de l’industrie lainière. La Société fait circuler des pétitions, s’assure du soutien des autorités communales et tente de forcer le Gouvernement à se pencher sur le problème5.

En dépit d’une naissance en milieu urbain et proche des milieux ouvriers, la composition sociale des sociétés de pêche est complexe, sans compter qu’elle varie bien sûr selon les régions. Si leurs membres se recrutent principalement parmi les ouvriers, petits employés et petits commerçants, elles sont généralement encadrées par des personnalités qui occupent des places en vue dans les mondes scientifiques et politiques. Ainsi, par exemple, c’est Lucien-Louis de Koninck, éminent chimiste et ingénieur de l’Université de Liège, qui assure la présidence de la Société liégeoise pendant plusieurs années6.

promoteur de la pisciculture en Belgique. Libéral, il fut conseiller de la commune de Waremme (province de Liège) (1842-1900), conseiller provincial (canton de Waremme, 1846-1848), membre de la Chambre des représentants (arrondissement de Waremme) dont il démissionna en 1848, après l’expulsion de Karl Marx et de plusieurs démocrates hors du territoire belge. Il revint au Sénat à partir de 1855 jusqu’à la fin de sa vie. Il en exerça la vice-présidence de 1879 à 1880 et la présidence de 1880 à 1884. Il joua un rôle actif lors du premier congrès libéral de 1846 et fut l’un des promoteurs de celui de 1894. Voir Biographie nationale, t. 22, 1914-1920, Bruxelles, col. 192-199 ; CAULIER-MATHY M.,

Le monde des parlementaires liégeois, 1831-1893. Essai de socio-biographie, Bruxelles, 1996, p.

259-265 et BERTRAND L., Histoire de la démocratie et du Socialisme en Belgique depuis 1830, t. 1, Bruxelles, 1906.

5 Le compte rendu régulier des initiatives prises se trouve dans les différents périodiques des associations de pêche (Pêche et Pisciculture, Chasse et Pêche, Épuisette, Épuisette et

Carnassière, Le Pêcheur belge, de Visschersblad, etc., 1891-1905).

6 Lucien-Louis De Koninck (Liège, 1844-1921) était ingénieur civil des mines et des arts et manufactures de l’Université de Liège (1867) ainsi que docteur en sciences naturelles de

À Bruxelles, les membres dirigeants de la Société centrale appartiennent souvent à la noblesse (spécialement pour le poste de président), et sont dans tous les cas impliqués dans des activités politiques, scientifiques et industrielles7.

2. Le déploiement de l’action des sociétés de pêche jusqu’en